Pour clôturer en beauté et en toute logique son cycle de Sonates de Schubert étalé sur deux saisons, le pianiste britannique avait choisi de mettre au programme de ce quatrième et dernier récital les trois dernières Sonates du compositeur, toutes composées en 1828, année de la mort du compositeur viennois.
Oeuvres de vastes dimensions, ces trois sonates -qui dépassent toutes la demi-heure- ont de quoi intimider plus d’un pianiste par leurs exigences techniques mais, plus encore, par l’implication totale exigée d’interprètes à qui l’on demande à la fois le type de maîtrise technique qui doit savoir se faire oublier et un alliage d’intelligence de la forme et de sensibilité peu communs.
C’est par la Sonate n°19 en ré mineur, D. 958, sans doute la moins jouée de ce triptyque, que Paul Lewis entame son récital.
Jouant bien au fond du clavier, Paul Lewis attaque l’Allegro initial avec une belle franchise. Il sait à la fois se montrer impétueux sans brutalité et tendre sans mièvrerie. Tout comme Alfred Brendel dont il fut l’élève, il ne cherche pas à séduire et ce jeu invariablement sincère et droit a aussi quelque chose d’un peu austère, y compris dans une sonorité parfois peu charmeuse. Concluant le premier mouvement sur une coda désolée, Paul Lewis fait entendre un Adagio poignant, inquiet et n’offrant aucune consolation avant de saisir à la perfection l’ambiguïté et la gaieté forcée d’un Menuetto de prime abord si innocent. Il offre ensuite une version remarquable de l’Allegro final, cette curieuse tarentelle aux tournures toujours surprenantes et aux inattendues ruptures de ton débouchant sur ces merveilleux épisodes qui sont comme autant de rêves éveillés.
L'Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo ouvre la saison au Grimaldi Forum avec la monumentale Symphonie n°3 de Gustav Mahler.
C'est une des plus longues symphonies de tout le répertoire. Plus d'une heure quarante de musique. On l'entend rarement en concert, car la nomenclature orchestrale est impressionnante. L'Orchestre est au grand complet. Cordes, huit cors, quatre trompettes, quatre trombones, quatre clarinettes, quatre bassons, quatre hautbois, quatre flûtes, deux harpes, timbales, percussions... Pour l'occasion, l’effectif instrumental est complété par les voix féminines du CBSO Chorus de Birmingham composé d'une quarantaine de sopranos et d'altos, ainsi que d’une cinquantaine de jeunes chanteurs du Choeur d'Enfants de l'Académie Rainier III de Monaco ainsi que d’une soliste exceptionnelle la mezzo-soprano Gerhild Romberger, grande spécialiste de Mahler.
Kazuki Yamada dirige cette œuvre monumentale avec passion, énergie et finesse. Des plus subtils pianissimi aux forte colossaux, Il a un contrôle total de l'architecture de cette symphonie et l'orchestre répond magnifiquement en faisant vivre chaque note. Sa direction fait ressortir toutes les nuances des couleurs orchestrales, créant une expérience riche et immersive.
Le premier mouvement, d’une demi-heure, est un drame puissant, vivant dans ses détails, captivant dans son ensemble. Le Menuetto est abordé avec une certaine régularité et Yamada s’y montre décontracté et même délicat, même si les sections plus rapides sont très agiles. On peut admirer de nombreux solos bien interprétés, notamment ceux du premier violon Liza Kerob.
Était-ce parce que c’était le premier concert parisien de l’Orchestre Symphonique de Londres et de son tout nouveau directeur musical Sir Antonio Pappano ? Ou, plus probablement, parce qu’ils avaient programmé avec eux la star chinoise du piano Yuja Wang ? Toujours est-il que la Philharmonie était pleine à craquer, nombre de spectateurs affichant à l’entrée, souvent sur leurs téléphones, « cherche 1 place ».
Le programme était formellement tout ce qu’il y a de plus traditionnel : ouverture / concerto / symphonie.
La dense Ouverture de concert op. 12 du compositeur polonais Karol Szymanowski (1882-1937) est une œuvre de jeunesse qui doit beaucoup à Richard Strauss : le début conquérant rappelle immanquablement Don Juan, et sa forme tient d'ailleurs, comme son modèle, davantage du poème symphonique que de l’ouverture. Si le chef d’orchestre ne ménage pas son énergie, il faut reconnaître que l’orchestre ne sonne pas idéalement : l’orchestration paraît touffue et massive. Quelques moments plus intimes sont bienfaisants, et si cette Ouverture de concert ne se terminait pas de façon aussi brillante, ils pourraient nous préparer au Deuxième Concerto de son compatriote et aîné Frédéric Chopin (1810-1849).
