Anthony Collins, pas seulement pionnier de Sibelius
Anthony Collins - Intégrale des Enregistrements Decca. Œuvres de Georges Bizet (1838-1875), Anthony Collins (1893-1963), Frederick Delius (1862-1934), Sir Edward Elgar (1857-1934), Henry Balfour Gardiner (1877-1950), Percy Grainger (1882-1961), Engelbert Humperdinck (1854-1921), Felix Mendelssohn (1809-1847), Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Niccolò Paganini (1782-1840), Sergueï Rachmaninov (1873-1943), Jean Sibelius (1865-1957), Richard Strauss (1864-1949), Sir Arthur Sullivan (1842-1900), Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893), Ralph Vaughan Williams (1872-1958), Sir William Walton (1902-1983). Dame Edith Sitwell et Sir Peter Pears, récitants. Gervase de Peyer, clarinette ; Henri Helaerts, basson. Ruggiero Ricci, violon. Moura Lympany, Friedrich Gulda, Peter Katin, piano. London Mozart Orchestra, London Symphony Orchestra, London Philharmonic Orchestra, New Symphony Orchestra of London, London Promenade Orchestra, English Opera Group Ensemble, direction : Anthony Collins. Enregistré entre le 28 mai 1945 et le 6 décembre 1956 aux Studios Decca, West Hampstead ; Kingsway Hall ; Carlton Rooms, Maida Vale, Londres. 14 h 52 min. Édition 2021. Livret en anglais. 1 coffret 14 CD Decca « Eloquence » 4841467.
Les cinéphiles d’un certain âge et un tant soit peu mélomanes se souviendront d’avoir aperçu le nom d’Anthony Collins à diverses reprises aux génériques de films aujourd’hui bien oubliés, mis à part l’un ou l’autre comme Les Aventures de Robinson Crusoé de Luis Buñuel (1954)… Actuellement, Anthony Collins lui-même est plutôt tombé dans l’oubli également, bien qu’il ait participé aux beaux jours du microsillon naissant en tant que chef d’orchestre chez Decca, et la filiale australienne d’Universal a donc bien raison de nous le rappeler à la mémoire, lui qui, après le Suédois Sixten Ehrling (1918-2005), fut le premier chef anglo-saxon à nous révéler en disque l’intégrale des Symphonies, augmentée de quelques autres œuvres de Sibelius, au début des années 50.
C’est avec Mozart, et un excellent petit ensemble nommé adéquatement London Mozart Orchestra fondé en 1939 par Anthony Collins (1893-1963), que ce dernier débute sa carrière discographique chez Decca fin mai 1945, et comme le 8 juin 1945, Decca avait annoncé que son célèbre système FFRR (Full Frequency Range Recording) était déjà « utilisé quotidiennement depuis douze mois », il n’est guère étonnant que ce procédé révolutionnaire exalte d’emblée la lisibilité et la transparence des diverses voix de l’orchestre, révélant une Symphonie n° 33 en si bémol K. 319 précise aux phrasés subtils et à l’expression raffinée, tandis que le célébrissime Menuet du Divertimento n° 17 en ré K. 334 (K. 320b) se pare de grâces aériennes, typiques d’un interprète mozartien de haut vol garantissant des exécutions pures, vivantes et parfaitement équilibrées.
Et avec des qualités identiques, Anthony Collins se montre très attentif à ses solistes dans les divers Concertos de Mozart : on est heureux de retrouver le Viennois Friedrich Gulda (1930-2000) dans les Concertos pour piano n° 14 K. 449, n° 25 K. 503, n° 26 K. 537 « Couronnement » où, en 1954 et 1955, tout comme d’ailleurs dans le Burleske en ré mineur de Richard Strauss, le jeune soliste au jeu naturel n’avait pas encore développé ses aspects apprêtés ou guindés ; il est plutôt étonnant que Henri Helaerts (1907-2001), basson solo suisse à l’Orchestre de la Suisse Romande durant près de cinquante ans, n’ait pas enregistré le Concerto pour basson en si bémol majeur K. 191 avec Ernest Ansermet et son orchestre, mais il ne perd rien au change ! Par ailleurs il est inutile de présenter le clarinettiste anglais Gervase de Peyer (1926-2017), et il est émouvant de le retrouver ici, déjà admirable dans sa première mouture du Concerto pour clarinette en la majeur K. 622, le 14 juillet 1954.
