Après plusieurs années d’absence, Krystian Zimerman avait reparu au Victoria Hall de Genève le 7 septembre 2020 en interprétant le Troisième Concerto de Beethoven avec l’Orchestre de la Suisse Romande dirigé par Jonathan Nott. En cette même salle, il revient le 14 octobre 2024 avec son propre piano Steinway qui ne produit aucun clinquant agressif pour se rapprocher d’une esthétique de musique de chambre avec le même programme qu’à Monte-Carlo.
Sa première partie de programme consacrée à Chopin en est la parfaite illustration grâce à trois des Nocturnes. Dans l’opus 15 n.2 en fa dièse majeur il fait chanter la main droite dans un cantabile éperdu qui se déroule sur une basse discrète oscillant au gré d’un rubato subtil. L’opus 55 n.2 en mi bémol majeur est dominé par un ample legato permettant à deux voix d’élaborer un dialogue serré que soutient une main gauche ondoyante, alors que l’opus 62 n.2 en mi majeur cultive une poésie intériorisée que lacérera un agitato véhément avant de parvenir à une conclusion rassérénée.
Krystian Zimerman s’attaque ensuite à l’une des œuvres majeures de Chopin, la Deuxième Sonate en si bémol mineur op.35, qu’il aborde à un tempo échevelé presque halluciné, entraînant une progression par accords serrés qui suscite un pathétique boursouflé. Le Scherzo l’édulcore par l’enchaînement de traits brillants dont le Più lento tirera une veine sentimentale plutôt douloureuse. La Marche funèbre constitue le sommet de son interprétation par son avancée ponctuée par un glas impitoyable qu’atténuera le cantabile médian embué de sombres larmes. Le da capo de la Marche semble aussi mystérieux qu’une lointaine réminiscence tirant dans son sillage un presto informe comme une course à l’abîme qui pétrifie l’auditeur pantois… Prodigieux !
En seconde partie, Krystian Zimerman propose le cahier des Estampes élaboré en juillet 1903 par Claude Debussy suppléant par l’imagination à son manque de moyens pour voyager. A fleur de clavier il égrène les sonorités cristallines des gongs et gamelans balinais émanant de Pagodes enveloppées par le brouillard d’arpèges arachnéens de la main droite, tandis que La Soirée dans Grenade laisse sourdre un motif de guitare sèche produisant un rythme de habanera que les lourdes effluves capiteuses tentent d’émousser, en réduisant même au silence les lointains échos d’un fandango festif. Et Jardins sous la pluie tient ici d’une toccata véloce fuyant sous le déferlement d’averses jusqu’à un moins rigoureux où l’on fredonne « Nous n’irons plus au bois », passagère accalmie qu’annihile la volonté d’animer jusqu’à la fin pour parvenir au soleil d’un mi majeur conclusif.
L'incroyable ténor Peni Pati sort un nouvel album dont le titre est “Nessun dorma”. Il y a chance des grands airs, bien célèbres, mais aussi des raretés. En compagnie de son épouse Amina Edris, et son frère Amitai Pati et sous la direction de haute probité d’Emmanuel Villaume, il offre un récital au programme gargantuesque et la qualité vertigineuse. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec ce ténor qui marque son époque.
Le titre de votre nouvel album est Nessun Dorma, qui reprend le célèbre air de Turandot de Puccini.Bien sûr, c'est un air célèbre qui fait partie du répertoire de tous les ténors.Mais qu'est-ce que cela signifie pour vous de l'enregistrer et de laisser votre version sur le disque aux côtés des plus grands ténors du passé ?
Pouvoir laisser son empreinte sur cette musique est une chose importante. C'est un grand honneur de pouvoir inscrire sa propre interprétation sur les tablettes du temps. Cela me rend humble, mais m'incite aussi à aller de l'avant et à continuer à m'améliorer.
Enregistrer un récital d'airs pour/avec ténor est toujours un choix, car le répertoire est presque infini. Comment avez-vous choisi les airs de votre album ?
Je pense qu'il est important de décider de l'histoire ou du message que l'on veut transmettre. Dans mon cas, je voulais montrer les progrès accomplis depuis le premier album, les progrès de la voix, mais aussi les progrès de la direction artistique. J'essaie de ne pas laisser ma passion décider de ce que je vais chanter, car on peut alors se retrouver à chanter des choses que l'on ne devrait pas chanter, mais que l'on a faites parce qu'on les aimait. J'essaie également de choisir des airs qui ne font pas toujours partie de la liste cliché des ténors - je parsème donc ma sélection d'airs moins connus, mais qui méritent néanmoins d'être entendus.
