Le monde mystérieux des concertos de Bent Sorensen

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Bent SORENSEN (1958) : Concerto pour piano et orchestre « La Mattina » ; Serenidad, pour clarinette et orchestre ; Concerto pour trompette et orchestre. Leif Ove Andsnes, piano ; Martin Fröst, clarinette ; Tine Thing Helseth, trompette ; Orchestre de chambre norvégien, direction Per Kristian Skalstad ; Orchestre symphonique national danois, direction Thomas Sondergard. 2020. Livret en anglais et en danois. 56.59. Dacapo 8.226095.

Né à Borup, petite cité danoise à 40 kilomètres au sud-ouest de Copenhague, Bent Sorensen a été l’élève d’Ib Norholm à l’Académie royale de musique de son pays, puis de Per Norgard. Sa production est riche d’un grand nombre de partitions dans des domaines variés : orchestre, dont deux symphonies, œuvres concertantes, pièces pour orgue, piano, instruments solistes, pour petit ensemble, chœurs, voix et orchestre, musique de chambre, ainsi que deux œuvres destinées à la scène, dont l’opéra Under the Sky. Ce musicien au langage personnel, qui s’inspire parfois de réminiscences du Moyen Age ou de la Renaissance, est à la recherche d’un son lumineux, au sein duquel les instruments solistes forment un point central vers lequel converge le reste de l’orchestre, en recherche d’interactions et d’espace commun. Sorensen aime par ailleurs attribuer à certaines de ces partitions un intitulé qui évoque une idée ou une image qui n’a pas nécessairement une base musicale. Il crée ainsi un monde incertain, empli de mystère et d’expressivité intérieure. Dans le présent CD, trois facettes récentes de son art sont proposées à travers trois concertos, écrits pour trois artistes scandinaves de renom.

L’idée du Concerto pour piano et orchestre n° 2 « La Mattina », composé de 2007 à 2009, est née à Vienne après un concert de Leif Ove Andsnes avec l’Orchestre de chambre danois. Après sa prestation, lors d’un moment de détente, le pianiste s’est mis au piano et a joué une transcription par Busoni du choral de Bach Ich ruf’ zu dir, Herr Jesu, BWV 639. Cette écoute a poussé Sorensen, de retour chez lui, à entamer l’écriture d’un concerto dont le créateur explique, dans la notice qu’il est « le plus expressif et le plus sombre » qu’il ait composé. Pour l’instrumentation, Sorensen a pensé à celle que l’on retrouve, chaleureuse, dans le Concerto pour piano n° 17 de Mozart. L’ensemble baigne dans une atmosphère qui oscille entre la lumière du jour et le noir de la nuit qui s’achève, avec une portée métaphysique, car ce moment correspond à l’existence humaine prise à son degré extrême entre l’abîme et le paradis. Cet aspect entraîne l’auditeur dans un monde mystérieux et imperceptible qui, tout au long des cinq mouvements, va se chercher au milieu de fluctuations dynamiques ou méditatives. Le tout dans un mélange de simplicité entamée par le piano, les cordes apportant leur part de couleur et de forme dans cette procession nocturne insidieuse et énigmatique, avec des effets de glissandi rêveurs, renforcés par des interventions disséminées des claves. Peu à peu, la lumière va s’installer, avec des pulsations et une énergie qui offre à l’orchestre des échos de guitare, avant un Lento poétique presque murmuré par le clavier, la flûte et le violoncelle venant renforcer la part d’ombre et de silence, avant une trépidante conclusion qui n’est pas sans évoquer le souvenir du Concerto de Grieg -qui fait partie du bagage pianistique d’Andsnes-, mais va se diluer en fin de compte dans la paix matinale par un rappel au Concerto n° 1 de Sorensen, qui porte pour titre « La Notte ». La boucle est bouclée… Dans cette partition polymorphe, Andsnes est à l’aise, esquissant avec la finesse qu’on lui connaît les subtilités d’une musique intrigante, mais aussi ses aspects virtuoses. L’Orchestre de Chambre danois, conduit par le chef norvégien Per Kristian Skalstad, le soutient avec toutes les nuances pénétrantes que la partition exige.

La même phalange, avec le même chef, accompagne la brillante virtuose Tine Thing Helseth, née à Oslo en 1987, dans le Concerto pour trompette de 2012-2013, en trois mouvements. L’instrument, qui semble surgir de loin avec un effet d’accompagnement qui fait penser à des voix humaines en retrait, va peu à peu dialoguer de façon volubile, avec des appels en forme d’éclats, qui vont se transformer dans le second mouvement en toile de fond d’une barcarole, évocation rêveuse de Venise, l’orchestre soutenant ce chant d’une grande beauté avec un tissu au travers duquel semble miroiter puis s’épanouir le soleil. L’effet est magique,et la soliste fait une démonstration de lyrisme intense. L’œuvre s’achève dans une débauche de couleurs, savamment dosées, laissant la trompette s’éteindre d’elle-même dans le silence. Comme dans la partition pour piano et orchestre, Sorensen utilise une instrumentation classique, qui est celle de l’époque de Haydn et de Hummel pour leurs concertos pour trompette. Une belle partition, que Tine Thing Helseth sert avec une grande précision.

En complément de ces deux œuvres, enregistrées en studio les 18 et 19 septembre 2019, un live du 10 mai 2014 donne accès à la Serenidad, pour clarinette et cordes de 2011-2012, une pièce en trois mouvements d’une durée totale d’un peu moins de vingt minutes, dont le compositeur a dit que lorsqu’il l’écrivait, il voyait « la clarinette comme un oiseau ou une poupée tentant de s’échapper de l’orchestre, comme d’une chambre ou d’un nid ». C’est la sensation permanente que l’on éprouve à l’écoute d’une page très virtuose, d’un romantisme tardif à la fois insolite et formulé avec beaucoup de chaleur. De façon inattendue, le clarinettiste fait corps avec les notes : il chante en même temps qu’il joue, comme s’il était une prolongation charnelle de son instrument, auquel il arrache souvent des cris intenses, langoureux ou échevelés, dans l’installation d’une spatialisation envoûtante et en même temps limpide et sereine, comme l’intitulé le suggère. Martin Fröst, né en 1970, est à la tête d’une discographie qui comprend les grandes partitions du répertoire classique ou contemporain, mais aussi des musiques du monde. Son interprétation très sensuelle est soutenue avec soin par Thomas Sondergard à la tête d’un Orchestre Symphonique national danois tout en nuances et en palpitations. Un CD de partitions de notre temps, témoins d’un langage personnel qui ouvre bien des perspectives.

Son : 9  Livret : 9  Répertoire : 9  Interprétation : 9

Jean Lacroix

 

 

 

 

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