Attention, Musiques Fraîches !, 5 créations comme 5 continents

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Je rejoins Flagey (et la pluie le long des étangs) pour la nouvelle édition d’Attention, Musiques Fraîches !, une des contributions de Musiques Nouvelles à la vigueur de la création, après le spectacle de fin d’année des élèves de l’école de cirque de Marchin – Latitude 50 étonne par l’acuité de sa programmation, parfois contaminée par la musique contemporaine, comme le rappelle la violoncelliste Eugénie Defraigne, mêlée au public du Studio 1 pour applaudir Virgine Tasset, la jeune compositrice qui ornait il y a peu de ses miniatures le show case de l’album Echos de la Terre, du Trio O3.

Présenté par Jean-Paul Dessy, dirigeant de l’ensemble, chaque compositeur introduit, en quelques phrases et selon l’angle de sa préférence, l’œuvre qu’il confie pour sa création à la dizaine d’instrumentistes – dont la soprano Elise Gäbele, voix de Thus spoke Rossetti, « inqualifiable » pièce en trois mouvements de Claude Evence Janssens, tromboniste et saxophoniste classique de formation, tôt inspiré par le jazz, puis par cette veine de l‘agrégation des courants (classique, jazz, R&B, world…), venu il n’y a pas si longtemps à la composition contemporaine (« inqualifiable », donc), péché transgressif répété (devenu alors « impardonnable »), porté ici par cinq textes de la poétesse anglaise progressiste du 19ème siècle Christina Rossetti : on y parle d’amour et de vie, de la finitude de l’un et de l’autre, que Janssens évoque par une émotion à la fois grave et tournoyante. Emue elle aussi, Virginie Tasset parle de sa pièce D’un souffle comme un récit en progression, qui part du… souffle, attise une braise, génère une étincelle, la transforme en flamme, grandie en un brasier et culminant en incendie : cet avancement chaleureux prend place au travers, notamment, de la finesse (empreinte de tendresse) des interactions entre les instruments – les pincements de la guitare acoustique à 10 cordes d’Hughes Kolp, ceux du piano de Xavier Locus (servi dans ses écarts par sa grande taille), la frappe des maillets de Mathias De Amicis ; le court thème échangé entre la flûte de Berten D’Hollander et le violon de David Núñez. J’avais eu l’attention titillée à la découverte de ses interludes à Arsonic, la voici éveillée.

Organiste titulaire de la Cathédrale des Saints Michel et Gudule de Bruxelles, Xavier Deprez juxtapose, dans Ode à la Domina Adishaloriss (l’Absolu féminin, la Féminité sacrée), cinq parties aux esthétiques hétérogènes – la première cultive le mystère, la deuxième saigne avec langueur et frappe avec emphase, la troisième grimpe une échelle enroulée autour d’un thème de quatre notes, la quatrième met le piano au centre avant de muer partiellement, dans la cinquième partie, vers la coloration cuivrée du trombone d’Adrien Lambinet, et de mourir sur un faux-final évocateur d’un pied de nez à la Jacques Dutronc –, assortiment composite qu’il manie avec un bonheur étonnant, prenant chez Messiaen comme chez les sériels, dans le jazz comme dans le baroque. Le pianiste et compositeur Laurent Pigeolet, qui se réclame du post-spectralisme (contrairement à ceux qui ont abandonné l’avant-garde, il ne lache pas la quête de nouveaux sons), parle, avec Sigils, de ces symboles graphiques qui font le pont entre le monde réel et l’imaginaire magique, talismans multiples (son premier sigil, le compositeur le repère sur un pot de choco à tartiner) qu’il transpose sur la partition (elle-même porteuse de symbole, mathématique) : les cinq parties de la pièce explorent avec une acuité impérieuse la relation entre l’harmonie et le temps, poussant les musiciens à désapprendre, un temps, l’art de jouer ensemble, acquis au cours de leur parcours formateur. 

Avec Canon Loxodromico, David Nùñez, de retour du Vénézuela, déclenche, avec une brusquerie féroce et sans préavis, un pugilat sonore dont ni le public, ni l’ensemble, ne sortent indemnes : on souffre, mentalement pour ceux qui écoutent, physiquement pour ceux qui jouent, au long de cette impliquante pérégrination musicale dont le titre se réfère à la courbe loxodromique, nécessaire adaptation, pour les navigateurs, de la ligne droite à la forme sphérique de la Terre : forte, la pièce a le goût du sang, rappelle le cuisant d’un bouquet d’orties sur les jambes nues ; elle déroute et se fait aimer comme un ravisseur spéculant sur le syndrome de Stockholm.

Flagey, Bruxelles, le 26 mai 2024

Bernard Vincken

Crédits photographiques : Lago Lago

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