Au Metropolitan, Philip Glass et Ahknaten, le Pharaon du disque solaire

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Philip Glass (°1937) : Akhnaten, opéra en trois actes. Anthony Roth Costanzo (Akhnaten), J’Nai Bridges (Nefertiti, son épouse), Zachary James (Amenhotep III/Un Professeur), Richard Bernstein (Aye, père de Nefertiti), Aaron Blake (Grand Prêtre d’Amon), Willi Liverman (Général Horemhab), Dísella Lárusdóttir (La Reine Tye, mère d’Akhnaten), Lindasy Ohse, Karen Chia-Ling Ho, Chrystal E. Williams, Annie Rosen, Olivia Vote et Suzanne Hendrix (les six filles d’Akhnaten), Christian J. Conner (le jeune Toutankhamon) ; Skills Ensemble ; Chœur et Orchestre du Metropolitan, direction Karen Kamensek. 2019. Notice exclusivement en anglais, y compris le synopsis. Sous-titres en anglais, en français, en allemand et en espagnol. 172.00.  DVD Orange Mountain Music OMM 5011. 

On sait qu’avec Einstein on the Beach, créé en 1976, puis avec Satyagraha en 1980, Philip Glass a conçu une trilogie d’opéras à contenu historique qui a été complétée par Akhnaten en 1984. Après l’extraordinaire production de 2011 de Satyagraha au Metropolitan, disponible sur un DVD Orange Moutain Music que nous avons présenté le 6 octobre dernier et qui est devenu Joker Millésime 2021, la maison new-yorkaise a confié en 2019 au même metteur en scène, Phelim McDermott, le soin de donner à Akhnaten la dimension que cette partition appelle en raison de son sujet et du mythe que représente la civilisation égyptienne. Le présent DVD propose l’enregistrement en public de la soirée au Metropolitan du 23 novembre 2019, présentée par la mezzosoprano américaine Joyce DiDonato. Cette dernière intervient aussi brièvement avant chaque acte et est le fil rouge du bonus.

L’action se situe dans l’Egypte ancienne, au XIVe siècle avant notre ère. L’opéra s’ouvre sur les funérailles du Pharaon Amenhotep III ; on assiste à la cérémonie rituelle qui lui rend hommage, traditions obligent. Son spectre réapparaîtra à plusieurs reprises tout au long du récit. Son fils est couronné. Il annonce son intention d’installer une religion monothéiste, et transforme son nom d’Aménophis IV en « esprit d’Aton », Akhénaton (Akhnaten). Son épouse Néfertiti et sa mère, la reine Tye, glorifient avec lui Aton, une forme du dieu du soleil, Ra, lors d’une séquence au cours de laquelle l’astre les inonde de lumière. Le deuxième acte se situe quinze ans plus tard, à Thèbes. Akhenaton a accompli les changements promis. Il bannit le culte ancien, pénètre dans le temple et en expulse les grands-prêtres. Un nouveau site est choisi : il s’appellera « la cité de l’Horizon d’Aton » et sera le centre de la nouvelle religion. Akhenaton chante sa vision d’une nouvelle société, après la proclamation de l’amour réciproque qui l’unit à Nefertiti. Le drame va se nouer au troisième acte, à la 17e année du règne. Le Pharaon, sa femme et leurs six filles se sont créé un univers protégé et isolé. Mais la révolte gronde, que les grands-prêtres vont mener à son terme. Akhenaton est tué, et son très jeune fils Toutankhamon monte sur le trône pendant que la religion polythéiste est rétablie. En parallèle à l’histoire ancienne, un professeur du temps présent donne un cours d’égyptologie à un groupe d’étudiants, alors que les esprits d’Akhénaton, de Nefertiti et de la reine Tye se manifestent depuis le monde révolu.

Dans la brève présentation d’avant le premier acte, Joyce Di Donato qualifie l’opéra de « rituel hypnotique », résumant ainsi en une formule lapidaire tout à fait adaptée l’impression d’envoûtement obsessionnel que l’on ressent grâce à la musique minimaliste et lancinante de Philip Glass et l’effet d’une mise en scène qui comporte des moments d’une beauté fascinante à côté d’autres aspects moins stimulants qui sont loin d’atteindre l’inspiration hors du commun que l’on trouvait dans Satyagraha. L’Egypte ancienne répond aux critères conventionnels qu’on lui attribue, avec cette scène de funérailles du début qui honore le défunt Amenoteph III, le faste hiératique lié au pouvoir et la volonté d’Akhenaton d’imposer une forme de monothéisme, avec des costumes fastueux et très colorés qui comportent des touches de modernité, et la glorification du soleil. Pour animer une action qui aurait pu se révéler statique, il a été fait appel, comme dans Satyagraha, au Skills Ensemble, dont les compétences et les performances sont cette fois centrées sur des jongleries très nombreuses dont on ne mesure pas toujours la portée, mais qui donnent à l’ensemble un mouvement dynamique qui tranche avec les scènes les plus intimistes. On suppose que l’utilisation de balles prolonge en format réduit l’idée de l’astre adoré. 