Cet album contient une rareté absolue d'Ernest Guiraud, un air de son opéra Frédégonde (terminé par Camille Saint-SaËns après la mort du compositeur).Qu'est-ce qui vous a attiré vers cette partition méconnue d'un compositeur presque totalement oublié en dehors des livres érudits d’histoire de la musique ?
On m'a demandé de chanter cet opéra il y a quelques années, malheureusement, Covid a saisi cette opportunité et cela ne s’est pas réalisé. Depuis, j'ai écouté la musique et j'ai appris à la connaître. Un opéra en collaboration est une occasion rare d'entendre les œuvres de deux compositeurs ! Guiraud et Saint-Saëns ! J'ai adoré la sensibilité de l'écriture, mêlée à une écriture presque wagnérienne - en particulier dans ce duo ! Il fallait que je l'ajoute et j'espère qu'il fera partie du répertoire de duos d'aujourd'hui.
Ce dimanche 13 octobre a lieu le concert du Budapest Festival Orchestra à la Philharmonie du Luxembourg. La phalange hongroise est placée sous la baguette de son directeur musical, Iván Fischer. Nous retrouvons également Nikolaj Szeps-Znaider en soliste au violon. Au programme de cette soirée consacrée au compositeur allemand Johannes Brahms, quatre œuvres : la Danse Hongroise N°17, le Concerto pour violon et orchestre en ré majeur, op. 77, la Danse Hongroise N°3 et pour finir la TroisièmeSymphonie en fa majeur, op. 90. Ce concert est organisé en hommage à Leurs Altesses Royales Le Grand-Duc Jean et la Grande-Duchesse Joséphine-Charlotte. Le Grand-Duc Henri est d’ailleurs présent au concert. L’hymne Grand-Ducal du Luxembourg, « De Wilhelmus », résonne lors de son arrivée.
Le concert débute avec la Danse Hongroise N°17 dans l’arrangement de Frigyes Hidas. Cette pièce est tirée des 21 Danses Hongroises, initialement composées par Brahms pour piano à quatre mains. Il en a arrangé certaines pour orchestre dont la première, la troisième (que nous entendrons plus tard dans la soirée) ou encore la dixième. Pour composer ces danses, Brahms s’est inspiré de la culture traditionnelle hongroise ainsi que du folklore tzigane et slave. L’interprétation de cette brève œuvre est une belle mise en bouche à ce qui va suivre.
Place maintenant au tout aussi célèbre que redouté Concerto pour violon et orchestre en ré majeur, op. 77. Indéniablement une œuvre-phare du répertoire romantique pour violon. Composé en 1878, le concerto a été créé sous la direction de Brahms le 1er janvier 1879 à Leipzig par le Gewandhaus Orchester de Leipzig. Alors que le premier mouvement reçoit un accueil assez mitigé, le troisième mouvement est en revanche très applaudi. Le style « hongrois » n’y est probablement pas pour rien.
Je retrouve avec plaisir ce très beau lieu qu’est l’Arsenal, en pleine ville de Metz, où je n’étais plus venu depuis quatre ans (un ballet sur les musiques de John Cage et de Julius Eastman) : la ville est animée comme un vendredi soir, le bar étincèle et le goût si particulier de sa bière bio Soleil Verte me revient comme celui de la madeleine saute au visage de Marcel. Le festival Musica, une première en ce qui me concerne (après un essai avorté pour cause de virus planétaire), a sa base à Strasbourg, mais délocalise son week-end de clôture, chaque année dans une ville différente –la cité messine me le rend cette fois plus accessible.
de la Fuente et Sighicelli, sales gamins du CNSMD de Paris
L’assiette de pâtes d’avant concert chez un(e aimable) Italien(ne) de l’Esplanade me prépare pour mon premier contact sur scène avec Caravaggio, le drôle de projet des compositeurs Benjamin de la Fuente et Samuel Sighicelli, que mes oreilles captent il y a une dizaine d’années dans le flou irréel de la bande-son de l’épatant L’amour est un crime parfait, film des frères Larrieu planté dans le Rolex Learning Center de l'École polytechnique de Lausanne, une configuration de l’espace (signée par l'agence japonaise Sanaa) aux vagues futuristes et oniriques, et conduit par Mathieu Amalric, plus décalé que malsain -ou peut-être pas. Enfin, ce n’est pas tout à fait Caravaggio, puisque Benjamin Dupé participe à l’écriture / improvisation de Zemlia / La Terre, disque attribué à Sphota, une cause et une conséquence de la géométrie variable qui touche et l’esthétique et le choix des collaborations du duo.
