Dido and Aeneas de Purcell-Dumestre à Bozar : tout un poème…
C’est un roc ! C’est un pic ! C’est un cap de la musique baroque qui fut porté sur les planches de Bozar, à Bruxelles, ce 9 avril 2025 : l’opéra Dido and Aeneas d’Henry Purcell, sur un livret de Nahum Tate inspiré de l’Énéide de Virgile.
L’intrigue tient dans un mouchoir de poche. À l’issue de la guerre de Troie, Didon, reine de Carthage, se laisse convaincre par sa confidente, Belinda, de céder aux charmes d’Énée, prince troyen déchu depuis la chute de sa ville natale. Énée, qui n’est pas insensible aux attraits de la souveraine, répond favorablement à ses avances. Hélas, une magicienne et ses sorcières ont juré la perte de Didon. Par l’entremise d’un elfe déguisé en Mercure, qui se prétend porteur des ordres de Jupiter, elles incitent Énée à mettre les voiles vers l’Italie. Didon, informée de ses intentions, est au comble du désespoir. Lorsqu’Énée se ravise, il est trop tard : la reine ne veut plus rien avoir à faire avec ce bougre, préférant mourir de chagrin dans les bras de Belinda.
Purcell modela la forme de son opéra sur celle de Venus and Adonis, une œuvre composée au début des années 1680 par son ami et collègue John Blow, destinée à divertir Charles II. Les livrets des deux opéras mettant en scène une femme constante et un amant influençable et se soldent par la mort de l’un des deux protagonistes. Ils comportent chacun trois actes, ainsi qu’un prologue allégorique dans le style français - la musique de celui de Dido and Aeneas ayant malheureusement disparu. Enfin, les deux œuvres ont recours à des danses finement ciselées et font du chœur un acteur essentiel de la tragédie.
La découpe de l’œuvre de Purcell en récitatifs et arias reflète toutefois l’influence des derniers développement de l’opéra italien, ce qui, abstraction faite de la qualité remarquable de la musique, en fait l’un des monuments de la musique anglaise. Les chœurs sont somptueux, à l’image de l’écriture instrumentale, qui atteint des sommets dans la Danse triomphale, la Danse en écho des furies et la Danse des sorcières. Les récitatifs accompagnés et les airs dépeignent une panoplie d’émotions plus variées les unes que les autres. Les complaintes sur basse obstinée, et plus particulièrement la fameuse lamentation conclusive de Didon, contribuent également à faire de la partition l’une des icones de la musique baroque.
Différentes dates ont été avancées en vue de situer la composition du seul véritable opéra de Purcell. Les musicologues supputent que l’œuvre fut commandée en vue d’être représentée à la cour de Charles II. On sait, en tout cas, que Josias Priest, directeur d’un pensionnat et maître à danser (il avait notamment chorégraphié auparavant plusieurs semi-opéras de l’auteur d’Orpheus britannicus), arrangea la partition pour son école de jeunes filles de Chelsea, où l’œuvre retentit en 1689. Aux furies et sorcières, qu’il eût été inconvenant de demander à des jeunes écolières d’incarner, furent substituées, pour la circonstance, des fées et enchanteresses. Plusieurs danses, accompagnées à la guitare, furent, en outre, ajoutées à la partition originale : le livret de Dido publié en 1689 fait état de pas moins de dix-sept séquences dansées, ce qui devait permettre à chacune des élèves de Priest de s’illustrer sur scène. En 1700, cinq ans après la mort de Purcell, l’opéra fut réagencé sous forme de masques indépendants et monté sur une scène professionnelle. Enfin, à compter de la fin du XVIIIe siècle plusieurs versions de concert virent le jour, remettant l’accent sur le drame et le texte original de l’œuvre.
Autant dire que la Didon de Purcell fut mise à toutes les sauces ou presque. À la cour, si tant est qu’elle s’y fît jamais entendre, elle dut être montée dans un espace et avec un effectif limités. Au pensionnat, le récit (édulcoré) de ses mésaventures fut sacrifié sur l’autel des plaisirs de la danse. À l’opéra, elle prit sans nul doute des dimensions grandioses et jouit d’une plus large distribution, d’un orchestre plus riche et d’effets spéciaux plus spectaculaires.
D’après les notes de programme, la version concoctée par Le Poème Harmonique s’inscrit « au croisement de la recherche et de l’imagination ». Un parti-pris esthétique qui ne surprendra pas les sympathisants de l’ensemble dirigé par Vincent Dumestre, dont l’inventivité n’a - et c’est heureux - d’égal que l’érudition et le bon goût.
Premier constat, il s’agit d’une version de concert, sans ballets ni costumes. Qu’à cela ne tienne ; après tout, la Didon de Purcell convient mieux au théâtre qu’à l’opéra. Pour autant, Dumestre n’a pas fait l’économie d’une certaine mise en scène. Dans la deuxième scène du premier acte, la Magicienne et ses sorcières, fomentant la chute de Carthage et de sa reine, ricanent à qui mieux mieux alors que retentissent, au loin, des cors de chasse. Une spatialisation qu’ont rendue à merveille les bois, s’éclipsant quelque temps pour claironner fièrement depuis la loge royale, à l’arrière de la salle. Quant aux chanteurs, ils ne se sont pas fait faute - dieux merci ! - de donner vie à leurs personnages, avec sobriété mais efficacité. Le chœur s’en donna à cœur joie, déambulant d’un air narquois et communiquant sur le devant de la scène les railleries des furies et les rires des marins à un public aux aguets. Aurons-nous le front de regretter que quelques choristes n’aient pas su se défaire de leur partition lors de ces quelques jeux scéniques ?
