Albert Huybrechts redécouvert par Joachim Thôme

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Albert Huybrechts (1899 - 1938)

Avec la sortie du film S’enfuir de Joachim Thôme ce 12 novembre, le compositeur belge Albert Huybrechts sort enfin de l’anonymat. Emporté le 22 février 1938 par une crise aiguë d’urémie, il emmène avec lui vingt années de travail acharné, parfois surprenant et cocasse. Son œuvre, loin d’avoir été travaillée et analysée, se repose sur le reflet de la vie bouleversée d’un artiste au destin tragique. En plus du film, le réalisateur Joachim Thôme nous offre une synthèse des rares écrits sur le compositeur : quelques notices et textes dans lesquels les auteurs ne semblent pas s’accorder. Le seul et véritable écrit sur la vie d’Huybrechts est de la main du frère cadet, Jacques. C’est à la Bibliothèque Royale de Bruxelles que Thôme découvre ce dossier jamais publié et écrit en vingt ans. En plus des différentes périodes et expériences vécues par le compositeur, l’ouvrage recèle les anecdotes et confessions d’un homme qui souhaite laisser une trace fidèle du frère, de celui qui aura vécu un nombre incalculable d’échecs et de déceptions. Une phrase du livre pour mieux comprendre ce sentiment : « lorsque l’on saura exactement d’où Albert Huybrechts est parti, de quelle façon il a vécu et où il voulait en venir, sans doute pourra-t-on se mettre enfin d’accord sur le sens véritable de son œuvre. Il a droit à sa vérité, si dure fût-elle ! ».

Film HuybrechtsAussi dure fût-elle ! Voilà une phrase appropriée pour caractériser la vie d’Albert Huybrechts. Né à Dinant le 12 février 1899, Albert découvre la musique dès la naissance puisque son père, originaire d’Anvers, est violoncelliste. A Dinant, le père rencontre la future mère du compositeur et travaille dans un orchestre de la ville. En 1905, il intègre l’Orchestre de la Monnaie dans le rang des contrebasses, obligeant la famille à rejoindre Bruxelles. Si Albert s’est orienté vers l’art de la composition, sa formation musicale débute par l’étude du hautbois. Soucieux de lui offrir un avenir prospère et une place au sein d’un orchestre, Huybrechts père inscrit son fils au Conservatoire en 1912 et il y obtiendra un premier prix à 16 ans.

Lorsque le père disparaît en 1921, Albert, l’aîné de la famille, en devient le pilier. Âgé de 21 ans, il poursuit ses études tout en donnant des cours de piano et en jouant au sein d’orchestres de variétés. Très tôt il découvre un monde bourgeois, un monde où la culture n’est pas accessible à tous, un monde où l’injustice persiste et démotive une partie du peuple, un monde qu’il n’intègrera jamais. Ce sentiment qu’il gardera tout au long de sa vie est l’une des principales caractéristiques de son langage musical. A l’époque, il s’adonne volontiers à la lecture des compositeurs modernes : Ravel, Debussy, Schönberg, Honegger, Bartók et peut-être même Chostakovitch. Il incorpore à son corpus une forme de rugosité, un caractère parfois ironique pour un style libre, évocateur et particulièrement embrassé de pessimisme, reflet d’un conflit intérieur.

Plusieurs éléments révèlent pourtant qu’Albert Huybrechts aurait pu développer la carrière escomptée si des problèmes tant internes qu’externes n’étaient pas venus le perturber. Devant l’obligation de subvenir aux besoins familiaux, Huybrechts imagine toutes sortes de projets insolites, de la reproduction animale au commerce de pianos d’occasions et à la culture de champignons. Plus important encore, le projet d’ouvrir une école en Albanie qu’il sollicite auprès du souverain en place. Mais, sa demande restera lettre morte. Huybrechts a sculpté sa vie et son idéal en fonction des besoins environnants et n’a jamais réellement bénéficié de stabilité.

De milieu modeste, Huybrechts parvient pourtant à s’élever internationalement. En 1926, il remporte le Prix Coolidge pour sa Sonate pour violon et piano. Cet équivalent du Nobel arrive alors qu’il a déjà reçu le Grand Prix du Festival d’Ojay Valley en Californie avec le Quatuor à cordes n°1. En 1930, son Quatuor n°2 est créé par le Quatuor Pro Arte au Cinquième Festival de Musique Contemporaine. Mais le compositeur n’a jamais pu profiter de ces honneurs, d‘abord parce que son rang l’en empêchait et ensuite par manque de moyens financiers. Quand Alfred Cortot crée la Sonate à Washington, il ne peut s’offrir le voyage pour le nouveau monde. Plus grave encore, il déçoit Madame Coolidge lorsqu’elle le rencontre lors d’une visite en Belgique. Pour elle, l’ homme n'est pas assez brillant et pas à la hauteur du niveau du concours.

Mais le plus grand problème du compositeur restera le rôle d’une mère égoïste profitant d’un fils dévoué. A aucun moment Albert n’aura pu développer une quelconque vie sociale : lorsqu’il rencontre une femme, sa mère l’empresse d’interrompre cette relation. Lorsqu’il imagine un projet, loin de sa famille mais toujours à son service, cela se termine tragiquement. Le jeune homme n’a jamais pu développer une vie extérieure. La musique aura été son refuge. Teinté d’expressivité, son langage moderne dénote merveilleusement le parcours d’un homme blessé et injustement oublié.

Joachim Thôme
Joachim Thôme

Cette vie funeste, Joachim Thôme s’en est emparé de main de maître. Film sur la vie d’un homme plus que sur la musique, on y découvre, au travers d’une succession d’images en noir et blanc, une compréhension sans faille de l’homme. Julien Roy, voix off, interprète le rôle du frère d’une voix profondément bouleversante. Le spectateur se laisse emporter par un tourbillon dramatique merveilleusement mis en perspective par les différents extraits sonores et visuels. Plus touchant encore, la présence dans le documentaire des membres encore vivants de la famille, au plus près de la réalité. Thôme a parfaitement compris la vie et l’œuvre d’un homme qui a tenté de fuir toute sa vie. Il est à souhaiter qu’Albert Huybrechts, à travers ce documentaire, devienne un compositeur incontournable de la culture en Belgique tant son langage sincère et profondément humain touche l’auditeur. Toute analyse musicologique et historique a été écartée du sujet ici pour favoriser la narration. Pourtant, le spectateur aura l’occasion de voir et entendre les jeux raffinés du Quatuor Malibran, de David Lively, de Marie Hallynck, de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège et bien d’autres.

Ce documentaire, produit par Les Productions du Verger, sortira en salle ce 12 novembre 2014. Joachim Thôme, a déjà réalisé plusieurs films sur la musique : La Strada (2013), Insights of a duo (2009), Talweg Trio in motion (2008), Pièce pour piano… (2007) et In the sky I am walking (2007). Musicien lui-même, Thôme s’est lancé dans un pari risqué, celui de produire un film sur un artiste inconnu dans l’optique d’une fiction sans comédiens. Le but était d’offrir un médium subjectif plongeant le spectateur dans la vie tragique d’un compositeur. Le pari est réussi !

Ayrton Desimpelaere

 

 

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