Andris Nelsons perpétue la tradition viennoise dans Beethoven
Année Beethoven oblige, les intégrales des symphonies se multiplient pour les Parisiens. Ce mois-ci, ce sera l’Orchestre Les Siècles, dirigé bien sûr par François-Xavier Roth, à l’Opéra Royal du Château de Versailles. Le mois prochain, ce sera l’Orchestre de Chambre d’Europe, dirigé par Yannick Nézet-Séguin, à la Philharmonie.
Le mois dernier, c’était l’Orchestre Philharmonique de Vienne dirigé par Andris Nelsons, au Théâtre des Champs-Élysées. En quatre concerts, avec une journée off au milieu
Dans le livret, outre le remarquable essai de Dominique Druhen sur ces neuf monuments (Les neuf créatures de Prométhée), Rémy Louis retrace La tradition beethovénienne des Wiener Philharmoniker. Il nous rappelle que cet orchestre a été créé moins de vingt ans après la création, dans la même ville, de la Neuvième Symphonie. Plusieurs musiciens du nouvel orchestre avaient connu Beethoven personnellement et/ou joué lors de cette création. Ce concert s’inscrit donc dans une très émouvante continuité.
Cette intégrale des symphonies de Beethoven par cet orchestre est la quatrième donnée en France, après celles dirigées par Carl Schuricht au Théâtre Romain de Fourvière de Lyon en 1956, par Claudio Abbado à la Salle Pleyel de Paris en 1988, et par Christian Thielemann, déjà au Théâtre des Champs-Élysées, en 2010. Il en a par ailleurs réalisé sept enregistrements depuis 1959, sous les directions d’Hermann Scherchen, Hans Schmidt-Isserstedt, Karl Böhm, Leonard Bernstein, Claudio Abbado, Simon Rattle, Christian Thielemann et de notre Andris Nelsons tout récemment.
Dans la Huitième Symphonie, il propose une interprétation plutôt classique. Les contrastes ne sont pas excessivement accusés. Sa direction est souple, presque sensuelle. On admire beaucoup de choses, à commencer par l’orchestre. Mais on sent que les choses sérieuses n’ont pas tout à fait commencé.
Ce sera donc après l’entracte, avec la Neuvième Symphonie.
Dans l’Allegro ma non troppo, un poco maestoso, le tempo est en effet plutôt retenu, et nous sommes peut-être davantage dans la puissance que dans la majesté. C’est impressionnant. Quand il y a des ruptures rythmiques ou harmoniques, nous sommes indiscutablement pris. Mais quand la musique se déroule de manière un peu moins inattendue, on sent le chef d'orchestre moins concerné. À trop soigner les détails, il y a le risque de perdre la grande ligne.
L’homogénéité rythmique du Molto vivace est confondante. Les nuances, qui ne sont jamais extrêmes, sont également réalisées avec une sûreté exceptionnelle. Une véritable démonstration de virtuosité orchestrale.
Dès le début de l’Adagio molto e cantabile, avec les bois d’une bouleversante expressivité, on sent qu’il va se passer quelque chose de fort. À leur suite, les cordes sont tout simplement sublimes. Tout est extrêmement concentré. Andris Nelsons est économe de ses gestes, allant jusqu'à poser sa baguette pendant un long moment. Nous atteignons dans ce mouvement des sommets qui n’avaient été qu’effleurés jusque-là.
Le stupéfiant Finale allait-il rester sur ces hauteurs ? Si les vents, dans le Presto qui lance ce Finale avec tant d’énergie, ne sont pas tout à fait impeccables, le Récitatif qui suit immédiatement, aux violoncelles et aux contrebasses, est une vraie merveille. Et quand les cordes énoncent enfin le célébrissime thème de l’Allegro assai, c’est comme un rêve idéal. On retrouve avec bonheur leur fameuse « sonorité souple et chaleureuse, dorée et lumineuse », si justement vantée dans le programme. Puis c’est le Recitativo de la basse soliste (Günther Groissböck), finement nuancé, sans déclamation excessive. Le vibrato de la soprano (Annette Dasch) la fait émerger de ses collègues (la mezzo Gerhild Romberger et le ténor Klaus Florian Vogt complètent le quatuor vocal) qui, eux,restent heureusement homogènes. Le Chœur de Radio-France préparé par Andreas Hermann montre une belle discipline d’ensemble et fait preuve d’une énergie qui, dans un style nettement accentué, rappellerait presque des cuivres, voire, par moments, des percussions.
Dans le joyeux Allegro assai vivace (Alla Marcia) avec le ténor solo, nous restons sur une certaine tension. Le retour du thème par tout le chœur en paraît encore plus jubilatoire. L’ensemble sonne avec une plénitude très prenante, et même si l’on est parfois à la limite de la brutalité, l’on ne peut qu’admirer la présence et l’intensité des cuivres.
Le moment lent de ce Finale (Andante maestoso, puis Adagio ma non troppo, ma divoto) remplit son office de calme avant la tempête : la section finale, qui commence avec un Allegro energico, sempre ben marcato effectivement très marqué, est plutôt enlevée, en particulier à partir de l’Allegro ma non tanto, qui, contrairement à cette indication, aurait assez tendance à déborder d’allégresse... C’est un peu dommage : le quatuor de voix solistes n’y est pas irréprochable de justesse. Le Prestissimo est irrésistible et conclut une interprétation spectaculaire, superbe de spontanéité, mais dont on aurait pu espérer plus de profondeur, d’intériorité, et dans laquelle il est probablement assez vain de chercher une portée philosophique ou un discours métaphysique.
Andris Nelsons est un chef charismatique, qui se laisse porter par la musique, pour le plus grand plaisir du public. À n’en pas douter, il sait faire sonner un orchestre. Et quel orchestre... Ce Wiener Philharmoniker est tout simplement sublime.
Pierre Carrive
Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 29 février 2020
Crédits photographiques : Marco Borggreve