Superspectives, une histoire de musique et d’amitié
Au 42 de la Montée Saint-Barthélemy, après une ascension qui rappelle l’intérêt des cinq fruits et légumes quotidiens (ajoutons-y quelques protéines pour muscler les mollets) -et qui culmine par une volée d’escalier qu’on devine dès qu’on atteint le perron de la Maison de Lorette), on débouche sur la Terrasse Nord, dont l’incomparable vue panoramique sur Lyon couronne tous les efforts -bon, le même bonheur est offert si on use du funiculaire et de l’ascenseur.
La Maison de Lorette, l’écrin d’un festival de musique, contemporaine et d’aujourd’hui
Pour un événement qui prend ses aises sur trois semaines et demie, le lieu a son importance et Superspectives a su choisir le sien -quoique… la petite histoire susurre au contraire que c’est l’édifice religieux (enfin, son propriétaire, les Œuvres Pontificales Missionnaires) qui, un jour, sollicite les Altercathos (allez prendre une limonade au café Le Simone, espace d’action et de coworking) pour brainstormer sur la façon de partager un peu plus ce lieu de prière, joliment lové dans le Jardin du Rosaire, au pied de la Basilique de Fourvière.
Un paquet d’idées, de l’enthousiasme et une montagne d’envies plus tard, démarre une première édition en 2019, suivie, eh bien d’une pandémie pendant laquelle on fait ce qu’on peut, d’un retour aux affaires en 2021 qui permet de repartir avec tous ses pieds et débouche sur une quatrième saison, prompte à affirmer le concept d’un événement qui, à l’heure où le mot effraie (et où on lui préfère le terme de musique de création), se sous-titre avec superbe « festival de musique contemporaine » --et dont la programmation se la joue d’autant plus vigoureusement éclectique qu’elle est à la fois ambitieuse et terriblement proximale.
On y repère les accointances des co-directeurs artistiques, leur goût pour les minimalistes (une « nuit blanche » en 2019, les Vexations contre le virus), les outsiders (Moondog, Frederic Rzewki, Dominique Lawalrée) ou les expérimentaux (Alvin Curran), les inspirations ethniques autant qu’électriques, en gros une ouverture qui laisse une place à l’académisme sans s’en s’empoussiérer -avec une proportion d’artistes venus de (ou passés par la) Belgique, moins curieuse quand on apprend qu’un des deux, lui-même pianiste, y a fait ses classes, et que ma sélection, de façon hasardeuse car elle se fait sur le programme autant qu’en fonction de l’opportunité, en met plusieurs en valeur.
Je ne vois donc pas les Glassworks qui ont popularisé le minimalisme américain, ni l’hommage à Erik Satie du Gavin Bryars de Jesus’ Blood Never Failed Me Yet, sans parler des Variations Goldberg de Jean Rondeau & Tancrède Kummer ou du flacon de cognac de Charlemagne Palestine (et son Bösendorfer Imperial), et fais connaissance avec l’atmosphère de Superspectives (tiens, le public de la contemporaine a pris un coup de jeune), installé sur la pelouse de la Maison de Lorette, à l’écoute du DJ set de Laura Lippie, zébré de Zazie qui parle dans le métro, un roman à la main, les yeux vaguant de la page à la ville jaune aux toits de tuiles rouges, à peine parsemée de trois ou quatre tours plus foncées dont le soleil se joue – et c’est le début de deux jours consacrés à l’ambient.
Week-end ambient #1 : thanks God, it’s Saturday!
On se réfère généralement au Discreet Music de Brian Eno (on redécouvrira son Apollo en fin d’année à Ars Musica à Bruxelles), paru en 1975 sur son label Obscure Records, pour dater l’ambient, mais c’est un peu vite évacuer la musique d’ameublement chère à Satie (le 8 mars 1920, à la Galerie Barbazanges, à l’entracte de la pièce Ruffian toujours, Truand jamais de Max Jacob où sont créés ses deux pièces utilitaires, Chez un bistrot et Un salon, furieux, il saute d’un groupe de spectateurs à l’autre pour les inciter à ne pas écouter ses sons faits pour se fondre dans le décor), ou la muzak (dès 1937, Muzak Inc. fait jouer par ses propres orchestres des réarrangements instrumentaux au tempo et au style adaptés de manière à améliorer la productivité humaine -stimulus progression -; des périodes de 15 minutes de musique au rythme, au volume et à l’instrumentation croissants alternent avec des périodes de 15 minutes de silence), dont le but avoué (se faire insipide pour servir sans déranger) dégage la chose des contraintes (ou appétits) artistiques -mais qu’importe, puisque ce week-end, co-produit (c’est une première expérience de co-programmation pour le festival) avec le label Grooveedge (magasin de musique de la Croix-Rousse) et qui suit une colonne vertébrale aux déviations multiples, mélange gaiment les sources, les compositeurs, les pratiques et les couleurs instrumentales.
