Bach l’œuvre d’orgue, volume 4 par Jean-Luc Thellin : une grande intégrale en cours

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Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Praeludium & Fuge en mi mineur BWV 548, en sol mineur BWV 535 ; Schmücke dich, o liebe Seele BWV 654 ; Fantasia en ut majeur BWV 570 ; Allein Gott in der Höh sei Ehr BWV 662-664 ; Concerto en ré mineur BWV 974 ; Toccata & Fuge en ré mineur BWV 538. Jean-Luc Thellin, orgue du Temple du Bouclier à Strasbourg. Livret en français (traduction néerlandaise et anglaise accessible par QR code sur le site internet de l’éditeur). Octobre 2019. TT 76’25. Organroxx 14

Quatrième étape d’une intégrale annoncée en juin 2018, organisée comme autant de récitals librement constitués, à l’instar du dernier legs de Marie-Claire Alain chez Erato. Voilà qui change des agencements par genre, par thématique, par chronologie de composition, ou en lien avec le cycle liturgique. L’interprète peut ainsi sélectionner les pièces qui conviennent le mieux à son envie, et aux instruments : après les orgues Thomas de l’église Saint Vincent de Ciboure (ville de naissance de Ravel) et de l’église Saint Jean de Wissembourg, le volume 3 était réalisé sur le Cattiaux de la Basilique Saint Rémy de Reims. Retour à la maison Thomas pour le volume 4, en l’occurrence celui du Temple du Bouclier (34 jeux sur deux claviers et pédalier) achevé en 2007 dans un buffet classé Monuments Historiques quatre ans avant. Une facture inspirée par Heinrich Gottfried Trost et particulièrement adaptée au répertoire baroque germanique : la discographie de l’instrument s’honore d’une dizaine de CDs, la plupart consacrés à Bach, dont Die Kunst der Fuge par Bernard Foccroulle (Ricercar), une anthologie par Wim Winters (Paraty) et le volume 6 de l’intégrale d’Helga Schauerte Maubouet (Syrius).

Titulaire à Notre-Dame de Vincennes, professeur aux conservatoires de Melun et Chartres, l’organiste et claveciniste liégeois est l’auteur de la présentation des pièces, précédée par une note d’intention. Comme dans les précédents volumes, on regrette plusieurs graphies négligentes : quantique pour cantique, évantail, par toi chère âme (au lieu de pare-toi), éthique pour esthétique, nobles croches pour doubles croches ; par ailleurs, le BWV 570 est dans la tonalité de C-Dur (ut majeur) et non C-Moll (ut mineur)… Cette notice se découvre sur un dépliant (pas facile… à replier) en gros caractères bien lisibles, et s’accompagne d’un feuillet en trois volets mentionnant les registrations. Merci.

Le programme inclut trois binômes, une Fantaisie, le Concerto transcrit d’après Marcello, et quatre des dix-huit chorals « de Leipzig ». La judicieuse alternance des genres, des tonalités, des humeurs engendre un rythme d’écoute varié. En exergue, le monumental BWV 548 valorise la puissance et l’éclat du plenum de la tribune strasbourgeoise. Les cliquets en ciseau de la fugue (une des plus longues et ardues du compositeur) sont transportés par un tempo vif, unificateur mais volontariste, qui évite tout affaissement. S’en dégage un profil conquérant, sans répit ni alanguissement, d’une confondante lisibilité. Aucune déconcentration dans la cinquième séquence de ripieno (4’14) malgré les quatre voix, aucune déperdition d’énergie dans le da capo (5’25). Le ton s’ose pugnace, agaçant par exemple la convulsion des deux premiers épisodes en concertino (1’53-2’30) lancinés de douleurs pulsatiles. Après une prestation si péremptoire, presque violente par sa motricité incoercible, on apprécie le choix du doux Schmücke dich, o liebe Seele patiemment chanté, délicatement coloré (Quinta et Tierce) sur le calme soutien des Principaux. 

Le Prélude suivant (BWV 535) réclame aussi de la vélocité, et surtout sensibilité et subtilité, qu’on détecte en moult détails : ainsi la césure (0’09) non écrite mais évidente pour l’équilibre structurel, ainsi le phrasé intériorisé pour le ruissellement de triples croches (0’59), ainsi le traînage calculé de la descente chromatique de l’octave (1’21), sans accelerando (Andrea Marcon chez Hänssler) ni effets d’écho impressionnistes entre claviers (certains organistes néerlandais). Descente au terme de laquelle (2’11) Jean-Luc Thiellin revisite la désinence tonale : stations sur fa dièse et mi, éludant les paliers intermédiaires de cette mesure 31. Salicional et Viola di Gamba : une alliance idéale pour ces pages de jeunesse qui s’adonnent à des bariolages d’archet, et identique à celle de la Fugue, permettant la netteté des attaques (moyennant l’appoint des mixtures) pour mieux discerner les voix. Dentelle au point d’Alençon pour l’énoncé, tréfilé de doigts de fée (0’14-0’30) ! L’émotion est palpable, sans dissimuler quelque passagère dissonance à la fin de la mesure 39 (2’06). La conclusion (3’54) s’adjoint Sesquialtera et Trompette, du meilleur effet.

