Brahms, une intégrale pour orgue envoûtée par le cadre magique de Saint-Florian

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Johannes Brahms (1833-1897) : œuvre intégral pour orgue. Anton Bruckner (1824-1896) : Prélude en ut majeur WAB 129. Andreas Etlinger, orgue de l’abbaye de Saint-Florian (Autriche). 2017. Livret en allemand, anglais, français (traduction partielle).  78’26. TYXart TXA16084

Anton Bruckner appartint aux « petits chanteurs » de l’abbaye de Sankt Florian, y fut nommé organiste en 1848, et son corps y repose. Sur le tard, son modus vivendi partageait maintes similitudes avec celui de Brahms : le Bierbauch du bon vivant, un profil de vieux garçon, bougon pour l’un maladroit pour l’autre, un retranchement loin du luxe et des mondanités... Mais son admiration wagnérienne l’opposa au conservatisme prêté à son confrère hambourgeois, dont les quatre symphonies furent plus précocement reconnues. Dans diverses lettres, Bruckner se vengeait de Brahms, lui reprochant ses cachets ou suspectant sa jalousie. Ce CD prétexte cette inimitié larvée pour rapprocher les deux rivaux, voire les réconcilier, au prix d’une argumentation un peu naïve : les sept bémols à la clé de la Fugue WoO8 comme symbole d’humiliation, suivi en queue de programme par le Präludium en ut majeur, tonalité affirmative et rédemptrice, comme une illustration de la poignée de main entre Anton et Johannes ? Celle qui figure sur les célèbres silhouettes d’Otto Böhler. « En jouant Brahms sur l’orgue de Bruckner, on se prend à rêver d’une entente cordiale entre les deux maîtres » écrit Andreas Etlinger dans le livret : un instrument (légitimant le projet, et vice-versa…) dont il est cotitulaire depuis 1996 et sur lequel, l’année suivante, il joua l’œuvre complet de Brahms à l’occasion du centième anniversaire de son décès.

La prestigieuse console offre une centaine de jeux : une abondante ressource permettant de se délecter des flûtes, principaux, gambes en 16’-8’-4’, et de s’affranchir des mixtures et mutations criardes : c’est ainsi que l’interprète répond au « forte ma dolce » en tête du premier choral, et qu’il extrapole à l’ensemble de son esthétique de registration, dense et chaleureuse. Mais aussi à une éthique faite de hiératisme, d’émotion contenue, et de langueur contemplative.

Cette propension unitariste fonctionne pour l’essentiel, mais pas toujours.

Combien de mélomanes non férus d’orgue savent-ils que Brahms consacra aux tuyaux quelques-unes des plus nobles pages du XIXe siècle ? Écrites aux extrémités de sa carrière, et liées au couple Schumann. Les deux Préludes et Fugues (sol mineur, la mineur) entourent les derniers mois de Robert quand celui-ci était interné après sa tentative de suicide. Le compositeur du Requiem allemand y rend hommage au classicisme pour la polyphonie. Mais aussi au modèle baroque nordique pour l’éloquence : ces ingrédients hérités de l’école de Dietrich Buxtehude nécessitent un flamboiement, une aigreur, et quelques vents frondeurs incompatibles avec les options choisies par Andreas Etlinger : les Präludia WoO 9 et 10 sonnent amples mais touffus. Luxuriance émoussée, privée de faconde. On dirait du Bach de maturité, sans envolée ni crépitement, tel un dogme qu’on ne voudrait profaner, quitte à s’empêcher l’éclat. Les doigts ne souffrent aucune panne d’énergie mais plus d’anches auraient permis d’épicer les saillies. Et les Fugues attenantes semblent assoupies par un phrasé certes opulent mais émollient, éteint. L’activité contrapuntique apparaît diluée. Ce traitement convient mieux aux autres productions marquées par le deuil et un sentiment d’éternité : la lecture du O Traurigkeit, O Herzeleid, celle de la Fugue en la bémol mineur comptent même parmi les plus envoûtantes jamais entendues au disque. Une merveille, cossue, pieuse et enveloppante, dont on voudrait ne jamais se réveiller !

