A Genève, un récital fascinant de Krystian Zimerman
Après plusieurs années d’absence, Krystian Zimerman avait reparu au Victoria Hall de Genève le 7 septembre 2020 en interprétant le Troisième Concerto de Beethoven avec l’Orchestre de la Suisse Romande dirigé par Jonathan Nott. En cette même salle, il revient le 14 octobre 2024 avec son propre piano Steinway qui ne produit aucun clinquant agressif pour se rapprocher d’une esthétique de musique de chambre avec le même programme qu’à Monte-Carlo.
Sa première partie de programme consacrée à Chopin en est la parfaite illustration grâce à trois des Nocturnes. Dans l’opus 15 n.2 en fa dièse majeur il fait chanter la main droite dans un cantabile éperdu qui se déroule sur une basse discrète oscillant au gré d’un rubato subtil. L’opus 55 n.2 en mi bémol majeur est dominé par un ample legato permettant à deux voix d’élaborer un dialogue serré que soutient une main gauche ondoyante, alors que l’opus 62 n.2 en mi majeur cultive une poésie intériorisée que lacérera un agitato véhément avant de parvenir à une conclusion rassérénée.
Krystian Zimerman s’attaque ensuite à l’une des œuvres majeures de Chopin, la Deuxième Sonate en si bémol mineur op.35, qu’il aborde à un tempo échevelé presque halluciné, entraînant une progression par accords serrés qui suscite un pathétique boursouflé. Le Scherzo l’édulcore par l’enchaînement de traits brillants dont le Più lento tirera une veine sentimentale plutôt douloureuse. La Marche funèbre constitue le sommet de son interprétation par son avancée ponctuée par un glas impitoyable qu’atténuera le cantabile médian embué de sombres larmes. Le da capo de la Marche semble aussi mystérieux qu’une lointaine réminiscence tirant dans son sillage un presto informe comme une course à l’abîme qui pétrifie l’auditeur pantois… Prodigieux !
En seconde partie, Krystian Zimerman propose le cahier des Estampes élaboré en juillet 1903 par Claude Debussy suppléant par l’imagination à son manque de moyens pour voyager. A fleur de clavier il égrène les sonorités cristallines des gongs et gamelans balinais émanant de Pagodes enveloppées par le brouillard d’arpèges arachnéens de la main droite, tandis que La Soirée dans Grenade laisse sourdre un motif de guitare sèche produisant un rythme de habanera que les lourdes effluves capiteuses tentent d’émousser, en réduisant même au silence les lointains échos d’un fandango festif. Et Jardins sous la pluie tient ici d’une toccata véloce fuyant sous le déferlement d’averses jusqu’à un moins rigoureux où l’on fredonne « Nous n’irons plus au bois », passagère accalmie qu’annihile la volonté d’animer jusqu’à la fin pour parvenir au soleil d’un mi majeur conclusif.
Le programme s’achève par une page peu connue, les Variations sur un thème populaire polonais op.10 de Karol Szymanowski. Datant de 1907, cette page d’exécution redoutable a été découverte par Krystian Zimerman en 1972 et a accompagné son parcours durant cinquante ans. Emprunté à un recueil de chants montagnards de la région de Zakopane, le thème, d’une extrême simplicité, est vecteur d’une atavique nostalgie qui innerve diverses formes telles qu’un choral, une séquence polyphonique, une élégie, pour conclure par une fugue où pointe une note d’humour sous une volubile ornementation rappelant le Liszt des dernières années.
Peu enclin à concéder des bis, le pianiste se laisse toucher par l’enthousiasme délirant du public en présentant deux des Préludes de Rachmaninov, les opus 32 n.12 en sol dièse mineur et opus 23 n.4 en ré majeur, s’inscrivant dans une veine élégiaque émouvante. Une magnifique soirée !
Genève, Victoria Hall, le 14 octobre 2024
Crédits photographiques : Bartek Barczyk