Asmik Grigorian, une Rusalka en mode poético- écologique 

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Antonin Dvořák (1841-1904) : Rusalka, opéra en trois actes. Asmik Grigorian (Rusalka), David Butt Philip (Le Prince), Aleksei Isaev (Vodnik), Emma Bell (La Princesse étrangère), Sarah Connolly (Ježibaba) ; Hongni Wu (Kuchtik) ; Ross Ramgobin (Hajny) ; Vuvu Mpofu, Gabrielé Kupšite et Anne Marie Stanley (les trois nymphes) ; Royal Opera Chorus ; Royal Opera House Orchestra, direction Semyon Bychkov. 2023. Notice en anglais (synopsis) et en tchèque (chapitrage). Sous-titres en anglais, en français, en allemand, en japonais et en coréen. 185’ (dont 12’ de bonus). Un DVD Opus Arte OA1384D. Aussi disponible en Blu Ray. 

En 1961, les Chœurs et l’Orchestre du Théâtre national de Prague enregistraient, pour le label Supraphon, une intégrale de Rusalka sous la direction hautement inspirée de Zdeněk Chalabala (1899-1962), qui demeure encore aujourd’hui une référence fondamentale pour cet opéra féerique. Cette gravure bénéficiait de la présence de grandes voix tchèques de l’époque : Milada Šubrtová (Rusalka), Ivo Židek (le Prince) et Eduard Haken (Vodnik). La télévision du pays eut la bonne idée, en 1975, d’utiliser ce matériel discographique, voix comprises, comme base musicale pour un film destiné à la télévision, les rôles des protagonistes étant confiés à des comédiens professionnels. Le résultat est magique : le spectateur est plongé dans un univers de nature luxuriante, avec étangs, cascades d’eaux, forêts profondes, galopades dans les prairies, rencontres bucoliques, château majestueux et autres possibilités offertes par le cinéma. Supraphon publia cette production sur DVD en 2005 ; dans un son superbe, c’est une magnifique entrée visuelle vers cet univers magique créé par Dvořák, au sommet de son art lyrique.

Depuis ce film, Rusalka a été gâtée par le DVD. Plusieurs versions existent, avec des fortunes diverses. Nous épinglerons celle de Munich, au Théâtre National, en octobre 2010, dans la mise en scène érotisée, violente et controversée de l’Autrichien Martin Kušej, avec un acte III qui se déroule dans un hôpital psychiatrique. Sous la baguette vibrante du chef tchèque Tomáš Hanus à la tête du Bayerisches Staatsorchester, la soprano lettonne Kristin Opolais, physique de mannequin, voix lumineuse, déploie une troublante séduction très charnelle (C Major, 2011). Deux ans auparavant, la Monnaie de Bruxelles avait mis Rusalka à l’affiche dans une production de Stefan Herheim, située dans un univers moderne, avec, choix discutable, la prostitution pour toile de fond. La reprise en 2012 de ce spectacle est sur DVD, avec une émouvante Myrtò Papatanasiu en héroïne et un formidable Willard White en Vodnik, sous la direction affirmée d’Ádám Fischer (Euro Arts, 2014). 

Mais c’est bien sûr Renée Fleming, éblouissante de beauté physique et vocale, dans sa cinquantaine juvénile, qui domine le rôle, avec cette inoubliable soirée du 8 février 2014 au Metropolitan de New York, dans la lecture éperdument poétique d’Otto Schenck, sous la direction de Yannick Nézet-Séguin (Decca, 2014). Sa Prière à la lune est un modèle de pureté ! Fleming a chanté plusieurs fois Rusalka au Met depuis les années 1990, ainsi qu’à Paris en 2002, avec James Conlon à la direction, dans une mise en scène de Robert Carsen (ArtHaus, 2009). Après cette appropriation par l’Américaine de Rusalka qui semble lui avoir été destinée, reste-t-il une vraie place pour une autre soprano ?

