Lieder de Robert Schumann : cinquante voix pour un demi-siècle (1901-1951) 

par

Robert Schumann (1810-1856) : Liederkreis op. 39 ; Frauenliebe und -leben op. 42 ; Dichterliebe op. 48. Nombreux extraits de cycles, dont Myrthen op. 25, et Lieder isolés. Julia Culp, Aksel Schiøtz, Gerhard Hüsch, Lotte Lehmann, Friedrich Schorr, Félia Litvinne, Leo Slezak, Fiodor Chaliapin, Jo Vincent, Richard Tauber, Charles Panzéra, Elisabeth Schumann, Karl Erb, Frida Leider, Hans Hotter, Elisabeth Schwarzkopf, Dietrich Fischer-Dieskau, etc. Au piano : Gerald Moore, Michael Raucheisen, Hans Udo Müller, Fritz Kitzinger, Bruno Seidler-Winkler, etc. 1901-1951. Notice en allemand et en anglais. Pas de textes des lieder. 294.00. Un coffret de 4 CD Profil Hänssler PH21025.

Proposer une anthologie du lied schumannien dans le cadre d’interprétations dont la plus proche de nous remonte à 1951 est une initiative que l’on saluera comme bienvenue, particulièrement si l’on est amateur de vieilles cires et de voix légendaires du passé. Dans certains cas, dont les témoignages des années 1901 à 1930, il faudra s’accommoder d’évidentes limites sonores. Mais une restauration soignée, entreprise dans les studios THS-Medien de Dormagen, une cité située sur la rive gauche du Rhin entre Düsseldorf, Cologne et Moenchengladbach, restitue aux voix les plus anciennes une présence qui leur rend hommage. Comme il s’agit de chanteurs ou de cantatrices de haut niveau ou de pointures dont les patronymes brillent encore de mille feux, l’intérêt historique de ce coffret n’échappera à personne. Une cinquantaine d’artistes sont mis en évidence, de nationalité allemande, autrichienne, russe, française, italienne, espagnole, anglaise, hollandaise, danoise ou même américaine. La fine fleur pour les lieder de Schumann en cette première moitié du XXe siècle… Le principe de l’édition est de proposer un seul ou un petit nombre de témoignages d’un(e) artiste, à côté de cinq cycles complets : deux Dichterliebe (Aksel Schiøtz et Gerhard Hüsch), deux Frauenliebe und -leben (Julia Culp et Lotte Lehmann) et un Liederkreis (Friedrich Schorr). 