Quand celui-ci commence, il nous faut cependant un moment pour vraiment rentrer dedans. L’orchestre est opportunément allégé (un quart des cordes en moins), et sonne forcément un peu maigrement après ce déferlement sonore. En écoutant la longue introduction, qui paraît bien discrète, on s’interroge sur ce choix d’avoir enchaîné ces deux œuvres. Il faut attendre l’entrée de la soliste pour capter notre attention, ce à quoi Yuja Wang excelle. Son jeu est stupéfiant de précision, avec un toucher félin inouï. Certains passages sont en suspens, au risque d’être désincarnés. À certains auditeurs le mouvement lent apparaîtra admirable à tous points de vue, voire sublime, tandis que d’autres percevront peut-être comme mécanique ce jeu pianistique tellement maîtrisé. En écoutant le finale, on se prend à penser que nous assistons à une leçon de piano plus que de musique. Et il faut reconnaître que l’orchestre aura été quelque peu en-deçà, se contentant d’un accompagnement attentif mais pas toujours habité.
Les frères Lucas et Arthur Jussen avaient galvanisé le public monégasque lors de leur concert dans le cadre du Festival Mozart en 2023. Ils sont considérés à juste titre comme le meilleur duo de piano actuel et ils ont été choisis par l'Orchestre philharmonique de Monte Carlo comme artistes en résidence pour la saison 2024-2025.
C'est avec bonheur qu'on les retrouve à la Salle Garnier dans un choix de chefs d'œuvres du répertoire pour deux pianos et piano à quatre mains.
La Sonate pour deux pianos en ré majeur, K448/375a de Mozart est une de ses œuvres les plus optimistes et c'est un de leurs chevaux de bataille : de l’exubérance et de la joie à l’état pur. On est stupéfait par une telle clarté et une telle finesse, une telle puissance, une telle grâce et une telle délicatesse. Une coordination incroyable : deux pianos qui sonnent comme un seul. On arrive à peine à discerner les deux parties. Ils connaissent la partition au bout des doigts et il paraît qu'ils s'amusent parfois à tirer à pile ou face avant d'entrer en scène pour décider qui joue telle partie.
En ce 13 septembre, jour anniversaire de la naissance d’Arnold Schönberg, le Musikverein de Vienne propose un concert anniversaire d'ampleur : les gigantesques Gurre-Lieder dans le cadre de l’ouverture de la saison des Wiener Symphoniker qui coïncide avec la prise fonction effective de leur nouveau directeur musical le Tchèque Petr Popelka.
En Autriche, Arnold Schönberg a été célébré par des expositions, en particulier au Centre Arnold Schönberg voisin du Musikverein, des concerts et même un timbre de la poste autrichienne. Pas mal pour un compositeur moderniste, peu bankable auprès du grand public. Cependant, c’est tout à l”honneur du pays de célébrer cet artiste majeur dans l’évolution musicale.
Mais revenons aux Gurre-Lieder qui furent créés en 1913 sur cette même scène du Musikverein par le prédécesseur des Wiener Symphoniker, la Wiener Concertverein. Assister à une interprétation de cette partition titanesque est toujours un immense privilège tant la démesure des effectifs et les coûts attenants effraient les programmateurs (la dernière interprétation en Belgique remonte à 2007 avec les forces de La Monnaie). Au final, en cette année anniversaire, on ne relevait pas tant d’exécutions, souvent offertes par des orchestres et des choeurs de radio (Simon Rattle à Munich avec les forces du BR ou Alan Gilbert à Hambourg et Lucerne avec la NDR) ou opératiques comme Riccardo Chailly avec La Scala. Dès lors, entendre ces Gurre-Lieder à Vienne dans la salle qui a vu leur création est un double privilège.
Pour relever le défi musical, les Wiener Symphoniker sont renforcés de forces chorales locales (Singverein der Gesellschaft der Musikfreunde in Wien) et internationales (Choeur philharmonique slovaque et pupitres masculins du Choeur national hongrois) ainsi que d’une solide distribution d'artistes de haut-vol : Michael Weinius (Waldemar), Vera-Lotte Boecker (Tove), Sasha Cooke (Waldtaube), Gerhard Siegel (Klauss), Florian Boesch (Bauer) et Angela Denoke en récitante de grand luxe.