C’est avec celles du Fender Rhodes (modulées par plusieurs pédales d’effets) que Yannick Lestra (pianiste jazz et classique, improvisateur ayant goûté au free et au rock) prend la scène de la Terrasse Sud, envoyant ses sons rencontrer ceux du vent dans les feuilles des platanes -et des bruits des voitures qui remontent de la Saône et de la vie de la ville en contrebas. Lestra modèle ses paysages sonores comme Monet ses coquelicots (je parlerais de soleil, couchant versus levant, si l’orage ne pointait pas le bout de son nuage, noir et menaçant) ; des caractères de l’ambient, il s’approprie la facilité apparente de composition (une litote pour improvisation ?) -entrée en matière inventive pour la sonorité spécifique de l’instrument d’Harold Rhodes (qui crée ce piano portatif pour ses élèves, dont les touches font vibrer lames et tiges métalliques et génèrent un courant électrique amplifié, à la manière du micro d'une guitare électrique -Fender, donc).
La musique de Félicia Atkinson flotte (pendant que la pluie chasse sous le préau les auditeurs nostalgiques de l’école primaire -où des bancs au sec remplacent la marelle), s’approprie la vertu d’arythmie de l’ambient, noyée sous l’eau qui lèche ses pieds sous le quadripied (et qu’un bénévole dont-j’ignore-le-nom-mais-qui-combat-l’humeur-sombre-de-son-seul-sourire-rastaquouère racle et évacue comme Sisyphe son rocher), imperturbée entre ses pianos (le Fender Rhodes, le Bösendorfer Imperial) et sa voix qui nous parle de près, à nous, un parmi tous : car ce que propose Atkinson s’insinue entre les neurones, outrepasse les synapses, inattentifs que nous sommes à la façon dont le monde sonore y prend place -en même temps que fais la connaissance d’un personnage du jazz, haut en couleurs, diablement sympathique (il a joué avec tel et tel -et Toots-le-Belge), venu de Sofia (ville que je n’ai vue que du temps du rideau de fer, celui qui se prépare peut-être à revenir) et établi maintenant à Lyon, avec sa casquette. Il y a chez cette compositrice, qui se joue des cloches, drones et gongs, une plénitude, une beauté inexactement craintive qui transcende les éléments…
Martin Vital Durand (Groovedge) est venu avec son cristal Baschet, un de ces instruments étranges, rares et au fonctionnement gracieux -les Structures Sonores Baschet utilisent comme élément vibrant une tige métallique encastrée dans un support métallique plus lourd (l’instrumentiste frotte pour cela une baguette de verre avec ses doigts humides), dans lequel se propage la vibration, avant de s’élever dans l’air via un radiateur de son-, honorant une des deux transversalités du festival (les instruments rares et inhabituels ; l’autre étant le thème « musique et environnement », opportun plus que de conviction), dont il mêle les productions à celles de son synthétiseur pour une musique d’évocation, au travers de laquelle se glissent incantations et fantasmagories -le pouvoir, ici plus rugueux, qu’a la musique de transporter.
Peu après 23 heures, François Mardirossian, celui de la paire des co-organisateurs avec une profusion de cheveux, chemise vivement repassée, s’installe derrière le grand piano, respectueusement conservé au sec, pour une set list soudain plus académique (enfin, c’est ce qu’Ogive 1 d’Erik Satie suppose, et dont la suite, au fond, se joue -les doigts du pianiste restent à l’aise où qu’ils aillent), dans laquelle on retrouve le philosophe, mystique et arménien, Georges Gurdjieff -au long de Prière et désespoir, l’élégance du jeu le dispute à celle de l’écriture- ; une transposition du crépusculaire Abide With Me d’Adrian Knight, musicien suédois relocalisé à New York ; les Trois Nocturnes Ambiants, commande à Kyle Gann (l’auteur du démesuré Hyperchromatica) et fruit d’une envie de nocturnes et d’ambient -sa pratique du français se trahit dans les titres Collines de Lavande, Souvenirs d'un Tango et Comme si tous les Cieux étaient une Cloche - et, surprise, le hit de Max Richter, si critiqué mais si populaire -et peu résistible-, On The Nature of Daylight -qu’on emporte, du haut de la colline au bas de la rivière, sur l’oreiller de son chez soi ou de l’hôtel, en l’occurrence un impersonnel B&B (j’ai d’abord garé ma voiture chez son concurrent et voisin, avant d’être contraint, en l’absence de réservation, de me raviser), que je rejoins, à pied et presqu’au sec.