C’est justement l’intimité qui est la plus porteuse d’émotions. A l’acte II, la longue déclaration d’amour réciproque entre Akhenaton et son épouse Néfertiti est d’une beauté visuelle et vocale à couper le souffle : chacun des époux apparaît de chaque côté de la scène, revêtu d’une longue robe rouge complétée d’une traîne de plusieurs mètres. Pas à pas, lentement, tout en proclamant leur passion, ils se rapprochent l’un de l’autre pour se rejoindre au cœur d’une exaltation intense. Quelques instants plus tard, Akhenaton demeurera seul pour proclamer un hymne au soleil d’une incommensurable majesté et d’une grandeur fascinante. Au-dessus de lui, l’astre de vie est symbolisé par une énorme boule qui va changer de couleurs à plusieurs reprises ; le Pharaon finira par grimper au sommet d’un escalier pour se rapprocher de son dieu, dans un état second soumis à l’éblouissement du spectateur.

Tout n’est pas hélas de la même veine heureuse. L’option de créer ce que l’on appellera de petites « fenêtres » dans le décor au sein desquelles se construisent certaines actions n’est pas du meilleur effet visuel, d’autant plus que, contrairement à Satyagraha, la captation filmée, parfois très sombre, n’est pas idéale. Par ailleurs, un certain statisme s’installe, dû à un récit qui suit le livret de manière scrupuleuse. Le texte est l’œuvre de plusieurs mains, dont celle de Philip Glass. Des sources originales égyptiennes, akkadiennes et hébraïques ont été utilisées par Shalom Goldman pour proposer un discours le plus authentique possible, par ailleurs non traduit. Le rôle parlé d’Amenoteph III, dont le spectre intervient à plusieurs reprises, relie, entre eux et en anglais, les chants et les actions. L’hymne au soleil est lui aussi dans la langue de Shakespeare (il est adaptable selon les idiomes des pays où l’opéra est joué). 

Il faut admettre que le sujet touche moins que celui de Satyagraha, dont le message philosophico-politique très actuel portait à la réflexion sur notre société. Ici, le « livre d’images », qui s’inscrit dans le cadre de l’attrait pour l’Egypte ancienne, domine le débat et il est livré à l’état brut. L’habileté de la partition de Philip Glass, où les violons sont des altos, n’est pas en cause : elle est toujours d’une redoutable efficacité. Les trouvailles d’instrumentation sont ingénieuses, le rythme est présent et chaleureux. La cheffe américaine Karen Kamensek (°1970), dont c’est la première prise de direction au Metropolitan, dose le tout avec doigté, même si parfois, en particulier dans l’Acte III, de légères baisses de tension apparaissent. 

Quant au plateau vocal, il est absolument parfait. Dans le rôle-titre, le contreténor Anthony Roth Costanzo paraît investi d’une mission divine. Son chant est pur, à la fois frémissant et fragile, et animé par une force intérieure. Son hymne au soleil est un formidable moment vocal, nous l’avons dit. A ses côtés, la mezzo J’Nai Bridges, première apparition au Met, est élégante et majestueuse ; elle apporte à Néfertiti une féminité qui donne à la déclaration d’amour un complément de sensualité. Dans le personnage de la Reine Tye, la soprano islandaise Dísella Lárusdóttir est souveraine, tandis que Zachary James campe un colossal Amenhotep III ; diction soignée, il assure les liens parlés d’une voix projetée avec clarté et puissance. Les autres protagonistes sont parfaits, y compris les six filles du couple pharaonique dont la présence à l’Acte III revêt un côté quelque peu surréaliste. Les chœurs, si importants chez Glass, sont impeccables d’un bout à l’autre. 

D’aucuns, et nous sommes du nombre, trouveront sans doute superflue l’intervention à la fin de l’Acte III d’un professeur contemporain (c’est encore Zachary James) qui donne à des étudiants des notions sur l’histoire de l’Egypte et sur les ruines, témoins d’un passé prestigieux. Cela enlève de la magie à l’action alors que celle-ci se prolonge par la réapparition fantomatique des spectres des trois protagonistes principaux, égarés dans l’intemporalité, avec, en surplomb, la présence du vigilant Amenhotep III. Cette sorte de clin d’œil scénique qui fait peut-être référence à l’attirance du monde contemporain pour une Egypte fantasmée relève à notre avis du gadget discutable.

Ce spectacle, qui contient des moments remarquables et d’autres inégaux, se laisse pourtant voir avec un plaisir certain ; le faste des couleurs et des costumes n’y est pas pour rien, ainsi qu’une distribution vocale qui allie le beau chant à un art consommé du jeu théâtral. La musique de Philip Glass fait le reste, offrant ainsi deux heures et demie d’opéra contemporain d’une grande accessibilité. Un bonus d’une demi-heure complète le DVD ; il semble que son contenu, qui consiste en interviews de quelques protagonistes, dont Phelim McDermott avec le patron du lieu, Peter Gelb, ne fasse pas l’objet de sous-titres. Nous avons vainement essayé d’accéder à ces derniers. 

Note globale : 8,5

Jean Lacroix    

 

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