Le voyage, essentiellement via l’autoroute (les Pays-Bas, comme la Belgique, sont plutôt bien fournis en la matière), indolent (100 km/h jusqu’à 19 heures –un agent me rappelle la règle par geste) et monotone (rare sont les 2 × 2 voies sciemment poétiques), mais le bed & breakfast, à quelques kilomètres d’Utrecht, à la ferme et confortable, est une bonne surprise– accueilli par Mieke, je m’installe et prends le temps de repérer un parc & ride, à prix et distance raisonnables (en fait la chose ne se révèlera pas si simple, puisque il me faut trois jours avant de comprendre qu’il faut pointer en entrant ET en sortant du bus pour que la réduction soit acquise), avant de rejoindre le Tivoli Vredenburg, quartier général du festival qui démarre ce mercredi et essaime dans différents lieux de la ville aux vélos –le nombre d’emplacements libres annoncé dans les parkings qui leur sont réservés est tel qu’on doute qu’il y ait autant cyclistes pour les enfourcher, mais la ville est universitaire, et d’une moyenne d’âge réjouissante.
La République : musique et politique au temps de la reine Juliana -et aujourd’hui
Avec De Staat, pièce maîtresse de Louis Andriessen, compositeur hollandais militant contre le conservatisme du milieu musical, Asko|Schönberg (une des formations qui travaillent le plus le répertoire contemporain aux Pays-Bas), secondé, compte tenu de l’étendue de l’instrumentarium, inhabituel, requis par l’imposante composition (4 hautbois, 4 trompettes, 4 cors, 4 trombones, 2 guitares électriques et 1 basse, 2 harpes, 2 pianos, 4 altos, 2 sopranos et 2 mezzo-sopranos), par l’ensemble Klang et des étudiants du Conservatoire d’Amsterdam, assure de son aplomb la soirée d’ouverture du festival : la partition d’Andriessen, entamée en 1972 et créée quatre ans plus tard, qui aborde sans détour la relation entre la musique et la politique (le déterminisme social et le soutien financier imprègnent l’organisation du matériel musical, le choix des techniques et des instruments) est, à sa manière, le pamphlet d’un minimalisme importé d’Amérique, adapté au centre d’une Europe ouverte aux influences. On y entend ce que les oreilles du compositeur ont capté (avec une touche bien personnelle) des œuvres de Terry Riley ou de Steve Reich, éléments mariés de force avec l’impact d’Igor Stravinsky : De Staat partage avec Le sacre du printemps une énergie invincible et une brutalité radicale –même si le second est chahuté lors de sa création alors que le premier est, lui, primé. De Staat secoue, convainc, emporte ; le public se lève.
Bâtie comme une réponse à la pièce d’un de ses enseignants –avec Martijn Padding, Louis Andriessen, à la Haye, consolide, chez Oscar Bettison, compositeur né dans les îles anglo-normandes, élève à la Purcell School, au Royal College of Music de Londres puis à l'Université de Princeton, un sens aigu du défi et du rebondissement créatif–, On the slow weather of dreams, œuvre écrite sur commande d’Asko|Schönberg, pour le même déploiement instrumental que De Staat, est un miroir déformant, à l’atmosphère contrastée, où les cuivres s’invitent à l’avant-scène, ponctuellement et en paire, pivotent et lancent le son dans un mouvement tournant, conversent en léger décalage (comme un dialogue calme mais empressé – à l’occasion confié aux pianos) : pendant 45 minutes, on se laisse prendre, imprégné et ravi, à cette affabilité confusément querelleuse ; Oscar Bettison a un sacré talent.
Interlude entre les deux concerts, la présentation de cinq nominés 2024 et une exposition : une nouvelle œuvre de commande et, notamment, la pièce sélectionnée lors de la candidature de chacun -Patrick Ellis (Royaume-Uni, 1994), Beniamino Fiorini (Italie 1993), Cem Güven (Turquie, 1997), Lucy McKnight (Etats-Unis, 1998) et Yixie Shen (Chine, 1993)- seront au programme des prochains jours ; disséminées dans le Foyer de la Grote Zaal du Tivoli Vredenburg, les propositions d’une palette de compositeurs invités (dont le Français François Sarhan ou la Gantoise Maya Verlaak) prolongent la réflexion de Louis Andriessen sur la relation entre musique et politique au travers de posters, installations sonores ou partitions graphiques.
Les Rencontres musicales de Vézelay, événement incontournable de la fin d’été pour les amateurs de musique vocale, se sont distinguées cette année par la qualité exceptionnelle des chœurs invités. Chaque ensemble offre une expérience unique, marquant une victoire éclatante de la programmation par son originalité et son inventivité.
