À Genève, un magnifique chef pour Aida   

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Pour le deuxième spectacle de sa saison, le Grand-Théâtre de Genève affiche Aida, un ouvrage que l’on n’a pas revu sur cette scène depuis vingt ans, c’est-à-dire depuis la pitoyable production de Francesca Zambello en décembre 1999. Aujourd’hui, le nouveau directeur de la maison, Aviel Cahn, opte pour celle que le Britannique Phelim McDermott avait conçue pour l’English National Opera en octobre 2017 avec les décors de Tom Pye, les costumes de Kevin Pollard et la chorégraphie de Basil Twist ; et ici, sous de nouveaux éclairages dus à Simon Trottet, la mise en scène est reprise par Joe Austin.

Qu’en dire ? Dans le programme de salle, une ligne de l’introduction est explicite : Aida se passe dans une Egypte ancienne très reconnaissable, mais pas du tout historique, plus révélatrice de la relation entre l’Egypte et l’Europe à la fin du XIXe siècle que du royaume des Pharaons. Ceci justifie la transposition que l’on découvre au lever de rideau avec un Radamès revêtant uniforme militaire bleu à brandebourgs dorés confronté à une Amneris crinière blonde sur plissé blanc et une Aida en rouge sombre. Tandis que le Grand-Prêtre Ramfis et le Roi ont des coiffures emblématiques de leur pouvoir, les courtisans arborent canotier, veste et pantalons mi-cuisse noirs sur sandales, les femmes de la suite d’Amneris, cheveux bleus sur tunique immaculée. Dans le temple de Ftah se love en une niche la Grande-Prêtresse, une sorte de drag queen rose fluo laissant échapper de ses voiles toute une horde d’homoncules rampant comme des lémuriens ou se hissant, en un saisissant effet, sur la cage amovible contenant les prisonniers éthiopiens. Pour en venir justement à la scène triomphale, alors que le peuple proclame : « Gloria all’Egitto » en dialoguant avec les trompettes thébaines du premier étage de loges, quelle est notre surprise d’assister à un enterrement militaire où l’on amène quatre cercueils avec le portrait des défunts que l’on remet aux veuves éplorées ! Que sont donc ces bonnets de horse-guard à cornes de cerf comme si Hunding ou Hagen s’étaient faufilés dans le mauvais opéra ? Que sont ces canons déversant des confetti, alors qu’est tiré ce gigantesque quadrilatère violacé où sont enfermés comme des fauves les malheureux captifs ? Par bonheur, la seconde partie du spectacle est bien plus convaincante avec une scène du Nil intimiste entre deux portiques donnant sur le sanctuaire d’Isis, puis la séquence du jugement voyant Radamès arpenter la geôle d’acier et surtout le tableau final où la paroi du bas-relief se referme sur les deux amants, pendant que la fille du Roi se lamente à l’étage supérieur.

En résumé, si la production me laisse aussi sceptique que John Allison faisant le compte-rendu de la première dans la revue anglaise ‘Opera’ de décembre 2017, je suis beaucoup plus enthousiasmé par la qualité musicale du spectacle, due en premier lieu à la direction du maestro sicilien Antonino Fogliani qui, dès le Preludio, sait imprégner d’un coloris fascinant le canevas tout en nuances que modèle l’Orchestre de la Suisse Romande ; sur les dizaines de représentations de l’ouvrage que j’ai vues à la scène, c’est la première fois que je perçois un phrasé aussi intelligent que finement élaboré et une mise en place des ensembles aussi parfaite dans une dynamique théâtrale qui ne faiblit jamais, incorporant aussi le Chœur du Grand-Théâtre (préparé minutieusement par Alan Woodbridge) qui aurait mérité d’être renforcé.

Sur le plateau, en l’espace de dix jours, se succèdent deux distributions. Dans la seconde, se place au premier rang l’Aida de Serena Farnocchia, véritable voix de lirico spinto au grain guttural mais qui fait montre d’une technique à toute épreuve, lui permettant, dans le redoutable air du Nil, d’élaborer un crescendo jusqu’au la bémol 4 puis de glisser une légère césure afin de filer en pianissimo le si bémol et le contre-ut, tant redouté par nombre d’interprètes célèbres du rôle ; et sa composition du personnage est émouvante de bout en bout. Face à elle, le ténor ouzbek Najmiddin Mavlyanov campe un Radamès précautionneux qui assure son « Celeste Aida » avec un si bémol ‘stentoréen’ avant de révéler un phrasé nuancé dans un métal mordoré. Dans le même sillage se glisse l’Amonasro d’Alexey Markov, véritable baryton verdien, pathétique dans son incarnation du souverain déchu. Par contre, l’Amneris d’Anna Smirnova tient de la virago vociférant puisque, pendant deux actes, elle ne connaît que le fortissimo ; mais son arrivée sur les bords du Nil lui fait produire un pianissimo salvateur qui lui ouvre une palette de coloris plus contrastés. Sans intérêt, la basse crayeuse du Ramfis de Liang Lin et fonctionnelle, celle du Roi de Daniel Thomson, alors que Claire de Sévigné confère une ligne de chant de qualité à la Grande-Prêtresse et que Denzil Delaere est un Messager éloquent.                    

Paul-André Demierre

Genève, Grand-Théâtre, le 12 octobre 2019

Crédits photographiques : Samuel Rubio

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