A Prague, création de l'opéra caché de Dvorak

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© Dvorakova Praha / Martin Divisek

Si on connaît le Festival du Printemps de Prague né dans l'immédiat après-guerre, si la Philharmonie Tchèque qui fêtera en 2016 son 120e anniversaire fut de tout temps et reste une des plus belles phalanges orchestrales, le "Dvorakova Praha", Festival International de Musique de Prague est moins connu chez nous. Et pourtant, il en est à sa quatorzième édition et fait partie des événements musicaux de cette Bohême que, déjà au 18e siècle, Charles Burney, le globe-trotter musicologue, qualifiait de "Conservatoire de l'Europe" tant la musique y infiltrait la vie quotidienne. Le charme de Prague n'a pas changé; et si, au Festival, on rencontre les grands noms de la musique aujourd'hui (Philharmonie Tchèque, Jiri Belohlavek, Krystian Zimerman, le Quatuor Ebène, Antoine Tamestit, Jiri Barta, Chloé Hanslip, le Quatuor Casals, le Pavel Haas Quartet, le Concerto Köln, Andreas Staïer, Wolfgang Holzmair, Vadim Repin, Vladimir Fedosejev, Jan Lisiecki, Zubin Mehta,...), partout dans la ville et à toute heure sont proposés des petits récitals d'orgue, de guitare, de violon, de piano,... sans compter les ensembles divers sur LE Pont Charles. La ville rayonne de musique.
Comme l'indique son nom, le "Dvorakova Praha" célèbre chaque année le compositeur qui, avec son aîné Smetana, sont les piliers de l'"Ecole Nationale Tchèque". Cette 14e saison était particulière: 'elle nous donnait l'occasion d'entendre la création du premier opéra, "Alfred", de Dvorak, une oeuvre dont l'histoire qui ne manque pas de piquant. Le compositeur était âgé de 29 ans lorsque, fasciné par les opéras de Wagner auxquels il participait en tant qu'altiste de l'orchestre du Théâtre Provisoire de Prague, il entreprit la composition de son premier opéra sur un livret de Theodor Körner (1811) : l'histoire du roi anglo-saxon Alfred le Grand luttant héroïquement contre les Danois pour soustraire le sol anglais, sa patrie, à l'oppression étrangère et délivrer son peuple et sa fiancée Alvina captifs du prince danois Harald. L'épopée date du IXe siècle et le sujet n'était pas neuf puisque Donizetti en avait fait l'intrigue de "Alfredo il Grande" créé au Teatro San Carlo de Naples en  juillet 1823. Mais pourquoi donc Dvorak utilisa-t-il un livret allemand alors que le pays et ses intellectuels étaient en plein mouvement nationaliste? Plusieurs hypothèses sont émises : peut-être parce qu'il n'y avait pas de bons livrets en langue tchèque -Smetana lui aussi pouvait choisir des livrets en allemand traduits ensuite en tchec- ; peut-être parce qu'à l'époque, Dvorak n'avait pas les moyens financiers de faire commande d'un livret à un de ses compatriotes. Toujours est-il qu'il entoura son oeuvre d'une extrême discrétion au point que l'on ne découvrit son existence que des années après sa mort. L'opéra fut créé en 1938 en traduction tchèque au Théâtre d'Olomouc; une création sans lendemain. La version de concert en langue originelle allemande fut donc une création, ce 17 septembre, en la salle Dvorak du magnifique Rudolfinum de Prague, siège de la Philharmonie.
On peut comprendre qu'une mise en scène de ce premier essai du compositeur ne soit pas simple à réaliser: près d'une heure pour le premier acte, succession de monologues, de redites et de longueurs pour célébrer la précaire victoire des Danois sur les Anglais, puisque Alfred n'apparaîtra qu'au second acte, moment d'ailleurs où démarre vraiment l'oeuvre pour trouver son apothéose au troisième et acte, le final. La musique, et le sujet finalement aussi, sont très imprégnés de Wagner dont il avoua quelques années plus tard être "absolument fou" jusqu'à le suivre dans les rues de Prague, espérant voir le visage de ce grand petit homme. Cette influence se marque par l'emploi de leitmotives, d'allusions musicales, de l'usage du sprechgesang, du déploiement des voix dans l'aigu en nuances "fortissimo", dans l'ochestration et dans l'atmosphère musicale, même si Dvorak reste fidèle à son suprême talent de faire chanter les bois. Quant au sujet, l'influence n'est pas sans rappeler les légendes nordiques du Maître de Bayreuth, le conflit entre mondes chrétien et païen; peut-être aussi le sujet évoquant la lutte des Anglais contre l'envahissement danois évoque-t-il la lutte des Tchèques contre l'envahisseur allemand... l'ambiguïté est dès lors ici présente. Toutefois, le livret se déploie selon la forme classique en trois actes avec numéros (arias, duos, choeurs,...). Les voix, spécialement celles d'Alvina, d'Alfred et de Harald sont soumises à rude épreuve et on ne peut que saluer les prestations de la soprano Petra Froese, de Felix Rumpf et Ferdinand von Bothmer -même s'il est plus d'une fois couvert par l'orchestre- auxquels se joignent Jarmila Baxova (Rowena), Tilman Unger (Dorset et Bote), Jörg Sabrowski (Gothron) et la basse Peter Mikulas, excellent lui aussi. Ce magnifique plateau dialogue avec l'Orchestre Symphonique de la Radio de Prague, et le Choeur Philharmonique de Brno dirigés de main ferme, dynamique et engagée -comme tout le plateau d'ailleurs- par le chef allemand Heiko Matthias Förster. Une passionnante soirée qui se déroula tout en crescendo et qui fera l'objet d'un enregistrement pour le label Arco Diva distribué par Naxos. On ne peut que se réjouir !