Week-end ambient #2 : un dimanche à abeilles extraterrestres
La météo est renfrognée -mais pas de trombe ce soir-, ce qui ne m’empêche pas de m’installer sur l’herbe pour la session d’écoute de Quentin Moskovtchenko qui, ponctuellement, plane et lorgne vers les années 1970, avant de rejoindre les chaises blanches de la Terrasse Sud, tourné vers la scène vide (mais éclairée), tout comme Irwin Barbé, assis au troisième rang (ça renverse la perspective) avec son synthé, son lecteur de cassettes et sa petite table de mixage, qui revisite le bourdon (le drone cher à Phill Niblock, avec qui Barbé partage le goût pour l’image documentaire et l’abstraction sonore), ici piqueté du son de la vie des abeilles du Mercantour (un territoire-refuge pour de nombreuses espèces d’apidés sauvages) : une musique que nourrissent la densité sonore et les variations de texture -et le néant de la scène, qui laisse nos yeux se fermer et notre esprit se dissoudre.
Sous le pseudonyme de MTUA (My Thud Unite Area), Matthieu Reynaud, lui aussi à la fois dos au public et dans ses rangs, propose une musique acousmatique, sans débauche de spatialisation, poussant ses strates sonores avec l’indolence de celui qui, même si le résultat final dépend de l’expérimentation du moment, a une idée bien à lui de l’itinéraire ; ce moment où, déchargé de l’expérience visuelle (les sources initiales des sons, naturelles ou électroniques, sont absentes à notre regard), l’auditeur se laisse envahir, au fil d’un lent processus de métamorphose, tout à l’écoute des objets sonores qu’on lui propose, par ses propres images mentales.
Outre le faussement naïf Children On The Hill d’Harold Budd (une réminiscence du From Brussels With Love des Disques du Crépuscule de 1980), August de l’australien Luke Howard, inspiré d’un voyage en Scandinavie et la pièce d’Alain Kremski, l’ami français des bols tibétains, François Mardirossian, toujours au piano (et parfois au bol chantant), présente deux créations : Un début loin de la vie (au titre tiré d’un carnet d’André Blanchard), son « petit opus 1 » personnel, florissant et hétéroclite cycle de douze doubles hommages (à des proches et à des musiciens), écrit par saccades (« quand je trouve un peu de temps ») au long de l’année écoulée et pour lequel il convoque plusieurs techniques de jeu étendues, la main (et l’ebow) plongeant à plusieurs reprises dans le corps de l’instrument, ainsi que Eléments, d’Alice Orpheus (il présente Pauline, autre commande de Superspectives, quelques jours plus tard), entêtante partition d’un compositeur qui se plaît à enchevêtrer vocabulaire contemporain, classique et électronique.
Ce n’est pas son domaine de prédilection, mais la proposition du festival d’apporter sa machine singulière (une harpe électrique Llanera) sur la scène du week-end ambient intrigue -puis séduit- Camille Heim, instrumentiste de formation classique et renifleuse de jazz, qu’accompagne Léo Danais, percussionniste ici chevillé à ses dispositifs électroniques : le duo (Cam&Léo, dans d’autres circonstances) s’approprie l’esthétique du genre pour un set coloré, avec une harpe qui sait se montrer percussive.
L’Extraterrestrial Organ Ensemble conclut ces deux jours thématiques sur une expérience, foutraque (une multiprise lâche et tout s’arrête -puis repart quand on rebranche) et désopilante, où sept musiciens, disposés en U inversé sur l’estrade, chacun derrière son orgue électronique -l’un, posé sur un autre, glisse et menace de s’étaler lourdement, rattrapé in extremis (et avec un sourire grimaçant) par son musicien attitré-, grand-messe iconoclaste d’organistes hilares tirant de leurs claviers branchés une musique psychédélique et envoûtante : de quoi me faire la route du retour dans la nuit, sans streaming, ni MP3.