Pour RupturR, à la graphie évocatrice de RēR -Recommended Records-, le label britannique cofondé par Chris Cutler et ancré dans la mouvance Rock in Opposition qui émerge en 1978 -un flux artistique avec qui, à entendre leurs propos après la prestation, de la Fuente et Sighicelli partagent une vision d’une musique moins bornée par les frontières et les a priori-, Caravaggio, électrique comme un quatuor rock (guitare, basse, synthétiseur et sampler, batterie et pad électronique), se fond, à force d’expérimentations et de partages, dans une entité élargie à trois instrumentistes des Percussions de Strasbourg (« on fabrique des équipes, on travaille avec des gens »), aux sets fournis en petits objets percussifs en bois, peau, métal : pendant une heure, les fluctuations rythmiques déferlent, tous les temps sont marqués, jamais morts -on pense à ces projets aux tons unis/uniques, Les Tambours du Bronx, Urban Sax, (la préfiguration d’)Arkham (les bidons, les saxophones, les claviers), forts à modifier l’état de conscience de ceux qui les écoutent-, les musiciens parlent en dehors des qualifications stylistiques mais épousent le lourd de King Crimson, le She’s So Heavy des Beatles, le Sunshine Of Your Love de Cream, prennent le carré au rock, le rond au jazz, le rêche au post-rock, le réfléchi au contemporain (la pièce est écrite) -remuante, tonitruante même, RuptuR est une digression hallucinée hors des sentiers través. « A ce stade, vous vous professionnalisez, il faut choisir », intimait, off the record, la productrice de Radio France à Benjamin de la Fuente : c’est raté, entre improvisation ou composition, entre rock et contemporain, il choisit… la liberté.
Melaine Dalibert, un goût pour le chemin de traverse
Premier de quatre concerts voués à retracer l’« histoire du piano minimaliste », celui de Melaine Dalibert pioche, pour son programme, dans un répertoire à la frange des mélodies qui nous viennent en tête quand on évoque cette esthétique, soixantenaire, américaine et répétitive : le pianiste y voit une autre caractéristique, le mouvement, comme dans le court, incitatif et dynamique Railroad (Travel Song) de la compositrice américaine, performeuse et chorégraphe, Meredith Monk, suivi de Remembering Schubert de la Canadienne Ann Southam qui, son titre le laisse entendre, revient sur le passé, dans un entremêlement élégant (la grâce des mouvements de l’instrumentiste, de profil, une main au-dessus de l’autre comme volète un papillon), virevoltant au souffle d’une exploration joliment ordonnée.
Piano, de Mark Hollis (il signe en réalité sa prestation, sur le disque de 1998, du pseudonyme de John Cope – lui qui s’est fait connaître, dans la décennie précédente, par son groupe Talk Talk, précurseur du post-rock) s’éloigne de la notion de mouvement pour apporter des notes éparses, aux résonnances étendues, emplies de silence : ce n’est ni l’univers de Morton Feldman, ni celui de Brian Eno, mais Hollis, lui aussi, altère le temps, fascine et en trouble la perception.
A plusieurs moments choisis, Melaine Dalibert s’adresse au public, pour qui il contextualise les titres au programme, par exemple la technique de composition, algorithmique, qu’il utilise dans un nouveau morceau (qui prend la place de Litanie, déprogrammé pour le plaisir de présenter ce qui a occupé ses mains les jours derniers), encore sans titre, vif, joyeux, aux brefs hiatus bienvenus : une technique sans informatique (un algorithme est une suite, finie et non ambiguë, d'instructions ou d’opérations visant à résoudre une classe de problèmes ; son informatisation n’est qu’une façon pratique de réaliser la chose), qui suit un processus calqué sur une suite mathématique, que le pianiste, ici compositeur, juge artistiquement belle -comme est intrinsèquement belle la construction fractale du flocon de neige (ou du chou romanesco, ou de la ramification des bronches) ; un jeu où les mains alternent, vivaces et virtuoses, une suite aux règles simples en apparence, mais déroulée avec la promptitude agile du prestidigitateur- qui fait tourbillonner la tête.
