A Genève, une étonnante Fedora
Entre le 12 et le 22 décembre, le Grand-Théâtre de Genève propose un ouvrage qui n’a été affiché qu’une seule fois sur cette scène durant la saison 1902-1903, Fedora d’Umberto Giordano. Créé au Teatro Lirico de Milan le 17 novembre 1898 avec Gemma Bellincioni et le jeune Enrico Caruso sous la direction du compositeur, l’ouvrage a toujours souffert de la proximité avec celui qui l’a précédé, Andrea Chénier, quoique l’orchestration en soit beaucoup plus raffinée.
Pour la valoriser, Aviel Cahn, le directeur du Grand-Théâtre de Genève, fait appel au metteur en scène Arnaud Bernard et à Roberto Alagna et son épouse, Aleksandra Kurzak, qui y débutent dans un ouvrage lyrique sur ce plateau.
Basée sur une tragédie de Victorien Sardou taillée sur mesure pour Sarah Bernhardt, l’intrigue rocambolesque est focalisée sur la princesse Fedora Romazoff, décidée à venger coûte que coûte la mort de son amant, le frivole comte Vladimir, abattu par les coups de feu du nihiliste Loris Ipanov. A Paris, celui-ci s’éprend de Fedora, sans imaginer qu’elle l’a dénoncé à la police impériale russe. La vérité éclate au grand jour : Loris a tué Vladimir car il était devenu l’amant de sa femme. Fedora finit par céder à la passion de Loris en acceptant de l’épouser. Mais à Saint-Pétersbourg, l’engrenage fatal a provoqué l’arrestation du frère de Loris qui a été enfermé puis noyé dans l’une des geôles inondée par la Neva, nouvelle qui a causé la mort de leur mère. A Gstaad, l’écho de cette double tragédie parvient à la connaissance des deux protagonistes : Fedora qui en est l’instigatrice s’empoisonne et succombe dans les bras de Loris éperdu de douleur qui lui pardonne.
Selon les dires d’Arnaud Bernard, nous avons affaire à un thriller mélodramatique avec une musique sublime. Pourquoi donc le faire précéder d’un prologue sans texte ni musique où Vladimir se livre à un jeu sadomasochiste avec l’épouse de Loris, avant d’être abattu à bout portant par celui-ci ? Pourquoi transposer l’action à notre époque en travestissant les richissimes aristocrates russes de la fin du XIXe fréquentant les palaces européens en oligarques frauduleusement enrichis après la chute de l‘URSS ? Le procédé trouve une certaine plausibilité en faisant recours au ‘kompromat’, vidéo montrant un dignitaire en compagnie de prostituées, sans pouvoir affirmer qui est la personne filmée. Au premier acte, les décors et costumes de Johannes Leiacker nous entraînent dans un pavillon sordide peuplé d’une faune interlope où intervient un pseudo-médecin qui, en une alcôve latérale, réussira à étouffer sous les oreillers Vladimir mourant, sans que personne ne s’en rende compte. Beaucoup plus convaincants, les deux actes suivants, avec arrêt sur image dans le somptueux salon parisien de Fedora puis dans le lobby d’un hôtel de luxe de Gstaad, arborant un magnifique arbre de Noël. La direction d’acteur d’Arnaud Bernard y a le mérite d’être parfaitement lisible en fixant l’attention sur la liaison imprévisible qui unit Loris, le meurtrier, à la machiavélique manipulatrice de son destin.
Sur scène, le couple Alagna-Kurzak brûle les planches. En premier lieu, Aleksandra Kurzak campe une Fedora qui a l’indéniable présence d’une dignitaire de haut rang, prête à tout pour assouvir sa vengeance. L’on perçoit aisément le changement qui s’opère en elle sous l’emprise d’une passion dévastatrice. Son timbre de véritable lirico spinto a l’ampleur requise par les grandes envolées lyriques à partir de son premier monologue « O grandi occhi lucenti di fede ». Et sa triste fin sous l’effet du poison est bouleversante par ses murmures presque imperceptibles. Face à elle, Roberto Alagna, son époux à la ville, défie ses soixante ans et ses quarante ans de carrière avec l’engagement et le rayonnement qu’on lui connaît. La gageure de n’apparaître qu’au deuxième acte et de devoir délivrer immédiatement son célèbre arioso « Amor ti vieta » l’oblige à user d’un fortissimo péremptoire qui donne assise à ses moyens en lui permettant ensuite de jouer la carte de l’émotion dans la scena « Vedi, io piango » qui achève l’acte II. Dans le dernier tableau, les revirements de situation lui arrachent des accents d’une rare sincérité. Auprès d’eux, Simone Del Savio personnifie un De Siriex qui a le panache du mondain tirant effet de «La donna russa è femmina due volte », puis la grandeur d’âme du diplomate pondéré recourant aux moirures du timbre pour atténuer sa mission de sinistre augure. L’on croit moins à la Comtesse Olga de Yuliia Zasimova et à la pétulante acidité de son soprano qu’allégera la douleur de l’abandon de son amant-pianiste qu’incarne à la perfection David Greilsammer empêtré dans la perruque blanche d’un nouveau Liszt. Céline Kot a les accents touchants du petit Dimitri, alors que Mark Kurmanbayev a la morgue arrogante de Grech, l’inspecteur de police. De bonne tenue, les seconds plans Sebastià Peris (Loreck, un chirurgien) Igor Gnidii (Boroff, un médecin), Vladimir Kazakov (Cirillo le cocher), Louis Zaitoun (le baron Rouvel), Anna Manzoni (le garçon paysan). Et le Chœur du Grand-Théâtre préparé par Mark Biggins est remarquable dans ses quelques interventions au deuxième acte.
L’on en dira de même de la direction d’Antonino Fogliani qui m’avait paru bien tonitruante dans ses lectures de Turandot et de Nabucco. Ici à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, il déploie un éventail de coloris raffinés et intensément lyriques qui n’ont aucune commune mesure avec le vérisme outrancier dont est fréquemment paré le réalisme sanglant d’Andrea Chénier. Donc, en résumé, une belle réussite d’ensemble.
Genève, Grand-Théâtre, le 12 décembre 2024
Crédits photographiques : Carole Parodi - GTG