A Pesaro, le génie de Rossini est l’atout majeur

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En ce mois d’août 2019, le Rossini Opera Festival (ROF) présente sa 40 édition, car les deux premiers spectacles, La Gazza ladra et L’Inganno felice, ont été affichés à partir du 28 août 1980. Pour ma part, j’ai eu la chance de prendre part à vingt-cinq saisons consécutives ; s’il fallait tirer un bilan, je dois constater que le niveau musical et vocal s’est considérablement amélioré grâce à l’apport constant des jeunes artistes formés à l’Accademia Rossiniana, alors que les mises en scène partent dangereusement à la dérive, comme partout !

Le cru 2019 n’échappe pas à la règle, preuve en est donnée par la nouvelle production de Semiramide confiée à Graham Vick. Depuis août 2003, donc depuis seize ans, l’ouvrage n’a pas été repris par le festival. Au cours de la dernière décennie, le metteur en scène britannique y a donné des lectures décapantes de Mosè in Egitto et de Guillaume Tell qui ont divisé le public et la critique. Dans des décors et costumes de Stuart Nunn et des éclairages de Giuseppe Di Iorio, cette Semiramide provoque nombre de réactions négatives.

Qu’on en juge ! Faisant table rase de la Babylone fabuleuse de l’Antiquité, la scène a pour arrière-plan deux panneaux gigantesques reproduisant le haut du visage d’un vieil homme qui, de ses yeux perçants, semble scruter l’avenir. Apparaît le grand-prêtre Oroe, une sorte de brahmane décharné accompagné de cinq acolytes secoués de mouvements spasmodiques, tandis que défilent en rangs serrés les dames de la cour en uniformes et bibis noirs empruntés à Qatar Airways et les messieurs en redingotes et pantalons rayés regardant avec curiosité Idreno, maharadjah chamarré au visage strié de trois couleurs, s’en prendre au cynique Assur, portant manteau de soirée à col satiné. Et la souveraine, gilet bleu sur chemisier blanc, jeans moulant sur talons hauts, demande allégeance à son peuple avant que ne se manifestent les puissances de l’au-delà. Mais attention ! notre régisseur est un psychologue chevronné car le revers du décor révèle un dessin d’enfant figurant Ninia, le fils du roi assassiné ; mais comment peut-on assimiler ce garçon devenu adolescent à cette superbe femme qui s’avance vers nous, blouse dégrafée sur une atroce culotte galonnée ? Mais l’un des yeux du panneau latéral s’entrouvre pour nous livrer une douzaine de blondes platinées berçant bébé, tandis que Semiramide adresse son « Bel raggio lusinghier » à un énorme nounours en peluche bleue. Dans sa vie malheureuse, il lui faut trouver un appui, quitte à faire ouvertement des avances au jeune Arsace ou à s’asseoir sur les genoux du spectre translucide de son ex-conjoint. Que dire aussi de la scène finale où, en pleine lumière, a lieu l’ultime rencontre des trois protagonistes avec le prince portant le coup fatal à sa propre mère que, semble-t-il, il n’aurait pas reconnue sous son déshabillé de satin blanc ? Relecture autant stupide que prétentieuse !

Heureusement, face à ce fatras psycho-intellectuel, la musique trouve son compte grâce à la direction intelligente de Michele Mariotti qui, dès la longue Ouverture magistralement menée, sait exploiter toutes les ressources de coloris de l’Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI en prônant la finesse du trait et une remarquable précision dans les ensembles auxquels prend part le tout aussi magnifique Chœur du Teatro Ventidio Basso d’Ascoli Piceno dans les Marches. Sur scène s’impose la soprano géorgienne Salome Jicia qui, en ces lieux, est passée de la Comtesse de Folleville d’Il Viaggio a Reims à Elena de La Donna del Lago et à Dorliska pour parvenir à cette Semiramide dont elle a l’arrogance hautaine tout en profitant de l’ampleur des moyens pour tirer parti de l’expression dramatique du declamato et faire valoir une coloratura brillante. Découverte il y a trois ans en Malcolm de La Donna del Lago, la mezzo arménienne Varduhi Abrahamyan a pris de l’assurance, ce que démontre son Arsace à la fois ingénu et intrépide, bravant les passaggi les plus échevelés avec maestria. Débutant à Pesaro, la basse argentine Nahuel di Pierro révèle un timbre magnifique, suffisamment souple pour exécuter les traits vocalisés et tout aussi corsé afin de conférer crédibilité à sa scène de folie, tandis que l’Oroe de Carlo Cigni a le grain noir de la basse statuaire. L’Idreno du ténor sicilien Antonino Siragusa fait pitié : présent au ROF depuis 1998, ce chanteur compense par une indéniable musicalité la perte de ses moyens, ce qui l’oblige à hurler ses aigus, astringents comme du vinaigre coulant sur une glace à la vanille. Véritable basse noire, Sergey Artamonov rend impressionnant le fantôme de Ninus, alors que Martiniana Antonie et Alessandro Luciano complètent la distribution en Azema et en Mitrane.

