A l’OSR, Charles Dutoit grand seigneur 

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Au cours de ces dernières saisons, Charles Dutoit a accepté régulièrement l’invitation à diriger l’un des concerts de l’Orchestre de la Suisse Romande. Bardé de deux prix prestigieux, la ‘Royal Philharmonic Society Gold Medal’ et le ’Premio Una vita nella musica’ remis par le Teatro La Fenice de Venise, il défie aujourd’hui le poids de ses quatre-vingt-six ans avec une vigueur qui abasourdit.

Entièrement consacré à la musique française, son programme comporte la première exécution d’une nouvelle révision de l’orchestration du Concerto pour piano et orchestre de Ravel. Mais il débute par la musique de scène que Gabriel Fauré élabora en mai 1898 pour les représentations londoniennes du Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck. Charles Dutoit en aborde le Prélude dans un tempo extrêmement lent empreint de mystère, dominé par un legato expressif dont la charge émotionnelle sera décantée par le cor lointain et le violoncelle solo réexposant pianissimo le motif initial. La Fileuse est dépeinte par le moto perpetuo des cordes déroulant l’écheveau, alors que le hautbois développe sa cantilène qu’assombrit l’intervention du cor et de la clarinette. La Sicilienne oscille au gré de la flûte et de la harpe imitant les reflets changeants dans l’eau de la fontaine. Les bois tragiques évoquent la Mort de Mélisande en chargeant les tutti d’un extrême désespoir que les cordes dilueront en accords vides…

Intervient ensuite Jean-Yves Thibaudet qui reprend l’un de ses chevaux de bataille, le Concerto pour piano et orchestre de Maurice Ravel qu’il aborde avec un jeu clair où le trait est acéré avant de se fluidifier en arpèges amenant un cantabile sobre ponctué par une basse nerveuse. Les miroitements de la harpe produisent une atmosphère étrange dont Charles Dutoit se délecte à souligner les innovations audacieuses, tandis que le soliste livre un flux de doubles croches envenimées par le trille débouchant sur une stretta effrénée. Par contraste, l’Adagio assai n’est que méditation intériorisée, à peine troublée par une tension du tutti que dissipera le cor anglais. Le piano en ornementera la mélopée en sachant se mettre au second plan. Par contre, c’est lui qui se placera à l’avant-scène dans un Presto échevelé aux éclats fauves qui maintiendra cette dynamique haletante jusqu’aux percutants accords conclusifs. Aux insistantes requêtes de bis, Jean-Yves Thibaudet finira par céder en déroulant la Pavane pour une infante défunte comme dans un songe lointain…

La seconde partie est dévolue au chef-d’œuvre d’Hector Berlioz, la Symphonie Fantastique op.14, dont Charles Dutoit connaît par cœur tous les rouages, laissant à un orchestre qui se cherche le temps de mettre en place les diverses formes de la rêverie avant de faire sourdre l’élan vers les sommets puis l’explosion des passions en une lave incandescente qu’alimentent les cordes graves. Et qu’importe si la folie vous pousse au tintamarre ! Un Bal semble émerger d’une sphère immatérielle, dont les premiers violons livrent un fil de conduite, tout en jouant d’un rubato subtil sous des effets de clair-obscur. Toute en finesse, la Scène aux champs n’a rien de bucolique mais nous confronte à une consternante désolation, atteignant son paroxysme avec les pathétiques appels des violoncelles. Aux cor anglais et hautbois restés seuls, ne répondront que les timbales menaçantes qui scanderont ensuite la Marche au supplice, d’abord blafarde puis astringente, emmenée par les cordes graves pachydermiques osant affronter le jugement des cuivres jusqu’au couperet fatal. La Nuit de sabbat baigne dans une froideur morbide que lézardent le glas funèbre et le Dies irae des vents. Ce réalisme à la Goya vous prend à la gorge jusqu’à la catharsis conclusive, qui enthousiasme le public acclamant longuement le démiurge qui a rendu cette exécution véritablement ‘fantastique’ !

Paul-André Demierre

Genève, Victoria Hall, 17 mai 2024

Crédits photographiques : Bruno Fidrych

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