Monodie médiévale et musique minimaliste, une rencontre émancipée
Avec 13 Visions, Clara Levy, parisienne de naissance, bruxelloise d’adoption, violoniste et improvisatrice, convoque deux compositrices, Hildegarde Von Bingen (chants liturgiques, hymnes et séquences) et Pauline Oliveros (pièces électroniques et minimalistes), que des siècles séparent mais que méditation, transe et temporalité non linéaire rapprochent.
Cet étrange projet prend, arrange et crée, à partir de la partition-texte Thirteen changes d’Oliveros (une liste de consignes poétiques), une structure en 13 univers sonores avec des qualités de timbres déterminées, auxquels Levy ajuste, en trame mélodique, 13 des monodies de Von Bingen -les chants apparaissent comme au travers d’une trame, en négatif, en même temps que le violon assure le rôle du bourdon.
Le lieu incite à l’intime, l’instrumentiste ferme les yeux, la lumière tranche son visage d’ombres brusques, on glisse avec torpeur dans un grand lit drapé de blanc amidonné : si les hauteurs de sons sont notées, l’interprétation jouit d’une liberté dont Clara Levy profite pour adapter son jeu à l’acoustique de la chapelle Saint Jean-Paul II de la Maison de Lorette, où le concert est déplacé -en attendant l’arc-en-ciel.
Là-même où trouve place l’installation ORG-22, un dispositif né de l’imagination de Vahan Soghomonian et Fabien Ainardi, qui joint au souffle des tuyaux une électronique capable d’intégrer les musiques jouées pour faire vivre ses propres boucles : une mémoire, autonome et qui crée.
Fender Rhodes et ondes Martenot pour agacer les conventions
Plus de trois semaines de festival, ça génère des habitudes : certains s’y retrouvent dès les sessions d’écoute, d’autres font connaissance (je parle avec Eglantine la bénévole, Sylvia l’artiste ou Cécile la restauratrice -venue un soir avec ses collègues-, William le photographe ou Thibaut le pianiste -et son amie avec laquelle je retrouve quelques phrases en flamand), d’autres encore, promeneurs au Jardin, attirés par le son des haut-parleurs et la lumière des lampions, hument l’air et descendent quelques pas, fouineurs – et peut-être reviennent ensuite sans l’intervention du hasard.
Autant dire que l’affluence varie, en fonction du programme comme des conditions extérieures, de sorte que les bancs disposés dans la chapelle suffisent à peine pour le concert dédié à La Mer dont le discours des ondes Martenot de Cécile Lartigau (tôt convertie à la philosophie Cage-ienne de l’émancipation de l’interprète et équipée d’un dispositif modernisé mais respectueux de l’esprit de son inventeur), encadré par le dispositif électronique de Margaux Dauby (field recording, mais pas que), glisse entre les murs de vieilles pierres comme les murènes dans les grottes marines.
Après la brève et virevoltante Les Sirènes, cinquième d’une série, titrée Vers le soleil, de sept monodies (huit, si on compte le final alternatif Course au soleil) écrites par Charles Koechlin en 1939, le duo attaque Outremer, impressionnante et éclatante pièce de Bernard Parmegiani, composée en 1969 pour l’ondiste Arlette Sibon-Simonovitch et dans laquelle il tire parti de certains défauts des appareils de l’époque : à cette plongée en apnée de 21 minutes, aux contours flous et frissonnants, succède la création de l’ambitieux morceau de Dauby (Dans l’œil de la baleine), qui, avec une habileté étourdie, exploite le caractère flottant de l’onde Martenot, sort des règles temporelles usuelles, applique des traitements à des sons proches (ou non) de ceux des animaux marins et mêle, dans son intrigue aquatique, cétacés, oiseaux de mer et instrument précurseur du synthé -rare en concert puisque seuls quelques spécialistes par décade sortent des conservatoires de France, formant un petit cercle où tout le monde se connaît.