Les Onze Chorals constituent l’opus ultimum, rédigés en 1896 après la mort de Clara, et d’une autre manière exploitent les tonalités sombres et le climat funèbre émanés d’un homme qui se pressentait lui-même proche de sa fin. Pour autant, la figuration, dans la tradition du genre illustratif de ces versets, autorise une variété, un relief narratifs dont quelques organistes exacerbèrent la rhétorique (on pense par exemple à Jean-Charles Ablitzer à Belfort, chez Harmonic Records, ou Gerd Zacher à Essen-Werden chez Cybele). Alors qu’Andreas Etlinger s’en tient à une unification grassement romantisée. Inertielle et morose pour le O Gott, du frommer Gott dont la respiration se trouve égalisée : le ton orant réclamerait davantage de candeur et d’initiative dans la conduite de l’humble prière. Une candeur qui fait surtout défaut au Es ist ein Ros entsprungen : la métaphore christique de la fleur éclose nous a habitué à des contours plus ingénus et délicats. Les trois derniers chorals représentent l’adieu au monde, un ultime regard sur l’existence, que Brahms transforme en bouleversant crépuscule. Hélas, le premier Herzlich tut mir verlangen se montre ici empesé, écrasé par d’énormes basses en guise de catafalque. La dialectique d’ombre et de lumière, les ultimes aspirations du croyant (« je languis des joies éternelles » soupirent les paroles de Christoph Knoll) étouffent sous un marbre funéraire, rien moins qu’inquiétant. Dans le second Herzlich, le chant (pâlichon) et l’accompagnement en croches tendent à s’emboire sous le suaire, pour un résultat évanescent et désorienté là où doit plutôt se mobiliser un cortège d’espérance.

Respectant son propre ordonnancement, Andreas Etlinger fait précéder le dernier choral par son jumeau le troisième (sur le même texte O Welt, ich muss dich lassen), qu’il réussit particulièrement : la mélodie principale s’y fond en toute suavité dans la polyphonie holiste -là, on succombe à la somptueuse palette de Saint-Florian, toute de noirceur et d’or. Pour les effets d’estompe (claviers en écho) du onzième, témoins de l’effacement des derniers souffles, le délaiement devait-il primer sur l’assurance du cheminement qui se remet « entre les mains bénies de Dieu » ?

« Un autre enregistrement intégral ? » s’interroge le livret. Pertinente question ! Car la discographie recense une trentaine de versions des seuls Chorals et une cinquantaine d’intégrales, initiées dès les années 1950 (Ernest White chez Mercury, Virgil Fox chez RCA, Franz Eibner chez Telefunken…) Parmi tous ceux-ci, je recommanderai en priorité Luc Antonini à Toulouse (Basilique de la Daurade, RCA), François Ménissier à Zaltbommel & Schramberg (Hortus), et Bernard Coudurier à la Votivkirche de Vienne (BNL). 

Malgré les réserves ci-dessus évoquées, dans l’absolu rien ne choque ni même dérange. À condition de déjà bien connaître ce corpus et savoir faire la part entre les nécessités des œuvres et leur restitution par l’interprète : un propos aux équilibres majestueux, stylistiquement unifié, mûri par des années de pratique, au service d’une rare plénitude. Tout plaît voire subjugue. Tout coule, s’enroule, se love. Quelques moments de pure magie. Mais trop lisse, pondéreux, joufflu et homogène, pas assez de caractère, d’angles, de différenciation : là réside le problème au regard des exigences expressives de chaque pièce. Approche partiale, limitant Brahms à un paternalisme sévère, dévitalisé et résigné, comme si irrémédiablement passé de l’autre côté. Le regret qu’inspire surtout cette interprétation, et si l’on ose une explication, est de n’avoir voulu ou pu résister aux solennités du lieu -dommage on est passé près d’un très grand disque.

La magnificence de l’instrument autrichien (profond et moelleux à se pâmer), sa profuse séduction dans la tessiture medium-grave (si sollicitée par ces cahiers), la splendeur de la captation pallient cet univers de rigueur sempiternelle où manqueraient tantôt les ébats virtuoses du jeune amoureux de Clara, tantôt le sourire confiant que le vieux sage barbu soutira aux anges.

Christophe Steyne

Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8

 

 

 

 

 

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