Bianca e Fernando de Bellini : première mondiale sur DVD
Vincenzo Bellini : Bianca e Fernando, melodramma serio en deux actes. Salome Jicia (Bianca), Giorgio Misseri (Fernando), Nicola Ulivieri (Filippo), Alessio Cacciamani (Carlo), Giovanni Battista Parodi (Clemente), Elena Belfiore (Viscardo), Carlotta Vichi (Eloisa), Antonio Mannarino (Uggero) ; treize mimes ; Chœurs et Orchestre de l’Opéra Carlo Felice de Gênes, direction Donato Renzetti. 2021. Notice en italien et en anglais. Pas de livret, mais synopsis en italien et en anglais. Sous-titres en italien, en anglais, en français, en allemand, en coréen et en japonais. 148.00. Un DVD Dynamic 37954. Aussi disponible en Blu Ray.
Certains opéras sont investis d’une intrigue tarabiscotée que les personnages semblent avoir parfois du mal à déchiffrer. C’est le cas pour ce Bianca e Fernando, deuxième opéra de Bellini. Pierre Brunel, dans la biographie qu’il a consacrée au compositeur (Fayard, 1981, p. 66), a réussi à synthétiser le scénario de façon claire. Nous lui empruntons son résumé : Un aventurier, Filippo, a réussi à déposséder le duc d’Agrigente, Carlo, à faire croire qu’il est mort et à exiler le fils du duc, Fernando. Carlo a aussi une fille, Bianca, qui fait à Filippo une confiance aveugle. Elle l’a choisi comme régent du duché et s’apprête à l’épouser pour défendre son peuple contre ses ennemis. Mais Fernando revient, déguisé et cachant son identité sous le nom d’Adolfo. Devant Filippo, il affirme qu’il a vu Fernando combattre en Ecosse. Il se place au service du nouveau maître. La première mission que lui confie Filippo est de tuer Carlo qui, jusqu’ici, n’était qu’emprisonné, Fernando accuse sa soeur de complicité. Mais elle lui révèle qu’elle a été elle-même trompée. Travestie en soldat, elle aide Fernando dans sa tâche : ils délivrent Carlo qui retrouvera son duché et renversera l’usurpateur. On ajoutera que Bianca est veuve et mère d’un jeune enfant, ce qui aura son importance dans le dénouement final.
Après son premier opéra, Adelson e Salvini, créé à Naples en février 1825, Bellini reçoit une commande dans la même cité, mais cette fois pour le Teatro San Carlo. Ce sera Bianca e Fernando, texte rédigé par Domenico Gilardoni (1798-1831), qui écrira plusieurs livrets pour Donizetti. La censure oblige Bellini à transformer le prénom masculin du titre en Gernando, pour ne pas vexer le Prince des Deux-Siciles, Ferdinando. L’accueil de cette version, le 30 mai 1826, est bon et vaut à Bellini un contrat pour la Scala de Milan ; ce sera Il Pirata, en octobre 1827. Sous son vrai titre, Bianca e Fernando est repris à Gênes, pour l’inauguration du théâtre Carlo Felice, le 7 avril 1828, avec un livret retravaillé par Felice Romani (1788-1865) -il sera librettiste de Mayr, Rossini, Donizetti, Verdi, Meyerbeer et de quelques autres- et une partition remaniée, dont l’ouverture, un air que l’on retrouvera dans Norma, et la scène finale, Filippo se servant cette fois du fils de Bianca comme bouclier humain pour tenter de s’échapper.
C’est sur la même scène génoise que la présente production a été filmée, avec grand soin, le 30 novembre 2021. Paul-André Demierre s’est fait l’écho, dans les colonnes de Crescendo, d’une soirée vue quelques jours auparavant (article du 23 novembre 2021), qu’il a qualifiée de remarquable exhumation. Un avis auquel nous souscrivons volontiers en ce qui concerne le plateau vocal et l’orchestre.
