Bach au luth, la leçon insoumise d’Evangelina Mascardi
Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Suite en sol mineur BWV 995. Prélude et Suite BWV 996. Partita en ut mineur BWV 997. Prélude BWV 998. Prélude en ut mineur BWV 999. Fugue en sol mineur BWV 1000. Partita BWV 1006. Evangelina Mascardi, luth. Livret en anglais, allemand, français, italien. Février 2020 – septembre 2021. TT 60’03 + 50’32. Arcana A529
Le double-album d’Evangelina Mascardi convoque les sept œuvres associées au répertoire pour luth de Bach, qu’elles soient autographes ou issues de copies ou tablatures tierces, qu’elles soient expressément prévues pour le luth ou un autre instrument. Figurent donc le BWV 996 pour Lautenwerk et ici transposé en fa dièse mineur, le Prélude BWV 999 copié par Kellner, la Fugue BWV 1000 jouée d’après son modèle pour violon, le BWV 1006a sans mention d’instrument sur le frontispice de la partition, ici transposé en fa majeur.
Trois luths à treize ou quatorze chœurs du facteur Cezar Mateus apportent leur relief et leur palette brute à un jeu sculptural et grenu, qui pousse loin le ressort quasi orchestral. La polyphonie sonne parfois comme un consort : la reprise de la Gavotte BWV 995, cette autre Gavotte BWV 1006a scénarisée comme une conversation galante. La dramatisation n’est pas en reste, elle triomphe. On écrirait des pages sur cette interprétation du BWV 999 où les accords brisés et les contretemps accablent comme un pendule oscillant entre souffrance et ennui -pour paraphraser Schopenhauer- et où l’artiste d’origine argentine nous rappelle cette douloureuse saillie poétique de son compatriote Julio Cortázar né à Ixelles : « l’aube sordide plane comme la cendre sur le rêve vaincu et l’oreiller défiguré par le creux d’une seule tête » (Salvo el crepúsculo).
La fermeté des appuis n’empêche pas les accès de loquacité (on succombe à l’intarissable Allegro BWV 998, à la verve guitaristique du Prélude BWV 1006a) ni les chorégraphies sophistiquées (la Courante BWV 996, aux gestes hiératiques et pesés, comme d’une canéphore). Tout ne semble pas écrit tant le jeu laisse sa part à l’inspiration du moment, accueillant d’exquis et impondérables ornements (chapelet de grâce pour la Sarabande BWV 996, qu’on dirait s’évanouir dans les limbes…). Alors que certains (rares) instants appelant l’improvisation cherchent leur maintien (l’introductif passagio du même BWV, un brin confus), on retient surtout une étonnante capacité de construction narrative, où l’invention rétive à la cage rivalise avec une incontestable autorité, ainsi le Prélude de la Partita al liuto.
Avouons que le style rebelle à l’apprivoisement relève bien peu de la fluidité d’un Thomas Dunford (Alpha) et ne présente rien d’évident qui ne fût obtenu par âpre confrontation au texte. Comme tout ce qui est conquis, tel la lutte d’un tailleur arrachant une statue à un marbre, cet intranquille Bach-là n’en est que plus précieux et, pour peu qu’on se prête à sa machination, qu’on accède à ses horizons chimériques, nous laisse moins béat qu’admiratif de ses libertés. Sans exclure une saine perplexité : que de perspectives dans la Fugue qui referme le voyage !
Son : 8,5 – Livret : 8 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10
Christophe Steyne