Programmes audacieux et envoûtants
Les concerts, véritables pépites musicales, ont proposé des programmes aussi audacieux qu’envoûtants. La Cappella Amsterdam dirigée par Daniel Reuss réunit deux compositeurs à 400 ans de distance dans un dialogue saisissant entre Lassus et Pärt. Ensuite, L’Escadron Volant de la Reine propose « Passion de Vienne à Venise », dans une curieuse association d’œuvres de Ziani et Vivaldi. L’Ensemble Irinia transporté l'auditoire dans un autre monde avec l’« Écho du dernier Schisme », qui suit le fil de l’histoire en musique, tandis que Les Métaboles et l’Orchestre symphonique de Strasbourg ont brillamment mêlé des œuvres rarement jouées de Brahms, Bruckner et Stravinsky. Enfin, Vox Luminis a célébré Bach et Zelenka, avec une joie inattendue pour cet ensemble réputé dans leurs interprétations d’œuvres plus recueillies et intériorisées, clôturant en beauté cette série estivale qui restera gravée dans le mémoire de ceux qui ont pu y assister.
Comme l’a souligné le musicologue Nicolas Dufetel lors d’une mise en oreille, les concerts du soir suivent une progression spirituelle rappelant la semaine sainte, débutant avec les Vêpres de la Vierge de Monteverdi interprétées par La Cappella Mediterranea et le Chœur de Chambre de Namur (concert non assisté), en passant par la Pénitence et des messes, pour culminer dans l'exubérance jubilatoire de la Résurrection.
Cappella Amsterdam, la splendeur chorale à l’état pur
Ces soirées nous ont régalés par une qualité chorale superlative. La pureté des ensembles, l’homogénéité et la mélodiosité des voix, la douceur alliée à une acuité remarquable, la force du récit, une précision d’interprétation, et bien d’autres qualités ont fait de chaque concert un moment de grâce.
Parmi ces ensembles, Cappella Amsterdam, sous la direction de Daniel Reuss, a véritablement fait sensation le vendredi 23 août avec le concert intitulé « Pénitence ». La précision de leurs gestes, comparable à celle d’un orfèvre, tire le meilleur des choristes pour produire un timbre d’une homogénéité exceptionnelle. De plus, l’équilibre parfait entre les différentes parties crée l’illusion d’un seul chanteur, notamment dans les formules répétitives d’Arvo Pärt dans Kanon Pokajanen (Canons de Repentance). Ils incarnent ainsi littéralement l’expression « à l’unisson » ! Ils expriment une puissance spirituelle saisissante, même dans le triple piano, et explorent la complexité polyphonique de Lassus (Domine, ne in furore tuo arguas me, Psalmus Primus Pœnitentialis et Beati, quorum remissae sunt iniquitates, Psalmus Secundus Pœnitentialis) avec une facilité déconcertante. La droiture de leur projection, d’un naturel surprenant, semble s’adresser directement aux cieux. C’est l’expression de la splendeur polyphonique et chorale à l’état pur. Le programme est conçu de manière à faire ressentir une montée d’adrénaline progressive vers un climax éblouissant. En bref, il s’agit d’une véritable leçon de chant choral, tant sur le plan musical qu’émotionnel.
Le Célèbre Bach Collegium Japan effectue cette année une tournée estivale à travers l’Europe. Les présenter au Festival de Musique Ancienne d’Innsbruck était dès lors incontournable. Le prestige que cet ensemble et son chef ont acquis depuis des décennies par leur travail exhaustif d’enregistrement de Cantates et Passions de Bach les a rendus un des acteurs indispensables de l’interprétation historique, pour ne pas dire de l’interprétation tout court. Masaaki Suzuki a atteint sa 70e année, mais il est toujours un petit homme animé et alerte qui vit la musique dans l’onction religieuse, certes, mais sans renoncer à la moindre once de beauté sonore. Une des caractéristiques saillantes de cet ensemble réside précisément dans l’identité de leur sonorité. Autant le groupe des cordes, celui des vents ou le continuo possèdent une virtuosité et une précision dans l’exécution époustouflantes et sont parfaitement en communion avec le langage de Bach, ce qui ressort au premier plan c’est leur volonté d’atteindre un idéal probablement divin à travers l’esthétique du son. C’est comme si la déité se trouvait dans la richesse harmonique obtenue de chaque instrument. La même considération inspire le résultat sonore du chœur, strictement réduit à douze voix y compris les quatre magnifiques solistes de la soirée : l’amalgame des voix est parfait, mais on sent surtout la volonté de trouver un idéal sonore duquel le tranchant ou la dureté ne font pas partie. Rien ne les empêche d’être brillants ou assertifs, vu que les professions de foi sont récurrentes dans les textes des Cantates, mais elles sont ainsi servies dans un écrin tendre, mielleux. J’ai apprécié particulièrement leur manière sobre et efficace d’accompagner les récitatifs : c’est mordant au besoin, discret en général, mais ils appuient remarquablement le contenu et la clarté du texte. La direction de Suzuki est très sobre, il va droit à l’essentiel : quelques accents, quelques impulsions rythmiques et un discours sans ambages ni détours, il laisse le contrepoint et les rythmes de danse parler d’eux-mêmes.