Le ténor Giorgi Misseri campe un Fernando/Alfonso très pertinent. Ce chanteur, qui s’est déjà illustré dans Gounod, Berlioz, Donizetti ou Verdi, montre de la vaillance, de l’assurance et forme avec Bianca un duo familial souvent émouvant. Alessio Cacciamani, un habitué du répertoire italien, est le duc emprisonné. Le rôle est certes limité, mais cette basse arrive à convaincre en père des deux principaux protagonistes, malgré les flèches qui le blessent et les cordes qui l’encombrent. Le méchant Filippo, c’est la basse Nicola Ulivieri, qui a lui aussi marqué de sa présence le répertoire italien, notamment sur la scène de la Scala. Il a toute la noirceur diabolique exigée par l’emploi.
Mais c’est Salome Jicia, née à Tbilissi, capitale de la Géorgie, qui, dans le personnage de Bianca, est le grand attrait de la distribution. On a déjà pu apprécier en Belgique cette soprano, âgée de 37 ans. À La Monnaie en Giovanna d’Arco de Verdi en 2019, et à l’Opéra Royal de Wallonie, dans des Rossini : La Donna del lago en 2018, et Otello en 2021. Elle reviendra sur la même scène en mai prochain pour I Lombardi alla prima crociata de Verdi. Physique avantageux, elle incarne le rôle de Bianca avec une grande justesse d’expression et une élégance incessante. Aigus faciles, medium et graves équilibrés, vibrato maîtrisé, sa voix a une couleur qui se révèle souvent idéale dans la psychologie du personnage. L’accueil que lui réserve le public en fin de soirée est éloquent. Les autres protagonistes sont bien en place, en particulier l’Eloisa de Carlotta Vichi. Avec Salome Jicia, le duo Sorgi, o padre (Acte II, Scène IV) atteint des sommets d’émotion. Il y en a d’autres, comme, à la scène suivante, les retrouvailles de Bianca avec son frère lorsque Fernando confirme son identité. L’explication qui en découle est hautement mélodramatique, mais elle est chantée et jouée avec un surcroît de douceur qui donne à ce moment une belle intensité.
Une telle équipe, équilibrée et investie, donne sens à une production qui, sur le plan de la mise en scène, nous laisse quelque peu perplexe. On aurait aimé que la notice apporte des précisions quant à la conception de l’Argentin Hugo de Ana, qui signe aussi décors et costumes. Le contenu interroge en effet quant à sa pertinence avec l’action ; il risque de ne pas être évident lors du visionnement. Les mouvements, les déploiements d’accessoires, notamment des oriflammes, et les figurants sur scène, dont des mimes, sont si nombreux qu’ils semblent gêner de temps à autre les chanteurs dans leurs déplacements. Le décor est original : il est composé de symboles sphériques de formats divers, dont le principal est de grandes dimensions et rappelle le modèle du célèbre astronome allemand Johannes Kepler. Les protagonistes sont placés devant, mais peuvent aussi en utiliser l’intérieur. Les chœurs (soldats en combinaisons blanches et masques) sont installés dans un surprenant espace ouvert au sommet de cette sphère. Il y aura aussi, sur le plateau, un étonnant piano renversé, signe de la furie de Filippo (?), et un aigle gigantesque qui se décomposera pour marquer le triomphe de la restauration du pouvoir légitime. De subtiles lumières de Valerio Alfieri dosent les changements d’atmosphère. Quant aux costumes, notamment ceux de Bianca, ils sont somptueux, le blanc étant réservé aux « bons » de la distribution, le noir au méchant Filippo. Au-delà des questions, énoncées plus avant, que l’on est en droit de se poser, l’œil reçoit maintes satisfactions.
Nos réserves quant aux choix de Hugo de Ana n’enlèvent rien au bonheur de la découverte de cet opéra aux évidents charmes vocaux, qui n’a connu au disque que des enregistrements à intérêt limité (à Turin pour Opera d’Oro en 1976, réédition en 2007, ou à Catane pour Nuova Era en 1991, réédition 2004). D’autant plus que les chœurs sont excellents et que Donato Renzetti conduit la séduisante musique de Bellini avec toute la brillance, mais aussi le sens du drame nécessaires. Voilà une rareté vidéographique, en première mondiale, que les amateurs du compositeur se doivent de ne pas manquer !
Note globale : 9
Jean Lacroix