© Dvorakova Praha / Petra Hajska
© Dvorakova Praha / Petra Hajska

La veille, dans le même superbe "Dvorak Hall" du Rudolfinum à l'acoustique remarquable, on pouvait écouter le Tchaikovsky Symphony Orchestra dirigé par Vladimir Fedosejev avec, en soliste, Vadim Repin dans le 2e Concerto pour violon de Prokofiev. Repin reste le grand maître, digne successeur de David Oistrakh : maîtrise, sonorité sublime, sons filés qui rejoignent les cimes, du tout grand art qu'il tire de son Guarnerius del Gesù de 1745, emmenant avec lui l'orchestre dont il rejoint subtilement les rangs, sans se poser en soliste triomphant. C'est la première fois que j'entendais en direct le Tchaikovsky Symphony Orchestra, un des plus anciens orchestre de Russie, fondé en 1930 et qui a connu à sa tête des monstres sacrés tels Yevgeny Mravinsky et Leopold Stokowski. La plupart des grands compositeurs soviétiques lui dédièrent leurs oeuvres et, depuis 1974, c'est Vladimir Fedosejev que l'on retrouve à sa tête. Allure étonnamment jeune pour ses 82 ans, il nous donne à entendre une 9e Symphonie de Dvorak, "Le Nouveau Monde" dans une conception éminemment renouvelée: tempi bien étudiés, clarté des articulations et des pupitres, pulsation continue pour faire chanter les soli de bois sur lesquels enchaînent les basses,... et tout roule comme une horlogerie parfaitement huilée. Mais ne nous trompons pas: chaque instant est profondément vécu, l'orchestre déploie les plus belles et vibrantes mélodies dans une chaude sonorité que magnifie encore l'acoustique de la salle. Non, il n'y a pas que le Mravinsky et Gergiev en Russie; il y a aussi le Tchaikovsky et Fedosejev que le premier pourrait nous faire malheureusement oublier.

© Dvorakova Praha / Petra Hajska
© Dvorakova Praha / Petra Hajska

La veille encore et, cette fois, dans l'intimité de la salle gothique du couvent de Sainte Agnès, Wolfgang Holzmair proposait un récital unissant des lieder autrichiens et allemands à des chants s'appuyant sur la poésie populaire morave : Schubert, Richard Strauss, Mahler, Martinù, Janacek, de chants unissant deux siècles, du début 19e à la seconde guerre mondiale. Aujourd'hui sexagénaire, Wolfgang Holzmair garde son timbre chaud et fruité, sa diction parfaite et on ne pourrait que regretter des aigus parfois un peu à la limite. Je dis bien "on pourrait", car l'essentiel de la musique est là, profondément inscrit. Holzmair incarne totalement le compositeur à l'écriture de son oeuvre, il est le personnage qui l'a inspiré; on le surprend à infiltrer sa voix dans celle du piano (Russel Ryan) jusqu'à pouvoir les confondre. La musique s'inscrit dans le silence de la salle. L'émotion est vive; elle est si vraie.
Bernadette Beyne
Prague, Dvorakova Praha, International Music Festival, du 16 au 18 septembre 2014

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