Les matinées Mozart du Mozarteumorchester Salzburg données chaque week-end pendant la durée du festival de Salzbourg font partie des séries de concert structurantes de la manifestation tout comme les concerts hebdomadaires des Wiener philharmoniker. Bien évidemment c’est Mozart qui est à l’honneur avec ce qu’il faut de grands chefs d'œuvres mais aussi de raretés. C’est aussi une série privilégiée du public citadin : l’ambiance est un peu moins guindée qu’aux représentations d’opéras ou qu’aux grands concerts du soir. Le prix des tickets est aussi un peu plus démocratique (mais ce point est toujours à relativiser au festival de Salzbourg). Du côté artistique, outre des concerts avec ses directeurs musicaux ancien (Ivor Bolton) ou actuel (Roberto González-Monjas), des grands noms Ádám Fischer, la série est aussi une rampe de lancement de talents émergents qui y font leurs premières armes dans le cadre de la programmation festivalière ; on a ainsi pu entendre au fil des ans : Anu Tali et Mirga Gražinytė-Tyla. Dans tous les cas, les matinées Mozart sont devenues des moments de haut vol, loin de la routine luxueuse qui était servie il y a encore 15 ans quand Hubert Soudant était directeur musical de l’orchestre.
Pour cette dernière matinée de l’édition 2024, c’est Maxim Emelyanychev qui office au pupitre mais aussi aux claviers. Avec Maxim Emelyanychev, on n’est pas dans l’idée d’un chef omniscient mais d’un primus inter pares qui dialogue avec les musiciens au podium en effectif instrumental symphonique mais aussi en soliste chambriste au clavier ou à la direction depuis le clavier. Dans la Serenata Notturna, le musicien laisse une part à un dialogue d’une liberté presque improvisée entre les cordes. Tout l’orchestre joue debout avec une énergie communicative. Le sentiment de liberté se poursuit avec le Quintette pour clavier et vents KV 452 : les 4 vents sont des membres de l’orchestre (Isabella Unterer, hautbois ; Bernhard Mitmesser, clarinette ; Álvaro Canales Albert, basson et Paul Pitzek, cor) et Maxim Emelyanychev les accompagne avec sensibilité, tonus mais aussi esprit de humoristique facétieux. En seconde partie, le chef retrouve l’effectif complet du Mozarteumorchester Salzburg pour une Symphonie n°38 “Prague” emportée à l’énergie. Maxim Emelyanychev a des idées, beaucoup d'idées pour mettre en avant tel phrasé, tel détail, telle nuance. Son Mozart est vif, rapide mais il évite la routine de la “modernité” interprétative qui martyrise trop souvent le matériau musical à coups de serpe. La culture stylistique de l’orchestre, rompu à son Mozart dans une approche historiquement informée, s’accorde parfaitement à l’esprit de l’interprétation du chef : vivifier mais sans brutaliser. On sent l’adéquation totale entre Maxim Emelyanychev, qui libère les énergies, et les musiciens engagés, emportés dans ce torrent musical.
Un concert anti-routine qui ne fait que confirmer la très haute qualité du Mozarteumorchester Salzburg.
Les années passent, le Festival de Salzbourg reste, tel quel ! Déjà pas son ambiance, la rue devant le Festspielhaus avec le ballet des imposantes limousines allemandes déposant ses VIP locaux et les puissants mécènes, son public pas très jeune et endimanché dès les premiers concerts du matin dans un patchwork bigarré : robes du soir, tenues traditionnelles autrichiennes ou bavaroises, japonaises en kimono, touristes en bermudas ou short. C’est un intéressant miroir du temps qui ne semble pas s’écoule avec un festival qui reste très orienté grand prestige avec des affiches déroulant des grandes stars du moment, même si elles sont parfois controversées comme Teodor Currentzis toujours très apprécié tant du public que de le directeur artistique Markus Hinterhäuser qui lui a confié un Don giovanni de Mozart.