De ce 34e ouvrage, chef-d’œuvre de la maturité, passons maintenant au troisième, L’Equivoco stravagante, créé sans succès au Teatro del Corso de Bologne le 26 octobre 1811, que Pesaro n’a affiché que deux fois en 2002 et en 2008 dans la production d’Emilio Sagi. C’est pourquoi Ernesto Palacio, l’actuel directeur artistique, a décidé d’en commander une nouvelle à Moshe Leiser et Patrice Caurier qui débutent ici en faisant appel à leurs collaborateurs habituels, Christian Fenouillat pour le décor, Agostino Cavalca pour les costumes et Christophe Forey pour les éclairages. Que faire de cette trame gros sel échafaudée par le valet Frontino faisant croire au riche Buralicchio que sa promise, Ernestina, serait en fait Ernesto, castré puis travesti en femme pour échapper au service militaire ? Les deux metteurs en scène ont décidé de jouer la carte du comique grivois en transportant la demeure de Gamberotto, paysan enrichi aux goûts de parvenu, dans les montagnes suisses avec salle à manger à papiers peints délavés et fenêtre donnant sur un troupeau de vaches impavides qui fixent le valet lutinant sans vergogne la servante Rosalia. La nombreuse domesticité ne peut réprimer ses tics nerveux, alors que son maître, Gamberotto, est victime d’insupportables démangeaisons que tous s’emploient à calmer, y compris Ermanno, le soupirant transi que l’on fait passer pour le nouveau précepteur d’Ernestina, nunuche plutôt enveloppée souffrant de neurasthénie. Qui sait pourquoi chacun porte un faux nez qui semble totalement incongru, tandis que les costumes, s’inscrivant dans le registre bourgeoisie fortunée fin XIXe, éblouissent par le bariolage des coloris. Et l’action, menée tambour battant, titille continuellement l’intérêt du spectateur.

Le rythme endiablé du spectacle est dicté par la baguette de Carlo Rizzi qui se veut rigoureusement précise afin d’obtenir du Chœur du Teatro Ventidio Basso et de l’Orchestre de la RAI une souplesse de phrasé qui permet d’accéder à des tempi extrêmement véloces, tels que celui du concertato « Questo colpo inaspettato » faisant entrer la maréchaussée. Sur scène, les deux basses bouffes brûlent les planches, l’inénarrable Gamberotto de Paolo Bordogna, tout en mimiques cocasses pour faire valoir ses droits de tyran domestique, cachant son bon cœur, face à l’incommensurable faconde de Buralicchio, son gendre présumé, campé magistralement par Davide Luciano. L’Ernestina de Teresa Iervolino surprend d’abord par le grain étrange et un peu acide de son mezzo, avant que l’émission ne libère un aigu brillant et des traits d’ornementation d’une rare fluidité qui irradient son personnage de grosse fille maladroite, piquée d’intellectualisme mais ô combien touchante. D’un son plutôt étriqué et nasal est d’abord affligé l’Ermanno du ténor russe Pavel Kolgatin qui, peu à peu, retrouve ses moyens pour dessiner un jeune premier sincère dans ses entreprises amoureuses. Avec un timbre fruité, Claudia Muschio personnifie une servante Rosalia qui mérite le tabouret des duchesses, quand le Frontino de Manuel Amati est encore un peu vert pour lui tenir tête.