Le parcours est réparti sur les quatre disques de manière chronologique. Le premier couvre la période 1901-1932. Le ténor russe Nicolai Figner (1857-1918) est le plus ancien : ce proche de Tchaïkowsky, dont il a tenu les rôles de ténor principal lors de la création de La Dame de pique et de Iolanta, chante en 1901 le plaintif treizième lied Ich hab im Traum geweinet des Dichterliebe. Pour cette première décennie du siècle, une dizaine de voix ont été choisies : dans Ich grolle nicht (n° 7 des Dichterliebe), c’est, en 1903, la soprano russe d’ascendance allemande et canadienne mais naturalisée française Félia Litvinne (1863-1936), célèbre wagnérienne qui fut la première Brünnhilde de La Walkyrie en français à Bruxelles. On entend la soprano allemande Lilli Lehmann (1848-1929), qui fut de la première représentation intégrale de la Tétralogie à Bayreuth en 1876 et possédait un répertoire si étendu qu’on lui attribue plus de 150 rôles ; elle est bouleversante dans un extrait du Liederkreis en 1907. Le ténor autrichien Leo Slezak (1873-1946), Heldentenor à Vienne sous l’ère Mahler avant Londres ou le Metropolitan, chante un sensible Die Lotosblume des Myrthen en 1909. La mezzosoprano Therese Behr-Schnabel (1876-1959), l’épouse d’Artur Schnabel qui s’est souvent produit avec elle, comme ici, était une grande spécialiste dans le domaine du lied ; on s’en rend compte en 1932, dans Der Schatzgräber op. 45 n° 1 ou dans Der Soldat op. 40 n°3, ainsi que dans une version de 1904 d’un des Volksliedchen op. 51 n°2. A trente ans d’écart, la voix est demeurée souple et d’un lyrisme maîtrisé. D’autres noms apparaissent : la basse italienne Vittorio Arimondi (1861-1928), ardent pour Die beide Grenadiere en 1903, la soprano russe Lydia Lipkowska (1884-1958), délicieuse dans Die Rose, die Lilie en 1914, la basse Fiodor Chaliapin (1873-1938), souverain en 1911 dans le même Die beide Grenadieren, avec un orchestre non précisé. On passe aux années 1920 avec les sopranos Frieda Hempel (1885-1955) et Jo Vincent (1898-1989), ou avec le baryton Friedrich Schorr (1888-1953). Pour une série de versions, les plus anciennes, les partenaires ne sont pas connus, l’histoire du disque n’ayant pas conservé leurs noms. On est du coup intéressé par un cycle complet qui date de 1909 et émane du duo formé par Julia Culp (1880-1970) et le pianiste Otto Bake. Ce report d’une gravure Odéon de Frauenliebe und -leben est chanté avec subtilité par cette alto surnommée « le rossignol hollandais ». Elle connut un énorme succès et fut dirigée par Artur Nikisch, Richard Strauss, Willem Mengelberg, Otto Klemperer et bien d’autres. L’initiative de nous rendre cette version est des plus justifiées. 

On couvre la période de la fin des années 1920 jusqu’au milieu des années 1940 avec le deuxième CD. D’autres grandes voix se font entendre, à commencer par le baryton allemand devenu britannique Sir George Henschel (1850-1934), un ami de Brahms, qui s’accompagne lui-même au piano, en 1928. Il est magnifique dans Die beide Grenadieren, avant de faire place au ténor préféré de Franz Lehar, l’Autrichien Richard Tauber (1891-1948), avec sa voix d’or, dans un extrait de Myrthen, en 1935, Percy Kahn étant au clavier. La soprano allemande Elena Gerhardt (1883-1961) revit dans quatre témoignages de 1929, dont des Kerner Lieder. Cette cantatrice est l’une des grandes spécialistes du lied qu’elle a magnifié aussi bien sur les scènes anglaises qu’américaines, laissant des souvenirs impérissables dans maints Schubert, Wolf ou Mahler pour HMV. Lui succèdent Charles Panzéra (1896-1976), ton suave, soutenu en 1932 par son épouse dans un extrait de Myrthen en français, avant l’incomparable soprano allemande Lotte Lehmann (1888-1976), immense créatrice de plusieurs rôles de Richard Strauss, avec deux moments de 1932, l’un avec un orchestre dirigé par Manfred Gurlitt (An den Sonnenschein op. 36 n° 4) l’autre sans précision de pianiste (Marienwürmchen op. 79 n° 13, d’une ineffable poésie). Il y a encore l’Allemand Herbert Janssen (1892-1965), vaillant dans Die beide Grenadiere en 1936, et Elisabeth Schumann (1888-1952), Allemande naturalisée américaine, mozartienne, wagnérienne et straussienne, soprano à l’aigu si musicalement pur, dans six lieder précieux, dont un Röselein, Röselein op. 89 n° 6 de 1937 à se damner. Au ténor Karl Erb (1877-1953), Evangéliste idéal dans la Passion selon Saint Mathieu de Mengelberg, et qui honora Mozart, Meyerbeer, Wagner ou Pfitzner, sont réservés quatre lieder de 1937, avec Bruno Seidler-Winkler (1880-1960) au clavier ; c’est un duo magistral. Parmi d’autres, on n’oubliera pas l’épouse de Pablo Casals, la mezzo Susan Metcalfe (1878-1959), qu’accompagne Gerald Moore en 1937 dans cinq extraits, dont le Liebeslied où, sur un texte de Goethe, elle fait pleurer les pierres en ouvrant son cœur.