Là encore, quelques chorals ménagent un havre, campé par la triade Allein Gott in der Höh sei Ehr, un des plus chers au cœur du Kantor. On remarquera que pour le BWV 662 Jean-Luc Thellin privilégie une registration cossue, en huit pieds sans mixtures, assumant le seul Principal 8’ pour le soprano. La louange, la jubilation semblent s’introvertir dans un climat intimiste qui méditerait les paroles « maintenant est une grande paix sans fin ». En revanche, le BWV 663 se montre d’un caractère bien trempé, avec cantus firmus enrôlant Gemshorn et Trompette : une fermeté qui contraste avec une articulation étonnamment souple. Même ductilité, même élégance pour le troisième choral, qui se démunit du 16’ mais s’illumine d’une Waldflöte 2’. Au terme de la trilogie, et au vu des registres qui se sont décantés vers l’aigu, on se demande si par ce moyen l’interprète n’image pas l’élévation de la gloire divine vers les contrées célestes, suggérée par cette cohorte d’anges qui virevoltent dans le BWV 664.

Le Concerto en ré mineur, d’après celui pour hautbois d’Alessandro Marcello, appartient à la série des arrangements BWV 972-987 qu’on entend plus souvent au clavecin ou piano qu’aux tuyaux. Quitte à l’inclure dans une intégrale d’orgue, on la voudrait mieux animée que ce qui déçoit ici. On sent bien que l’organiste met du soin à ces broderies d’agrément, mais malgré ces efforts l’expression reste en berne. Plusieurs écoutes ne nous ont pas permis de succomber à un Allegro trop volage (comme ne parvenant à trouver ses appuis), à l’accompagnement flemmard dans le célèbre Adagio, sans même susciter quelque cliché lagunaire alla Canaletto. Pour le Presto, on peut préférer des approches théâtrales, tel Olivier Vernet (Ligia). Onze minutes oubliables au sein d’un parcours au demeurant bien rempli (une heure et quart), et qui voisinent heureusement avec des chefs-d’œuvre, comme celui qui paraphe ce CD.

La Toccata « dorienne » en dit long sur la maniabilité de la console du Bouclier, et mieux encore sur l’agilité de l’interprète qui la propulse avec une époustouflante intelligibilité, notamment grâce à un jeu au pédalier aussi net et précis qu’au manuel. On pense à la virtuosité d’un Ton Koopman, peut-être aussi en raison de cette tentation de glisser certains ornements (dès la seconde entrée de la Fugue, le mordant sur mi à 0’16). Au demeurant c’est la plénitude et la sérénité qui dominent, comme il sied à cette pièce sobre et archaïsante. Un motet palestrinien émané d’une humble chapelle et qui, sans se divertir de la trame polyphonique, conquiert peu à peu son émancipation spirituelle. Car Jean-Luc Thellin sait instaurer une grande arche d’intensité, grâce à l’enrichissement progressif de sa palette (c’est la seule œuvre du disque pour laquelle il multiplie la registration) : ajout de la Waldflöte pour la première strette (3’24), des Mixtures pour la deuxième (4’24), contribuant au rayonnement croissant de la polyphonie. Rien d’accessoire ou fortuit donc, mais quel sens : une ascension vers la lumière que glorifie le Posaune dans la quatrième strette (6’46), où l’interprète combine magistralement sujet et contresujet. Un zénith. 

En marge des radars médiatiques, des intégrales notoires et des labels qui ont pignon sur rue, on félicite ces projets en cours (Éric Lebrun & Marie-Ange Leurent chez Chanteloup, James Johnstone chez Metronome…) qui servent la cause, trop discrètement hélas. On accourra donc vers cet éminent volume publié par Organroxx, d’autant qu’il profite d’une qualité audiophile. Un BWV 974 quelconque ne ternit pas l’expertise des moyens et la maturité de la vision pour les grands opus ici abordés. Des chorals très, très réussis. Et au sommet, trois diptyques d’anthologie, d’une classe suprême : depuis combien de temps n’avait-on enregistré un Bach aussi épanoui et ingénié, investi et souverain ?

Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 10 (hormis le Concerto) – Interprétation : 10 (idem…)

Christophe Steyne

 

 

 

 

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