Et le Festival reprend aussi le premier ouvrage de Rossini, Demetrio e Polibio, dans la mise en scène de Davide Livermore, déjà présentée une première fois en août 2010. L’on sait aujourd’hui que l’œuvre n’est que partiellement attribuable au compositeur en herbe qui, en 1810, fort de ses dix-huit ans, entra en contact avec le ténor Domenico Mombelli et sa famille, représentant à Bologne un opéra de Marco Antonio Portogallo. Se rendant compte du talent du jeune homme, le chanteur lui aurait demandé de composer une aria, un duetto puis d’autres pages ; puis le tout aurait été réuni en un dramma serio en deux actes sur un livret de sa deuxième épouse, Vincenzina Viganò Mombelli. Mais le travail de révision et d’édition de Daniele Carnini a révélé que les arie de Demetrio (n.8), de Polibio avec chœur (n.10) et de Siveno (n.12) seraient de la main du ténor. Et c’est lui aussi qui prendra l’initiative de faire exécuter ce Demetrio e Polibio au Teatro Valle de Rome le 18 mai 1812, en l’absence de Rossini qui assistera probablement à l’une des représentations de juillet 1813 au Teatro Carcano de Milan.

Il faut néanmoins remarquer que, dans cet ouvrage composite, se dessinent déjà les prémices d’un style en des pages à marquer d’une pierre blanche comme le duettino Lisinga-Siveno « Questo core ti giura amore », anticipant les longues scènes entre soprano et contralto fleurissant de Tancredi à Semiramide, le quartetto « Donami omai Siveno » et les deux finales. Par rapport à l’édition 2010, sous-distribuée, la partition est aujourd’hui remarquablement défendue par les quatre solistes. Ainsi, dans le rôle de Lisinga, s’impose une Jessica Pratt au sommet de ses capacités, s’employant à mettre en valeur le caractère dramatique du récitatif tout en négociant avec aisance l’ornementation brillante dans une sonorité qui a acquis une ampleur notoire. Face à elle, la jeune Cecilia Molinari qui, à partir d’une Melibea d’Il Viaggio a Reims n’a incarné que des seconds plans, passe maintenant au rang de protagoniste en assumant le personnage masculin de Siveno avec une belle autorité que lui concède un timbre corsé à l’aigu assuré. Tout aussi remarquable, le Demetrio du ténor argentin Juan Francisco Gatell qui, à la suite de bien sages Dorvil de La Scala di Seta et Almvaviva, crève l’écran par l’éclat d’un coloris qui donne consistance à son machiavélique personnage. Et la basse Riccardo Fassi débute au ROF en campant un Polibio souverain s’employant à défendre la légitimité du pouvoir. A la tête du Chœur du Teatro della Fortuna M.Agostini de Fano (préparé par Mirca Rosciani) et la Filarmonica Gioacchino Rossini, Paolo Arrivabeni s’ingénie à dynamiser un discours musical qui manque de cohérence. 

Quant à la mise en scène de Davide Livermore, reprise par Alessandra Premoli, elle nous confronte à l’envers d’un décor conçu par l’Académie des Beaux-Arts d’Urbino où s’affairent accessoiristes bruyants et pompiers goguenards, faisant descendre des cintres des dizaines de costumes hétéroclites. Face à la minceur de la trame (la farouche opposition de Demetrio, roi de Syrie, à Polibio, roi des Parthes, alors que leurs enfants, Siveno et Lisinga, s’aiment), pourquoi doubler chacun des chanteurs d’un acteur qui mime ses sentiments ? Cela produit un enchevêtrement qui n’aide en rien à la compréhension de la trame. Et comme Rossini lui-même n’y prêtait aucune attention, autant se concentrer sur la musique, bien servie au demeurant, ce qui est valable aussi pour les deux autres productions !              

Paul-André Demierre

Pesaro, Vitrifrigo Arena et Teatro Rossini, du 15 au 17 août 2019

Crédits phorographiques : Rossini Opera Festival

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