La réponse se trouve sans doute dans ce nouveau DVD Opus Arte, et elle est positive. Avant de savourer l’objet, le spectateur s’imprégnera du bonus d’une douzaine de minutes au cours desquelles les metteuses en scène Ann Yee et Natalie Abrahami expliquent leur conception : une nature opposée à l’humanité, et la nécessité de retrouver l’essence de son être après la perte. La durabilité, ainsi que l’empreinte écologique, ont été largement prises en compte : il n’y a pas d’eau sur scène ; des feuillages faits de tissus et d’éléments similaires qui proviennent de spectacles antérieurs ont servi pour les costumes, les rochers et les décors. Les explications sont complétées par des témoignages des chanteurs qui soulignent que leurs conseils ont été écoutés et que le résultat est un vrai travail d’équipe. De son côté, Semyon Bychkov, qui est à la tête de la Philharmonie tchèque depuis 2018, évoque le romantisme exubérant et l’éloquence de la partition, ainsi que son aspect mélodique, l’influence de Wagner sans le copier, et une inspiration typiquement tchèque. Tout au long de l’opéra, à la tête des chœurs et des musiciens du Royal Opera, il relèvera le défi vocal, musical et dramatique, laissant les voix respirer avec souplesse, en étroite empathie avec elles. Il peaufine les détails, avec sensibilité, et met en valeur avec chaleur cordes, harpes et cuivres. Le public ne s’y trompe pas, qui lui fait plusieurs ovations, dès la fin du premier acte. C’est l’un des bonheurs de ces soirées des 2 et 7 mars 2023.

Les décors plongent le spectateur, dès le départ, dans une sorte de paradis naturel où les nymphes batifolent. Le projet écologique fonctionne, y compris dans l’Acte II, dans le jardin du Prince, où le mariage avec Rusalka est envisagé, mais l’intention est quelque peu écornée quand le lieu devient aussi synonyme de déloyauté et de libertinage. Le projet reprend tous ses droits à l’Acte III, dans un paysage dévasté, comme les âmes. Les lumières de Paule Constable sont toujours bien adaptées, bleues pour évoquer le milieu aquatique, rouges pour symboliser la tragédie finale. On apprécie ce jeu évocateur, tout comme les costumes d’Annemarie Woods, dans une certaine propension à l’ampleur pour Rusalka et Vodnik, ce qui ajoute à la dimension gestuelle. Les chorégraphies sont soignées et les chœurs en belle forme.

La soprano lituanienne Asmik Grigorian est en tête de distribution, elle qui a déjà été Rusalka au Teatro Real de Madrid en 2022 dans une mise en scène de Christof Loy, qui oubliait quelque peu la magie en poussant la métaphore et la transformait en ballerine blessée, le milieu du ballet prenant alors une place prépondérante, un peu en porte-à-faux (C Major). Mais la cantatrice y conservait un naturel inné et une assurance que l’on retrouve ici, dans une poétisation qui se définit comme un appel pour la défense de la planète. L’incarnation est émouvante de bout en bout, la beauté du timbre absolue, avec des aigus solaires, l’engagement sans faille. La Prière à la lune s’envole, bouleversante. 

À ses côtés, on relèvera la prestation charismatique du baryton russe Aleksei Isaev qui campe un Vodnik investi, et celle du ténor britannique David Butt Philip en Prince démonstratif, dépassé par ce qui lui arrive, mais courageux au moment de recevoir le baiser fatal. On saluera également le travail de Sarah Connolly, mezzo anglaise qui endosse le rôle difficile de la sorcière Ježibaba, ici quelque peu caricatural, et celui de la soprano Emma Bell, elle aussi britannique, en Princesse étrangère, qui assume son côté destructeur. Les autres rôles sont bien distribués : Hongwi Nu et Ross Ramgobin sont de délicieux transmetteurs de commérages, et les trois nymphes sont plus charmantes et délurées l'une que l'autre. Là aussi, le public ne se trompe pas : les ovations, qui ont salué chaque entrée d’orchestre, s’accumulent en fin de spectacle à destination d’un plateau en parfaite osmose.

Si l’incarnation de Renée Fleming demeure au sommet de la vidéographie, celle que propose Asmik Grigorian possède des atouts indiscutables en termes de qualité vocales et de présence scénique. La conception écologique globale lui sied comme un gant magique et offre à cette lecture actuelle son poids esthétique, tout en incitant à la réflexion. 

Note globale : 10

Jean Lacroix

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