Les deux dernières pièces, elles aussi de la main de l’instrumentiste, sont extraites de son disque (Eden, Fall, dont je vous ai parlé il y a peu) : Jeu de vagues est une boucle de 13 notes à la main droite qui roule à donner le tournis, farandole avec soi-même, timide allégresse qui n’ose pas tout à fait exulter ; Fall, qui gagne encore à être vu, sourd d’obstination contenue, déploie des vibrations d’oiseau-creuseur -à la manière, ici moins brute, de Charlemagne Palestine-, en une lente progression martelée sur l’étendue du clavier. Généreux, Dalibert revient pour un court et satiesque rappel.
Krystian Zimerman est de retour sur la scène de l’Auditorium Rainier III pour un récital. Le public monégasque ne peut oublier son intégrale des concertos de Beethoven avec l'Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, il y a quatre ans. Comme de coutume, Zimerman vient avec son piano afin de donner au public la sonorité qu'il considère idéale.
La première partie du récital est consacrée à Chopin et le chant et la sérénité triomphent sous ses doigts. Il établit la norme d'excellence pour jouer le compositeur : sa compréhension de tous les détails subtils, de la façon de respecter la dynamique et les harmoniques tonales est tout simplement incroyable. Il laisse les notes respirer et rien n'est jamais précipité.
Il commence son récital avec trois Nocturnes (Op.15, Op.55, Op.65) de Chopin, qu'il joue sans interruption. Sous ses doigts, ces œuvres retrouvent leur dimension intime, avec ce sens vraiment unique de la rêverie, comme si nous assistions à une suite d'improvisations sans cesse renouvelées. Tout est fluide et laisse éclater une poésie lumineuse à la fois élégante et poétique avec une grande variété des atmosphères.
Son interprétation de la Sonate n°2 en si bémol mineur op.35 est impressionnante. Sans artifice ni sentimentalité gratuite, elle secoue le cœur avec la force d'une tragédie transcendante. La course effrénée du premier mouvement est haletante. Le Scherzo est joué avec impétuosité et fougue. Sa vision de la “Marche funèbre” est envoûtante et profondément introspective. Son toucher délicat et son phrasé nuancé créent une atmosphère de profonde tristesse. Emu aux larmes, le public retient sa respiration.
Le Presto final est époustouflant d'agilité, rarement entendu à cette vitesse. Connu pour sa technique impeccable et sa profonde musicalité, Zimerman livre une exécution à la fois techniquement irréprochable et émotionnellement résonnante.
Ce dimanche 6 octobre, le Rotterdams Philharmonisch Orkest, dirigé par Joana Mallwitz, était de passage à Bozar. Dans un programme ancré dans le 20e siècle, l’orchestre néérlandais a brillé, emmené par un soliste en état de grâce en la personne de Leif Ove Andsnes.
Pour ouvrir la soirée, nous avons pu entendre l’ouverture de l’opéra Guerre et Paix de Sergueï Prokofiev. Bien que l’orchestre ait mis un peu de temps à entrer dans son concert, l’énergie dégagée et le soin des contrastes ont permis de mettre en valeur la dichotomie sur laquelle l'œuvre repose. Au vu de la qualité de la suite du concert, les quelques problèmes de précision rencontrés, notamment dans certaines attaques de l’harmonie, ont rapidement été pardonnés.
D’un Sergueï à l’autre, nous avons pu entendre Leif Ove Andsnes dans le Concerto No.3 de Rachmaninov. Le pianiste norvégien est un habitué de l'œuvre qu’il a notamment jouée avec le London Philharmonic Orchestra une semaine auparavant. Muni d’une énergie semblant inépuisable, Andsnes a survolé avec une apparente facilité l’une des œuvres les plus difficiles du répertoire pianistique. Que ce soit dans les passages mélodiques les plus simples tels que l’exp
D’un Sergueï à l’autre, nous avons pu entendre Leif Ove Andsnes dans le Concerto No.3 de Rachmaninov. Le pianiste norvégien est un habitué de l'œuvre qu’il a notamment jouée avec le London Philharmonic Orchestra une semaine auparavant. Muni d’une énergie semblant inépuisable, Andsnes a survolé avec une apparente facilité l’une des œuvres les plus difficiles du répertoire pianistique. Que ce soit dans les passages mélodiques les plus simples tels que l’exposition du premier thème ou dans les parties techniques les plus virtuoses, musicalité, sensibilité et passion furent les maîtres-mots. La cadence du premier mouvement fut le grand moment de la soirée et le final du troisième mouvement, triomphant, porta le coup de grâce au public qui bondit sur ses pieds pour offrir une longue standing ovation au pianiste norvégien.
