L’ensemble Hexaméron ressuscite les salons musicaux sous le Premier Empire

Pasticcio. Paris 1801. Œuvres de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Ludwig Wenzel Lachnith (1746-1820), Domenico Cimarosa (1749-1801), François Devienne (1759-1803), Jean-Louis Duport (1749-1819), Giovanni Paisiello (1740-1816), Felice Blangini (1781-1841), Ferdinand Hérold (1791-1833), Pierre Garat (1762-1823). Marianne Croux, soprano. Cyrille Dubois, ténor. Ensemble Hexaméron. Luca Montebugnoli, piano, direction. Roldán Bernabé, violon. Nicolas Bouils, flûte. Amaryllis Jarczyk, violoncelle. 2023. Livret en français, anglais ; paroles en langue originale et traduction bilingue. 79’58. EnPhases ENP017
Un disque qui ressuscite avec science, sensibilité, éloquence l’atmosphère d’une époque charnière ! Michel Brenet (Les Concerts en France sous l’Ancien régime, 1900), Lionel de La Laurencie (Le Goût musical en France, 1905), Louis Striffling (Esquisse d’une Histoire du Goût musical en France au XVIIIe siècle, 1912) : depuis plus d’un siècle, divers travaux permirent de cerner les contextes d’exécution et de réception musicales dans une nation à l’ère pré- et post-révolutionnaire. L’érudite notice du CD cite des ouvrages, plus récents, tout aussi fondamentaux, consacrés à la période entre les Lumières et le Romantisme (Jean Mongrédien, Flammarion), entre Restauration et Monarchie de Juillet (Anne Martin-Furgier, Fayard). Selon l’expression de cette dernière, le salon s’affirme comme « unité de base de la sociabilité mondaine », héritier des aristocratiques cénacles comme celui de la Marquise de Rambouillet et sa chambre bleue.
La bourgeoisie, les notables qui taquinaient la muse pouvaient y cautionner leur amateur talent en jouant en compagnie de musiciens professionnels. Ceux-ci, en symbiose, pouvaient établir, confirmer leur notoriété sous des oreilles distinguées, tester leurs pièces nouvelles en petit comité, avant de les soumettre à une large audience. André Grétry (1741-1813) l’admettra volontiers. Réciproquement, des œuvres symphoniques ou lyriques qui avaient déjà défrayé la chronique pouvaient être entendues dans des formats plus confinés et avisés.
Pour cette raison, dans ces espaces privés, le répertoire qui était joué reste confidentiel, suppose des hypothèses, des initiatives. « Dépasser une approche interprétative purement textuelle pour adopter une démarche davantage créative et expérimentale. Pour ce faire, nous avons choisi le salon comme point d’observation. [...] Une fois ce décor planté, nous avons travaillé à la reconstruction d’un programme d’une soirée musicale, telle qu’elle aurait pu avoir lieu dans ce contexte » : telle est l’ambition de cet album, dont le titre Pasticcio avoue l’éclectisme, et se réfère aussi au déclic qui en fut le fondement : la rencontre des interprètes avec Les Mystères d’Isis, représenté à Paris en 1801 où il conquit pendant toute la décennie le Théâtre de la République et des Arts. Une réappropriation de La Flûte enchantée, par Ludwig Wenzel Lachnith et Étienne Morel de Chédeville, revisitant tant le texte que la musique du Singspiel de Mozart, et empruntant à d’autres de ses créations lyriques (Noces de Figaro, Don Juan, Clémence de Titus). Outre l’Ouverture, deux extraits vocaux nous en sont proposés, dans une réduction chambriste.
Parenthèse : une affirmation de la notice mérite nuance quand elle estime que l’œuvre de Mozart restait « largement méconnue, peu publiée et très rarement jouée, réservée à un petit cercle de musiciens et de connaisseurs ». S’il est vrai que la diffusion de ses opéras auprès du public français fut posthume, il n’en va pas de même de sa musique orchestrale et instrumentale. Entre le troisième séjour du Salzbourgeois dans la capitale (1778) et sa mort en 1791, son nom figura ainsi plus de dix fois à l’affiche du Concert Spirituel, et une cinquantaine de ses partitions (essentiellement pour ou avec piano) furent publiées par les éditeurs parisiens.
Au travers de deux œuvres de l’école napolitaine alors particulièrement en faveur (Nina, o sia La Pazza per amore de Giovanni Paisiello, et Il Matrimonio segreto de Domenico Cimarosa), le parcours reflète aussi l’engouement pour les airs que l’on pouvait entendre en italien au Théâtre Olympique, ouvert en 1801 sous l’égide de Mademoiselle Montansier. Dans la même langue, mais dans un genre plus intimiste, le récital convie trois Nocturnes de Felice Blangini, sur des poèmes de Pietro Metastasio. Le versant français de la Romance est illustré par Pierre Garat et François Devienne, avec la particularité d’un accompagnement par un trio sollicitant violon, violoncelle, flûte autour du piano. On se laissera griser par les émouvants Chants de Pedro, de Cortez, Hymne de la mort, tirés de la pastorale Gonzalve de Cordoue sous la plume de Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794), superbement déclamés par Cyrille Dubois. On succombera tout autant à la Complainte du troubadour, à Salut à toi belle prairie, confiés à Marianne Croux.
Autre occasion d’honorer sa formation, Hexaméron ne manque pas de convoquer deux compositeurs du tout jeune Conservatoire, qui devinrent des références pour leur instrument : un extrait du septième Concerto de Devienne, une Romance de Duport. Le clavier est à l’honneur dans l’Andante du troisième Concerto de Ferdinand Hérold. Le florilège s’achève sur l’Allegretto du Concerto en ut K. 503, remanié en 1828 par Frédéric Kalkbrenner. Ce bouquet a fait l’objet d’adaptations par l’ensemble dirigé par Luca Montebugnoli, qui mène à Gand des recherches universitaires sur la pratique de l’arrangement, et nous détaille son expertise pages 14-17 du livret.
Violon, flûte, violoncelle d’époque sont réunis autour d’un piano carré Érard de 1806, acquis par l’association La Nouvelle Athènes et restauré par Christopher Clarke. Il dispose de quatre pédales activant registres de luth, voix céleste, basson, et relevée des étouffoirs. Dès l’Ouverture de Die Zauberflöte, on est convaincu par la virtuosité du quatuor. La salle de réception du Château de la Petite Malmaison, construit pour Joséphine de Beauharnais, offre un inspirant écrin à ce laboratoire magistralement instruit, conçu et réalisé, capté dans une ambiance feutrée mais non dépourvue de brio. On ne saurait minimiser l’éloge quand pareil projet soulève autant d’intérêt que de plaisir envers la redécouverte de ce répertoire contemporain de l’ascension napoléonienne.
Christophe Steyne
Son : 9,5 – Livret : 9,5 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 10