A la Bastille, on l’aime bien Manon

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Inspiré par l’aventure d’une petite provinciale vénale sauvée par l’amour au XVIIIe siècle, l’opéra de Massenet est immédiatement apparu comme une œuvre inclassable. Énigme d’une musique aussi subtile et paradoxale que Manon elle-même. Or, l’action se situe en 1721, une soixantaine d’années avant la Révolution et la Terreur. « Qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1780, n’a pas connu le plaisir de vivre. » s’écriait Talleyrand.
C’est précisément cet hédonisme insouciant qui constitue la personne de Manon, la rend irrésistible, insaisissable et innocente. Musicalement, le compositeur a su miraculeusement exprimer la puissance d’un tel charme et la tristesse de sa perte. Réminiscences, rêves, brutalité du réel, ruptures entre le parlé-le chanté, orchestre-paysage de l’inconscient des protagonistes, tout contribue à cette sorte de jouissance-souffrance, de saveur douce-amère propre à ce qui fut et ne sera jamais plus. C’est la raison pour laquelle Manon, opéra comique comme La Dame Blanche, La Fille du Régiment, Carmen ou Le Postillon de Longjumeau, se place hors catégorie dès sa création en 1884.

Le metteur en scène Vincent Huguet propulse l’intrigue dans le tourbillon d’« Années Folles » (d’ailleurs plutôt sages) et identifie Manon à Joséphine Baker (beaucoup plus habillée tout de même), revenant ainsi aux conventions de l’« opéra comique » ; de celles qui firent les beaux jours de la « bonbonnière » Favart, lieu de prédilection de la bourgeoisie parvenue pour les présentations de mariage ... A l’écart des fastes du grand-opéra comme de la noirceur épurée à l’os (telle la récente mise en scène d’Olivier Py) sa relecture se révèle assez inoffensive (La vénale Nana d’Emile Zola n’est pourtant pas loin). Seule incongruité : l’histoire de cette petite fille de seize ans qui « aimait trop le plaisir » telle que l’avaient imaginée Massenet, ses librettistes et le public de 1884 n’a vraiment rien à voir avec l’émancipation féministe.

C’est donc Joséphine Baker qui va conduire la revue, à travers bandes-son ou chorégraphies -beaucoup moins provocatrices et animales que celles, originales, de la danseuse américaine !- références visuelles architecturales (Art Déco) ou encore allusions équivoques (saphiques ou sado-masochistes) à la liberté sexuelle des années ‘20. Dès le premier tableau, les rires d’une garçonne en jupe-culotte et béret coquin comme les jeux de scènes naïfs (les amoureux se pressant sur un banc public) installent un humour populaire. L’ « Adieu » à la petite table -sans table- donne lieu au remplissage d’une valise peu propice à ces larmes qu’aimaient tant verser nos arrière-grands-mères en cet instant, tandis que l’amant ingénu revient en portant une boite de gâteaux ! Le tableau du Cours-la-Reine en costumes multicolores de kermesse ébahit une salle bon enfant tandis que l’épisode du ballet offert à Manon par son protecteur se transforme en Bal Mabille avec « cancans » à profusion. L’effet de contraste avec le tableau suivant, dans l’Église Saint-Sulpice où l’amant repenti se destine à la prêtrise, est compromis en ce soir de quasi première, par un changement de décor poussif ; tableau qui se résume finalement à deux immenses reproductions de Delacroix. L’Hôtel de Transylvanie (Acte IV) se veut maison de jeux sulfureuse, à l’image de la Prohibition américaine. Manon tentatrice semble elle-même se dissoudre dans la foule. Enfin, sur la route du Havre conduisant au Bagne, cette fois vêtue d’une combinaison d’aviateur (ou d’internée ?), elle ne périt pas d’épuisement dans les bras de son amant, mais succombe debout, face à un peloton d’exécution, telle Mata Hari, sans que l’on sache pourquoi.

Ce retour aux conventions du comique ouvre un espace de jeu théâtral et vocal sans arrière-pensées où les protagonistes amusent. Ainsi, du cousin Lescaut moins cynique que massif qui bénéficie de la voix d’airain et de la parfaite diction de Ludovic Tézier, tandis que les comparses s’agitent avec entrain, depuis le trio des Poussette (Cassandre Berthon), Javotte (Alix Le Saux) et Rosette (Jeanne Ireland), jusqu’aux libertins Guillot de Mortefontaine (Rodolphe Briand, excellent acteur) et Brétigny (Pierre Doyen) ou encore le noble et sobre père (bien chantant Roberto Tagliavini) comme l’hôtelier agile (Philippe Rouillon). Le spectre de Joséphine reste discret à travers les pantomimes un peu tristes de Danielle Gabou. Sur le terrain de la naïveté, la soprano sud-américaine Pretty Yende, au ravissant timbre fruité, séduit autant le public que ses amoureux, en dépit d’une diction française qui nous a semblée des plus fantaisistes. Ce n’est pas le cas -bien au contraire !- du ténor Benjamin Bernheim qui confirme ses superbes qualités et prête un chant radieux, captivant par ses nuances, sa recherche du phrasé, son engagement sensible, au personnage de Des Grieux. Les mouvements de scènes un peu patauds ne favorisent pas la coordination des chœurs tandis que le chef Dan Ettinger lance l’orchestre, sonore et massif, dans une direction qui érode complètement les multiples finesses, paradoxes, contrastes et réminiscences proustiennes de l’auteur de Werther. Il se prive là d’une perspective voulue par le compositeur comme d’un charme aussi volatil qu’essentiel, à l’instar de la mise en scène. On se contentera néanmoins de telles conventions comme de celles de l’air du temps. Le public, frustré par les grèves et les incertitudes, en est ravi.

Bénédicte Palaux Simonnet   

Paris, Opéra National, le 4 mars 2020

Crédits photographiques :  Julien Benhamou

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