En ce début de la saison, l’Orchestre national de Lille ouvre une nouvelle ère avec le jeune chef américain Joshua Weilerstein, fraîchement nommé au poste de directeur musical en succédant Alexandre Bloch. Dans les premiers concerts de son mandat, il marque d’emblée son empreinte, en dirigeant le Concerton° 2 de Liszt avec Alexandre Kantorow et la 5e Symphonie de Mahler.
Dans la première partie, Alexandre Kantorow incarne l’esprit de Liszt. Son jeu combine éclat et lyrisme, notamment dans des passages étincelants de petites notes rapides qui filent comme des flèches. Dans un duo presque intime avec le violoncelle solo, ils tissent ensemble une berceuse délicate, portée par des cordes discrètes mais envoûtantes. En guise de bis, Kantorow offre une saisissante interprétation de Der Müller und der Bach, extrait de La Belle Meunière de Schubert, empreinte de poésie mélancolique laissant transparaître le désespoir violent du héros.
Les mélomanes sont plongés dans une véritable forêt mahlérienne en ce mois de septembre, avec plusieurs orchestres de renom qui explorent les œuvres du compositeur viennois. L’Orchestre de Paris a ouvert le bal avec sa Première Symphonie sous la baguette de Klaus Mäkelä, suivi de la Troisième par l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Jukka-Pekka Saraste. À Toulouse, c’est la Deuxième Symphonie qui a été dirigée par Tarmo Peltokoski, L’Ensemble Intercontemporain a donné en création mondiale une Quatrième Symphonie vue par Michael Jarrell. À Monte Carlo aussi, Kazuki Yamada a pris les rênes de la Troisième. Face à cette profusion, Joshua Weilerstein réussit à imposer une lecture saisissante de la Cinquième Symphonie de Mahler, qui marque les esprits.
Pour son ouverture de la saison 2024-2025, l’OSR fait appel au chef russe Tugan Sokhiev qui a été à la fois le directeur musical du Théâtre Bolchoï de Moscou et de l’Orchestre National du Capitole de Toulouse. Son programme juxtapose Ravel, Saint-Saëns et Rimsky-Korsakov et est présenté pour deux soirs à Genève, pour un seul, à Lausanne.
Comme souvent au cours de ces derniers mois, le premier concert de Genève donne l’impression d’être la répétition générale de celui que le Théâtre de Beaulieu à Lausanne affiché le 3 octobre. Il faut dire aussi qu’en cette salle reconstruite récemment, la sonorité d’ensemble a une spatialité bien plus fascinante que le manque d’ampleur étriqué produit au Victoria Hall. Et la première page figurant au programme, l’Alborada del Gracioso de Maurice Ravel orchestrée par lui-même en 1918, bénéficie, le deuxième soir, d’un fini au niveau du phrasé qui pallie les errances d’intonation de la veille. Judicieusement, le chef accentue la pulsation dans un tempo moderato qui permet au basson goguenard de livrer ses épanchements lyriques sous les fenêtres d’une belle bien cruelle qui les tourne en dérision.
C’est un programme annoncé « autour du thème de l’exil » qui nous était proposé, avec trois œuvres (qui obéissaient au traditionnel triptyque ouverture-concerto-symphonie) de trois siècles différents, dans un ordre chronologique inversé : l’ouverture Con Spirito de Joey Roukens (2024), le Troisième Concerto pour piano de Béla Bartók (1945) et la Symphonie du Nouveau Monde d’Antonín Dvořák (1893). Mais en réalité, de ces trois compositeurs, seul le second a réellement été exilé, quand il a dû fuir, la mort dans l’âme, l’Europe pour les États-Unis en 1940. Le premier, né en 1982, n’a pas été confronté au déracinement. Et si le troisième a, en effet, émigré aux États-Unis, c’était un choix professionnel ; il n’y est resté que trois ans, et a pu finir sa vie, confortablement, dans sa Bohème natale.