Deuxième constat, le collectif français fit le choix d’étoffer la partition - ainsi que l’avait fait Priest en 1689 -, puisant dans les manuscrits de la Collection of Ayres composed for the theatre by Mr. Purcell, dans Dioclesian et dans la musique pour La Tempête de Matthew Locke, compositeur contemporain de Purcell. Certaines danses furent, par ailleurs, spécialement écrites pour l’occasion.
Ce choix d’enluminer la partition paraît d’autant moins critiquable que l’on sait qu’une partie de la musique de la Didon de Purcell n’a pas survécu. Benjamin Britten le déplorait déjà en 1951 : « Quiconque a participé à une représentation, ou même à une version de concert [de Dido and Aeneas] - ou l’a même seulement entendue - doit avoir été frappé par l’insuffisance et l’étrangeté de la fin de l’acte II », affirmait à juste titre l’auteur de The Young Person’s Guide to the Orchestra (dont le thème, on le sait, est emprunté à Purcell) ; « Énée chante son superbe récitatif en la mineur et disparaît, sans chœur ni accompagnement, pour le baisser de rideau, ce qui n’est pas le cas dans les autres actes. » Il est vrai que, dans toutes les versions publiées de la partition, l’acte II se termine en queue de poisson. La version la plus ancienne du livret prévoyait cependant une scène supplémentaire pour la Magicienne et sa suite, ainsi qu’une danse pour clore l’acte, dont la musique a manifestement été égarée. Britten se servit d’une autre musique de Purcell pour illustrer les six lignes du livret destinées aux lanceuses de sorts et d’une musique de danse pour mettre un point final au deuxième acte. Dans la version proposée au public bruxellois ce 9 avril, Vincent Dumestre se passa d’une messe noire supplémentaire, mais conclut judicieusement l’acte par une danse.
L’œuvre fut jouée sans véritable entracte. Au terme de la première scène de l’acte II, les musiciens prirent néanmoins le public par surprise en saluant celui-ci, suscitant une première salve d’applaudissements ; une brève interruption en plein centre de la partition qui ne visait indubitablement qu’à avertir les spectateurs qu’il était temps pour l’orchestre de se réaccorder.
La musique de Purcell sied au Poème Harmonique comme un gant, tant il est vrai qu’elle tisse des liens entre musiques savante et populaire, liens que la phalange normande s’est précisément donnée pour ambition de mettre en lumière depuis sa fondation en 1998.
Côté distribution, on saluera le retour aux côtés du Poème Harmonique de la mezzo-soprano Adèle Charvet, de la soprano Ana Quintans et du baryton Igor Bouin. Charvet prêta sa voix chaude et veloutée à une Didon joliment mélancolique sans être bouleversante. Le célébrissime lamento de la reine fut soigné, sans atteindre à une profonde émotion - nous l’aurions souhaité plus aéré, plombé de silences, comme le fut le magnifique chœur final. La « chanteuse-étoile » de la soirée fut, sans conteste, Ana Quintans, dont la voix lumineuse et expressive convenait à merveille à Belinda, qui, en dépit des apparences, n’est pas un second rôle si l’on en juge par le nombre et la difficulté des airs et récitatifs qui lui sont impartis. Thanks to these lonesome vales et Haste, haste to town, pour ne citer qu’eux, furent admirables ! Conscient du comique recherché par le compositeur lorsqu’il confia, dans l’une des versions de l’opéra, le rôle de la Magicienne à un homme, Bouin campa un personnage aussi facétieux que drolatique, aux antipodes de l’Énée austère mais résolu incarné par Jean-Christophe Lanièce. Son But ah ! what language can I try fut remarqué. Les excellentes prestations des mezzos Caroline Meng et Anouk Defontenay, très justes et investies dans leurs rôles de sorcières, méritent également d’être saluées, de même que celle de la soprano Marie Théoleyre, dont la voix au grain brillant et au vibrato serré servit à ravir la Deuxième femme. Le contre-ténor Fernando Escalona incarna, quant à lui, avec tact et élégance L’Esprit de la Magicienne. Au chœur, aux couleurs fastueuses et à la diction exemplaire, reviendra notre dernière palme de la soirée - et non la moindre.
S’il fallait caractériser en deux mots la splendide prestation des interprètes, « couleurs » et « contrastes » s’imposeraient comme une évidence. Sur le plan des couleurs, l’orchestre attacha, comme à son habitude, une attention particulière à l’articulation, aux phrasés et à la finesse des ornements, exécutés avec naturel. En excellent peintre des affects qu’est Vincent Dumestre, ce dernier prit soin d’enrichir la palette instrumentale de percussions d’un effet bienvenu : si une plaque à tonnerre et une roue à vent étaient attendus pour figurer les orages (ponctués, en l’occurrence, de flash lumineux !), il en va autrement des castagnettes, qui égayèrent la danse signalant l’entrée d’Énée et de sa suite au premier acte. Quant aux contrastes, il s’installèrent dès les premières mesures : généralement entonnée forte, l’ouverture entra sur la pointe des pieds, ce qui ne fit que mieux ressortir l’opposition entre ses deux sections - la première, lente et subtile ; la seconde, enlevée et dramatique. Même distinction dans le ground clôturant le deuxième acte : d’une grande poésie, il s’insinua délicatement, à la faveur d’une entrée successive des musiciens, et se poursuivit dans un crescendo merveilleusement maîtrisé.
À l’issue d’une ovation méritée, le chœur interpréta, en guise de bis, une autre page d’Henry Purcell, Hear my prayer, O Lord ; un anthem pénitentiel, probablement inachevé, pour chœur à huit voix. Un dernier point d’orgue à la plainte de Didon…
Bozar, Bruxelles, 9 avril 2025
Olivier Vrins
Crédits photographiques : Marco Borggreve