Belge basé à Paris depuis 2006, Jozef Dumoulin, pianiste formé à Bruxelles, fureteur (jazz, musique improvisée, contemporain, rock) aime s’autohypnotiser au travers de longues performances qui écrasent la notion du temps, basées sur un matériel musical restreint et une grande liberté d’interprétation : on pense à Morton Feldman, mais aussi à Erik Satie, dont il joue à plusieurs reprises (une partie des) Vexations, avant d’en enregistrer, en ces temps récents de réclusion(s) domestique(s), l’avant-dernier volume d’une série un peu dingue de 21 albums édités par Off-records, le petit label excentrique d’Alain Lefebvre, qui rassemble 21 artistes, responsables des 840 itérations (20 chacun), conformes à la note de l’auteur sur la partition -Dumoulin, qui a une grande famille (9 sœurs, 2 frères, 30 petits-enfants), invite tout le monde dans le living de la maison familiale alors en (lourds) travaux et enregistre la chose, lui au piano, d’autres au tuba, basson, violoncelle, saxophone…
Le concert de ce soir mêle ce sens de la performance (des voix d’enfants -certains des petits-fils et petites-filles ?- se font entendre) et ce qui est devenu, depuis 2014 et son disque A Fender Rhodes Solo (le premier du genre), son instrument de prédilection : comme s’il l’avait entièrement démonté et remonté de ses mains, Dumoulin exploite chaque lame, tige, bobine du Rhodes, qui fourmille de câbles, raccordés à autant de dispositifs ou pédales d’effets, assis jambes écartées et sautillant au gré de ses déstructurations psychédéliques, inventif et parfois explicitement bruitiste, pervers hacheur de mélodie dès qu’elle risque d’engourdir notre attention fluctuante, lâchant quelques arpèges jazzy, furetant toujours vers les limites -assez pour les disloquer, par trop pour qu’on l’y suive.
Fourvière, les orgues dans le jardin de Lorette
Après avoir démarché les églises de Lyon, l’évidente voisine qu’est la Basilique de Fourvière s’est imposée : recteur et titulaire mettent ainsi l’impressionnant édifice qui domine la ville à disposition, pour un concert en trois parties,qu’ouvre Yves Lafargue, avec sa courte composition Y (prononcez « i », cet « y » dont tout lyonnais parsème -dit-on- ses phrases), sensible et émouvante, impulsée sur les grandes orgues (trois claviers, deux buffets, remises au goût du jour) qu’il connaît pour en être le maître au quotidien.
Avec Martin Vital Durand (dont on a découvert quelques jours plus tôt le cristal Baschet) aux claviers et Tamara Goukassova au violon (bidouillé), l’atmosphère empruntée du lieu de culte se dissout progressivement dans l’expérimentation électronique, pour une suite (« des compositions qui ont été créées spécialement pour ce concert, et auxquelles nous n'avons jamais pris le temps de donner un titre »), où le premier, imperturbablement assis, dans son poste de marbre, sur le banc en fonte, contraste avec la seconde, qui passe du violon au synthé et du synthé au violon (quand elle ne fait pas entendre sa voix), mouvements brusques répondant à de sèches transitions qui ponctuent une prestation à l’allure disloquée qui se conclut de façon abrupte.
Très détendue, Cindy Castillo ouvre le troisième acte avec le forever hit de Jean-Sébastien Bach (« partout on me la demande, alors on s’est dit, pourquoi pas ici ? ») : sa Toccata et fugue en ré mineur, en pleine fougue (mâtin, quel final !), aménage un interlude ébouriffant dans un programme qui confirme chaque jour sa bravoure.
Pierre Slinckx utilise ses outils (deux mini-claviers MIDI, un ordinateur portable, des sons retravaillés, éduqués, dressés, pétris par des mains de boulanger tôt levé et enduites de farine blanche…) comme des appareillages de synthèse sonore, modernité numérique appuyant le souffle du grand-orgue de la tradition (Castillo a décidément de l’ampleur dans les doigts) : C#1 est une composition à la puissance intrinsèque, polie par l’acharnement d’une oreille à la perspicacité querelleuse, qui se joue des progressions en crabe (et de la réverbération monumentale de la basilique), à la fluidité à peine soumise aux hochements de tête échangés tant elle se suffit à elle-même, qui bouleverse le fil de l’eau, mélangeant le torrent et sa source cristalline : un soufflet auquel le public réagit, encore et encore.
Les ingrédients d’un festival sont pluriels : le lieu, la programmation, l’équipe -à quoi s’ajoute chez Superspectives une collusion amicale, aiguë et contagieuse : le monde y est cool, paisible et chaleureux, on y aime la musique.
L’enjeu, pour la cinquième édition ? Cultiver cette bienvenue bienveillance, peaufiner le modèle de proximité, vivifier le programme – et rester soi-même.
Cochez déjà l’agenda.
Lyon, Maison de Lorette, du 17 juin au 10 juillet 2022
Bernard Vincken
Crédits photographiques : William Sundfor