Le troisième disque est celui de la décennie des années sombres et de l’après-guerre. Il nous offre un cycle complet, celui des Dichterliebe op. 48, sur des poèmes de Heine, par le ténor Aksel Schiøtz (1906-1975), symbole de la résistance contre l’occupant pendant la Seconde Guerre mondiale lorsqu’il chanta à la radio des mélodies danoises. Immense version de 1946 avec Gerald Moore, complice avec lequel il a enregistré beaucoup pour EMI, notamment une sublime Schöne Müllerin de Schubert. Ici, l’art du chant est à son sommet. La voix est d’une expressivité et d’une pudeur absolues, en totale osmose avec ce génie du partenariat qu’était Moore. On savoure Widmung des Myrthen de la soprano allemande Frida Leider (1888-1975), autre wagnérienne de légende, avec, en 1943, cet autre génial partenaire que fut Michael Raucheisen (1889-1984) pour tant de grandes voix. On le retrouve, lui puis Gerald Moore, pour des moments trop courts avec le baryton Hans Hotter (1909-2003) dans Mondnacht de Liederkreis en 1948, ou avec Pierre Bernac (1899-1979), si présent en concert comme sur disques avec Francis Poulenc, pour l’opus 127 n° 2 d’après Heine, Dein Angesicht, so lieb und schön. Gerald Moore est omniprésent pour de trop courtes évocations, toutes trois de 1951, d’Elisabeth Schwarzkopf (1915-2006) dans Aufträge op. 77 n° 5, de Victoria de Los Angeles dans Der Nußbaum tiré des Myrthen, ou dans le premier enregistrement pour EMI de Dietrich Fischer-Dieskau (1925-2012), Die Lotosblume des mêmes Myrthen.

On est comblé en découvrant le quatrième volet du coffret, qui propose trois cycles complets. Cela permet de mettre en miroir le baryton Gerhard Hüsch (1901-1984), dix ans avant Aksel Schiøtz, dans les Dichterliebe de 1936, avec Hans Udo Müller au clavier, qui mourra dans un bombardement de Berlin en 1943 ; c’est une version au lyrisme prenant, à marquer d’une pierre blanche, comme celle du Danois. On fait un pas en arrière pour retrouver en 1928 Lotte Lehmann, fugitivement présente dans le deuxième CD, pour Frauenliebe und -leben, avec un accompagnement peu valorisant d’un ensemble instrumental. Mais il suffit de se laisser bercer par la musicalité de cette voix inestimable, sans doute l’une des plus esthétiquement belle du XXe siècle, agrémentée d’un son qui lui rend justice. Le coffret se referme sur un enregistrement de 1937/38 de la basse Friedrich Schorr, lui aussi entraperçu dans le premier CD. L’opus 39, Liederkreis, avec Fritz Kitzinger au piano, est chanté par ce Hongrois naturalisé américain avec la distinction de son grand Wotan de Bayreuth au milieu des années 1920. 

Ce coffret s’adresse sans doute prioritairement aux amateurs de gravures anciennes, qui seront enchantés, comme nous le sommes, par ce parcours jonché de perles rares que l’on admire sans réticences, tant la quintessence des voix met son empreinte sur la dévotion au lied schumannien. Mais il plaira aussi à tous les amateurs de ces grands interprètes du passé qui nous éblouissent encore par leur rayonnement. L’acquisition se justifie à elle seule par la présence des cycles complets, mais l’ensemble est une précieuse leçon vocale ! On pourra regretter que la notice soit indigente, pour ne pas dire inexistante, quant aux divers artistes, mais elle donne avec précision les nécessaires références originelles des enregistrements.   

Son : de 3 (gravures les plus anciennes) à 8  Notice : 5  

Répertoire : 10  Interprétation : de 8 à 10

Jean Lacroix 

 

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