A la Scala, une Forza del Destino scéniquement magnifique
Pour ouvrir la saison 2024-2025, la Scala de Milan choisit La Forza del Destino dans la seconde version que Giuseppe Verdi avait conçue à l’intention de ce théâtre qui en assuma la création triomphale le 27 février 1869. En l’espace d’un siècle et demi se sont succédé 20 productions dont la dernière remonte à septembre 2000.
Celle qui est affichée actuellement depuis le 7 décembre dernier est confiée au metteur en scène Leo Muscato qui collabore avec Federica Parolini pour les décors, Silvia Aymonino pour les costumes et Alessandro Verazzi pour les lumières. Sa conception de l’ouvrage est basée sur un mouvement rotatoire, une roue du destin qui tourne en direction opposée à celle en laquelle se meuvent les personnages en avançant obstinément dans une scénographie qui change continuellement. L’on passe ainsi d’une alcôve donnant sur un jardin paisible à un campement où se presse la soldatesque, tandis qu’un portique de pierre et une statue de la Vierge suffisent à évoquer le couvent de la Madone des Anges. Le lazaret accueillant les blessés jouxtera les décombres qu’envahissent les miséreux avant de parvenir aux restes d’un ermitage où se terre la malheureuse Leonora. Il faut relever l’unité de coloris caractérisant les diverses couches de population qu’encercle le bleu-vert des uniformes militaires comme l’intelligence des jeux de lumière contrastant le brun ardent des combats avec les bleus violacés plombant l’amoncellement des cadavres. Au fil des époques diverses, les tableaux deviennent plus sombres, car la dévastation des guerres les rend plus réalistes. Ainsi, le premier acte se passe dans un XVIIIe siècle stylisé, symbole d’une époque lointaine, alors que le deuxième est situé au XIXe ; mais le fil rouge que constitue la guerre nous rapproche du siècle suivant puis de notre époque. Le dernier tableau n’est plus que dépouillement, tandis qu’un rayon de lumière se fixe sur un arbre bourgeonnant miraculeusement, alors que Leonora mourante aspire à l’au-delà. En résumé, une magnifique réalisation scénique !
A ce qu’il déclare dans une interview de Raffaele Melace, Riccardo Chailly a attendu jusqu’à aujourd’hui pour diriger intégralement La Forza del Destino ! Il recourt à l’édition critique de Philip Gossett et William Holmes publiée en 2005 qui révèle notamment quelques pages méconnues comme une nouvelle mouture de la cabaletta de Don Carlo « Egli è salvo ! » à l’acte III. Tout au long de cette gigantesque fresque, il s’ingénie à valoriser les lignes de force en sollicitant les registres graves d’un Orchestre de la Scala de Milan remarquablement équilibré. Admirable dans chacune de ses interventions, le Chœur préparé par Alberto Malazzi, d’une homogénéité des registres et d’une précision rythmique impeccables, imprégnant d’un coloris émouvant une page mélancolique comme le « Compagni, sostiamo » de l’acte III.
Sur scène, l’attention se porte sur la Leonora di Vargas d’Anna Netrebko qui, une fois de plus, a l’honneur d’ouvrir la saison milanaise. Aujourd’hui, le timbre tristement appesanti paie la facture d’emplois trop lourds abordés récemment comme Turandot, Abigaille ou Gioconda, ce qui la contraint à émettre un sempiternel fortissimo pour masquer un vibrato envahissant. Une page recueillie comme « La Vergine degli Angeli » se voudrait plus nuancée mais l’alternance de lames forte et d’un subito piano produit un curieux effet d’accordéon. Il faut en arriver à « Pace, mio Dio ! » et au terzetto final pour bénéficier de quelques aigus filés ô combien appréciés ! Un rôle intensément tragique comme celui de Leonora di Vargas ne l’incite guère à se départir de l’impavidité expressive qui lui est si chère… Au dernier moment, le ténor Brian Jagde confronté à un drame familial est remplacé par Luciano Ganci qui, de toute façon, devait assumer les dernières représentations. Lui aussi, il cultive une émission en force pour imposer un Alvaro aux aigus de stentor donnant l’impression qu’ils sont nécessaires au rayonnement du timbre. Mais les moyens finiront par se stabiliser par la veine lyrique du duetto « Solenne in quest’ora ». Face à lui, Ludovic Tézier est le baryton chevronné qui sait ce que veut dire chanter Verdi. Et son Carlo di Vargas impressionne par la grandeur tragique qu’il prête à cette victime de la fatalité, même s’il exagère parfois l’expression de son declamato. La mezzo russe Vasilisa Berzhanskaya recourt d’abord à un son gras parfois trop bas pour sa scena d’entrée « Al suon del tamburo ». Mais son indéniable présence théâtrale confère assise à sa vocalità qui s’affine avec la scène de divination puis avec le Rataplan conclusif. Marco Filippo Romano campe un Frà Melitone rompu à la mauvaise foi et à toute ruse pour dessiner un moine foncièrement sympathique que morigénera le Padre Guardiano taillé à coup de serpe d’Alexander Vinogradov, profitant du coloris granitique de sa voix de basse pour imposer sa péremptoire autorité. Carlo Bosi joue d’inflexions nasalisantes pour personnifier un Mastro Trabuco retors au point de vendre n’importe quoi à bon prix. De bon biveau les seconds plans, Marcela Rahal (Curra), Huanhong Li (un Alcade), Xhieldo Hyseni (un Chirurgien).
En conclusion, une Forza mémorable visuellement !
Milan, Teatro alla Scala, 4e représentation du 16 décembre 2024
Crédits photographiques : Brescia e Amisano