Le critique, comme le mélomane exigeant, se trouve souvent face à un dilemme devant la richesse de l’affiche d’un festival qui s’écoule sur un peu moins d’un mois et demi. Il est parfois difficile (on ne prête qu’aux riches) de tenter de composer son menu à la carte en fonction de ses goûts en évitant le grand écart calendaire. Alors l’édition 2024 ne manque pas d’intérêts avec du côté des opéras deux belles entrées au répertoire scénique du festival Le Joueur de Prokofiev et l’IIdiot de Weinberg, des partitions trop rares pour lesquelles le directeur artistique avait convoqué deux gloires un peu passées de la mise en scène : Krzysztof Warlikowski et Peter Sellars ; saluons aussi une version de concert du Prisonnier de Dallapiccola, une autre grande partition mésestimée. Notons aussi un très fort contingent d’artistes français chefs (Marc Minkowski et Maxime Pascal) et chanteurs (Benjamin Bernheim, Léa Desandre) et même des Belges avec un concert de Vox Luminis de notre cher Lionel Meunier. Du baroque à la création, il y en a pour tous les goûts et toutes les couleurs. Pour notre part, nous assistons à des concerts symphoniques avec les formations autrichiennes et deux orchestres invités
Cette première journée commence sur les plus hautes cîmes avec une matinée 100% RIchard Strauss en compagnie d’Asmik Grigorian, des Wiener Philharmoniker et de Gustavo Dudamel. Adulée du public local, la soprano lituanienne se lance dans les Quatre derniers Lieder de Strauss, dont elle est l’une des plus grandes interprètes actuelles. L'interprétation de Frühling commence sous le ligne d’un hédonisme sonore avec une chanteuse à la plastique vocale et à la projection superbe, alors que les Wiener Philharmoniker qui délivrent un accompagnement paré de leurs plus belles couleurs instrumentales dans cette oeuvre dont ils connaissent les moindres nuances par coeur. Rompus à l’accompagnement lyrique, les pupitres de l’orchestre prennent le contrôle de cette lecture dialoguant intimement avec la chanteuse, respirant à l'unisson avec elle. Gustavo Dudamel ne cherche pas à imposer un accompagnement et favorise ce dialogue qui culmine dans un Im Abendrot inoubliable de finesse et rehaussé des couleurs uniques de la phalange viennoise : ses cordes soyeuses et velourées et le moelleux de ses vents. Certes, il y a des interprétations plus tragiques, plus démonstratives, plus lyriques, plus intimes de ce chef-d'œuvre, mais celle-çi reste mémorable. L’adéquation avec l’orchestre est telle que l’on ne peut s'empêcher de regretter qu’Asmik Grigorian n’a pas enregistré ces Quatre derniers lieder avec les Wiener Philharmoniker.
En seconde partie de ce concert, le “Dude” et les Viennois se lancent dans l'ascension de la Symphonie alpestre. Là encore, on est dans le cœur du répertoire des musiciens autrichiens, l’une de leurs partitions préférées souvent emmenée en tournées pour faire briller tant la qualité des pupitres que la beauté du son de ses pupitres si bien adaptés à cette musique. Du côté du pupitre du chef, Gustavo Dudamel est à son meilleur dans ces fresques symphoniques de démonstration qui lui permettent de faire jouer sa technique de bâton pour jouer de l’orchestre et galvaniser les dynamiques. La phalange prend place sur la très vaste scène du Grand palais des festivals qui en serait presque étroite vu la démesure instrumentale, et elle attend avec impatience son maestro. Bien évidemment, tout y est dans cette lecture, puissance sonore, beauté des timbres, musicalité des pupitres, qualité de la projection et des attaques. Dudamel construit sa narration comme un arc sonore toujours mobile et construit par gradation, ainsi l'épisode de l'orage est cataclysmique à faire trembler les murs. Si on a parfois reproché à Gustavo Dudamel de trop en faire dans le démonstratif, il reste ici dans une narration logique et charismatique en compagnie d'un orchestre qui est heureux de travailler avec ce chef comme en témoigne les accolades et sourires ravis des musiciens. Du grand symphonique de parade dans un cheval de bataille comme seules ces grandes phalanges peuvent le faire !