Il n’en demeure pas moins que nous avons entendu trois œuvres de compositeurs européens qui sont directement liées à la musique américaine.
Con Spirito est une ouverture pour orchestre, d’une douzaine de minutes, commandée par l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam à leur jeune compatriote Joey Roukens. Créée l’avant-veille, elle est, au moins implicitement, un hommage au grand compositeur américain Leonard Bernstein. Avec d’irrésistibles réminiscences jazz, latino et balinaises, elle fait la part belle aux cuivres et aux percussions. Il y a bien quelques moments qui évoquent une atmosphère inquiète, mais la pièce est, dans son ensemble, particulièrement vitaminée.
Lahav Shani est directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam depuis 2018 (il avait alors vingt-neuf ans -le plus jeune de l’histoire de cet orchestre à ce poste). Il le dirige autant par ses déhanchements qu’avec les bras ! Et le résultat est formidable : l’orchestre est libéré, avec des plans sonores très équilibrés, et sonne avec une plénitude réjouissante.
Lorsqu’un mélomane visite Barcelone, ses pas le porteront tout naturellement vers ce joyau architectural qu’est le Palau de la Mùsica, où la programmation est incontestablement alléchante. Il y a, cependant, un autre lieu magique et peu connu où la musique peut être magnifiée par la beauté architecturale du lieu : c’est la salle Domènech i Muntaner de l’Hôpital de Sant Pau. Concepteur des deux bâtiments et alter ego du génial « moderniste » Gaudí, Domènech fut un bâtisseur inventif d’espaces et de décors inspirés par la nature ou par des légendes. Qui ont aussi inspiré le Wahnfried, la maison de Richard et Cósima Wagner à Bayreuth. Cette salle ne fut pas conçue pour le concert, mais son acoustique est plus qu’agréable et la Fondation Victoria de Los Ángeles y a trouvé un espace emblématique pour produire ce qui est l’un des buts principaux de cette association : le récital de « Lieder » et la pédagogie qui l’entoure. Ce n’est pas un secret que la grande artiste barcelonaise consacra une part prépondérante de son activité au récital et qu’elle considérait que l’opéra ne devait jamais concentrer exclusivement la démarche artistique d’un bon chanteur.
Elena Pankratova et Joseph Breinl nous ont offert un récital inspiré par l’activité wagnérienne de Victoria. En effet, elle reste la seule cantatrice espagnole à avoir chanté sur les planches du sanctuaire de Bayreuth. Sous le titre « Mild un leise » -les premières paroles de la scène de la mort d’Isolde- elle commencera par un choix de mélodies parmi les plus émouvantes de Gustav Mahler. Sa voix est robuste : elle est une de grandes wagnériennes actuelles et l’instrument impose par la richesse des résonnances et par la densité du son. Mais c’est un aspect quasi anecdotique de sa prestation : le maître-mot ce sera précisément l’émotion qu’elle parvient à transmettre à l’auditeur. Ce n’est pas banal qu’en finissant son « Ich bin der Welt abhanden gekommen » ses yeux commencent à fondre en larmes… Je sais peu de son éducation et son parcours, mais la précision, la fluidité de sa diction allemande et son à propos stylistique dans Mahler, en passant des phrases raffinées aux élans et tourbillons de « Blicke mir nicht in die Lieder » et trouvant des sommets de concentration affective dans « Um Mitternacht », rompent radicalement avec le vieux cliché des grandes voix d’outre-Oural au style plus ou moins douteux… Suivront les célèbres « Wesendonck Lieder », qui font probablement partie avec le « Sigfried Idyll » des pages les plus inspirées de Wagner. Si l’on ne peut pas considérer l’œuvre de Mathilde Wesendonck parmi les sommets de la poésie allemande, on doit lui reconnaître un langage allégorique, euphonique et chargé d’images très en phase avec la sensibilité fin de siècle de l’époque, et l’on comprend facilement qu’elle ait inspiré la créativité de son amant. Mais, sans vouloir choquer les wagnériens inconditionnels, ce climat poétique épuré contraste avec la platitude littéraire de cette litanie que semble réciter Isolde dans son air final, Liebestod, pendant que la musique véhicule un prodigieux tourbillon d'agitations liées à l’amalgame entre Eros et Thanatos. Le hiatus entre le Wagner poète et le Wagner compositeur est saillant.