Musique vocale et instrumentale vers l’an 1500 : autour d’un retable d’Hans Memling

par

Paradisi Porte. Guillaume Dufay (1397-1474) : Fuga duorum temporum ; Proles de caelo ; Ad cenam agni providi. John Dunstaple (1390-1453) : Christe Sanctorum, Tibe Christe ; Magnificat secondi toni. Jacob Obrecht (c1457-1505) : Den haghel ende die calde snee. Gilles Binchois (c1400-1460) : Virgo rosa. Graduel de Bruges, Graduel et Antiphonaire de Gand. Barbora Kabátková, Tiburtina Ensemble. Wim Becu, Oltremontano Antwerpen. Livret en anglais, allemand, français, néerlandais ; paroles des chants en latin et traduction anglaise. Décembre 2020. TT 65’12. Accent ACC 24373

En 1487, deux marchands espagnols commandèrent à Hans Memling (c1435-1494) un retable pour orner le Monastère Santa María la Real de Nájera. Seul est parvenu jusqu’à nous le triptyque central, aujourd’hui conservé à Anvers (Koninklijk Museum voor Schone Kunsten), reproduit sur la couverture du livret du CD. Sur le panneau médian, six anges chantent autour du Christ couronné. Sur les panneaux adjacents, dix autres anges jouent des instruments de l’époque. Aux extrémités, ceux représentatifs de la bassa capella : psaltérion, tromba marina, luth, harpe, vièle, organetto. On les entend dans Den haghel ende die calde snee. Dirigés vers le centre, les vents de l’alta capella : trompette de ménestrel, chalemie, buisine, clareta. La Danse de Clèves réunit ces deux consorts. La notice de l’album aurait pu mentionner un texte absolument fondamental, que l’on consultera pour approfondir le lien entre iconographie et organologie : Musical instruments in Hans Memling's paintings de Jeremy Montagu (Early Music, Volume 35, Issue 4, novembre 2007, pp 505-524).

Directeur artistique du projet, Wim Becu profita de la restauration du retable pour observer en détail les instruments qui y figurent, et en commanda une reconstruction en partenariat avec des facteurs et luthiers. Le disque se présente comme une illustration sonore qui mène à la scène céleste de l’œuvre peinte : ascension du Christ, accession au paradis, trône de gloire, cela dans un décor marial (hymnes d’adoration et d’assomption de la Vierge). Les pièces vocales puisent à des motets et cantiques de grands compositeurs contemporains et locaux : Dufay, mais aussi l’Anglais John Dunstaple pour rappeler que les polyphonies d’Outre-Manche se pratiquaient en Flandres. D’autres moments liturgiques s’approvisionnent bien sûr au Grégorien, en l’occurrence principalement le Graduel de Bruges. Cela ciselé avec un soin aussi expert qu’exquis par les huit chanteuses de l’ensemble tchèque Tiburtina. Le consort instrumental Oltremontano s’octroie le Virgo Rosa de Binchois, le Salve Regina, l’hymne Proles de caelo organisée autour de l’organetto par Catalina Vicens, et la brève Basse Danse arrangée en fantasmagorie par Andrew Lawrence-King. An Van Laethem aux cordes frottées, Hannelore Devaere et Philippe Malfeyt aux cordes pincées, Elisabeth Schollaert, Raphaël Robyns, Wim Becu à la soufflerie : de tels noms parmi les plus expérimentés de ce répertoire suggèrent une excellence qui tient ses promesses.

Redouterait-on que le sous-titre « vocal and instrumental music around 1500 relating to Memling’s famous painting » porte la trace de démarches juxtaposées entre les équipes de chantres et d’instrumentistes ? Mais le résultat est sous-tendu par une unité plus signifiante qu’il n’y paraît. On aurait pu craindre que les quelques danses ne divertissent la trame théologique. Non seulement l’habileté et la sobriété de leur interposition ne rompt pas le charme, mais elles instillent leur mimesis, via un subtil réseau de correspondances entre musica mundana, humana et instrumentalis, pour reprendre l’antique typologie de Boèce. « Les anges musiciens sculptés dans les stalles et peints dans les manuscrits sont donc les expressions personnifiées de l’ordre harmonique du monde, universel, divin, cosmologique propre au Moyen Âge [...] Les anges ont un rôle actif pour l’harmonie du monde dans les conceptions médiévales, puisqu’ils participent aux mouvements des planètes dont la rotation produit la musique des sphères. » expliquait Welleda Muller dans Figures de l’harmonia mundi dans les manuscrits et les stalles gothiques en France (Médiévales 66, printemps 2014, pp. 43-63). En ce disque vibre l’écho d’un puissant imaginaire cosmogonique qui vivait ses dernières heures avant la révolution copernicienne. Empruntant un voisine perspective, sur la piste de l’astronome Johannes Kepler (1571-1630), on se réfèrera aussi au remarquable Nature’s secret Whispering du Concerto Palatino et Bruce Dickey (Passacaille, 2019).

Dans ce giron de musique ancienne, certains albums-concepts déçoivent dans leurs présupposés ou leur réalisation. On ne peut donc que saluer la réussite du présent Paradisi Porte, qui s’est donné le temps de la réflexion, et s’est offert les moyens de la pertinence : outre la confection d’un instrumentarium ad hoc, précisons que celui-ci est accordé au tempérament pythagoricien. Cohérence et variété de la sélection musicale (même si d’autres parcours étaient évidemment possibles face à une si fertile thématique), haut degré de finition, et une délectable phonogénie contribuent à nous absorber dans la magie de ce « concert angélique ». On s’en voudrait de disséquer cet envoûtement, mais distinguons le chatoyant Ave mundi spes maria si vous en souhaitez une preuve patente.

Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire & Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

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