Le reste est évidemment à l’avenant, que ce soient les interprétations raffinées de Peter Katin (1930-2015) des deux Concertos pour piano de Mendelssohn (probablement une première au disque), les doigts d’acier alliés à l’élégance de Moura Lympany (1916-2005) dans le Concerto pour piano n° 3 en ré mineur op. 30 de Rachmaninov, ou le feu associé à la précision inouïe du violon de Ruggiero Ricci (1918-2012) dans les deux premiers Concertos pour violon de Paganini, malheureusement amputés çà et là pour les faire tenir sur un seul LP…
Toutefois le principal intérêt de ce coffret est double : d’abord évidemment l’intégrale des Symphonies, accompagnée de quelques autres œuvres de Sibelius, et ensuite la superbe anthologie de musique anglaise dédiée notamment à Sir Edward Elgar, Ralph Vaughan Williams, Sir William Walton, et surtout Frederick Delius. Les œuvres de Sibelius par Anthony Collins sont maintenant des classiques de l’histoire du disque, et il convient de rappeler qu’à l’époque de ces enregistrements (du 21 février 1952 au 3 juin 1955), elles étaient encore peu familières aux mélomanes. Si les interprétations du chef d’orchestre anglais qui avait échangé une correspondance avec Sibelius se situent au plus haut niveau, on admirera particulièrement la merveilleuse Symphonie n° 6 en ré mineur op. 104 (1923), épure toute en demi-teinte, si souvent jouée précipitamment (quand elle est jouée !…), notamment le premier mouvement pourtant marqué Allegro molto moderato !… Anthony Collins respecte absolument ces indications de tempo, offrant une lisibilité absolue de toute la partition. Ces gravures restent des références et l’impeccable transfert en exalte les qualités sonores remarquables dues à l’ingénieur du son exceptionnel Kenneth Wilkinson (1912-2004) qui réussit à capter sur bande avec un réalisme étonnant les plus intenses orages sibéliens.
Les sept pages de Frederick Delius (1862-1934) sont le cœur de la superbe anthologie de musique anglaise gravée par Anthony Collins dont les interprétations rivalisent sans peine avec celles de Sir Thomas Beecham, avec une mention toute particulière pour The Walk to the Paradise Garden (Intermezzo de l’opéra A Village Romeo and Juliet), A Song of Summer, et Paris (The Song of a Great City) ; de même il n’est guère étonnant que l’Étude Symphonique Falstaff op. 68 de Sir Edward Elgar (1857-1934) par Collins (février 1954) soit d’une lisibilité nettement supérieure à celles des versions précédentes d’Elgar (1931) ou même Boult (1950), rendant l’écoute de cette œuvre plutôt complexe plus attrayante et passionnante. Son enregistrement (1952) de la fervente Fantasia on a theme by Thomas Tallis de Ralph Vaughan Williams est une pure merveille absolue, auréolée d’une discrète réverbération évoquant l’ambiance de sa création à la Cathédrale de Gloucester dans le cadre du Three Choirs Festival de septembre 1910 ; il est toutefois étonnant qu’Anthony Collins ait laissé passer deux très courtes instabilités des cordes à 8:03 et 14:28 » alors que, tout comme pour l’Introduction et Allegro pour cordes op. 47 d’Elgar, il accorde ses soins attentifs à la distinction sonore entre le quatuor soliste et le reste des cordes, les deux œuvres reprenant, modernisée, la structure du concerto grosso.
L’enregistrement de Façade - An Entertainment de William Walton, avec Edith Sitwell, l’auteure des poèmes, et Peter Pears comme récitants et Anthony Collins comme chef, est le deuxième après les 78 tours incomplets Decca dirigé en 1929 novembre par Walton. La présence d’Edith Sitwell assure l’authenticité de cette version, d’autant plus que Collins dispose d’un excellent English Opera Group Ensemble dont il convient de citer les solistes : John Francis (flûte et piccolo), Stephen Waters (clarinette), Temple Savage (clarinette basse), Michael Krein (saxophone alto), David Mason (trompette), James Blades (percussion), Anthony Pini et Terence Weil (violoncelle).
Peut-être les autres œuvres sont-elles moins indispensables sous la baguette néanmoins toujours excellente d’Anthony Collins, car sous la concurrence de nombreuses autres versions légendaires : c’est surtout le cas de la suite du ballet-pantomime L’Amour Sorcier de Manuel de Falla, gravée le 4 février 1950 mais hélas amputée des parties de mezzo-soprano, ou encore du Capriccio Italien op. 45 ou de Francesca da Rimini op. 32 de Tchaïkovski en janvier 1956, parmi les tout derniers enregistrements Decca de Collins, à la concurrence particulièrement redoutable.
Le dernier CD (n° 14) du coffret est essentiellement consacré à de la musique légère de qualité de Henry Balfour Gardiner (1877-1950, grand-oncle de John Eliot Gardiner), Percy Grainger (1882-1961) et Sir Arthur Sullivan (1842-1900, le musicien du librettiste William Gilbert des Savoy Operas), interprétée avec panache par le London Promenade Orchestra… Et cet album s’achève sur la pointe des pieds par deux compositions brèves, discrètes et légères du chef d’orchestre dirigées par lui-même : Vanity Fair et With Emma to Town, des « lollipops » comme les aurait qualifiées avec l’humour qui le caractérise si bien le grand Sir Thomas Beecham !
Son : 9 - Livret : 10 - Répertoire : 10 - Interprétation : 9
Michel Tibbaut