Au Concert

Les concerts un peu partout en Europe. De grands solistes et d’autres moins connus, des découvertes.

A Genève, un Saint François d’Assise saisissant

par

Depuis sa création au Palais Garnier le 28 novembre 1983 avec José van Dam, Christiane Eda-Pierre et Kenneth Riegel sous la direction de Seiji Ozawa, le Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen n’a connu que de sporadiques reprises de l’ouvrage intégral  à l’Opéra Bastille en décembre 1992 dans une mise en scène de Peter Sellars qui a été présentée ensuite au Festival de Salzbourg de 1998. A la suite de la création américaine à San Francisco en septembre 2002, il a été proposé à la Ruhrtriennale de Bochum, à Paris, Amsterdam, Munich, Madrid, Darmstadt et Bâle.

A Genève, ce monumental ouvrage aurait dû être donné au Grand-Théâtre il y a cinq ans ; mais il avait été annulé à cause de la pandémie du Covid-19. Et c’est donc en ce 11 avril 2024 qu’il y est affiché avec les deux principaux artisans de ce gigantesque projet, le chef d’orchestre Jonathan Nott et l’artiste franco-algérien  Adel Abdessemed, dessinateur, sculpteur et vidéaste qui assume mise en scène, scénographie, costumes et vidéo en collaborant avec Jean Kalman pour les lumières. Pour lui, Saint François d’Assise, c’est une œuvre métaphysique qui exprime un déchirement existentiel et qui voudrait changer le monde par le pouvoir de l’art et le chant des oiseaux, « un combat intérieur entre la grâce et l’homme », comme le disait Messiaen lui-même. 

Krzysztof Urbanski au pupitre de l'ONL

par

Le concert donné le samedi 6 avril par l'Orchestre National de Lille eut un immense succès. La salle comble, les applaudissements ostentatoires, l'ovation finale, les regards admiratifs et béats et les commentaires emballés du public entendus ici ou là, ne permettent pas le doute quant au triomphe des musiciens de l’Orchestre National de Lille et du chef Krzysztof Urbanski. 

L'œuvre célèbre du répertoire tchèque, la Symphonie du Nouveau Monde, a été précédée de deux compositions absolument différentes. Dans ce programme musicalement hétéroclite, deux compositeurs polonais ouvrent le concert.  Le Nouveau Siècle et les spectateurs vibrent avec Orawa de Wojciech Kilar. Ces courtes 10 minutes, composées par un habitué des bandes originales de films très célèbres, étaient garanties de succès. Constituée de boucles sécurisantes, de nuances plaisantes et ce qu'il faut de surprises prévisibles, Orawa est parmi les pièces les plus jouées du compositeur. L’empressement progressif, les jeux de timbres, la pulsation bien marquée, les reliefs, ne mettent pas à l'épreuve la patience de l'auditeur. L'enivrement musical est au rendez-vous. La composition n'illustre pas une œuvre cinématographique mais elle s'acquitterait toutefois bien de cette mission. 

Lors de ce concert, l'aspect visuel a pris une place importante. Le chef d'orchestre et sa direction expressive et très démonstrative y ont contribué. Au-delà de la musique, observer le soliste Nicolas Altstaedt dans le Concerto pour violoncelle de Lutoslawski est assez saisissant.  Le violoncelle a semblé être un prolongement de son corps et, la virtuosité de cet artiste est remarquable. Cette œuvre donne l'impression d'entendre un dialogue dans une langue tout à fait étrangère. Lutoslawski bouleverse les codes. L'écriture de ce compositeur est novatrice. Il était sensible à l'œuvre de Nadia Boulanger, comme Wojciech Kilar, compositeur d'Orawa, qui a étudié auprès d'elle. Le contraste entre les deux œuvres est énorme. Le langage est atonal, la sensation de pulsation disparaît régulièrement. Le son onirique du célesta, les jeux en harmoniques, les mélanges audacieux de timbres,  amènent à une expérience auditive hors du commun et déstabilisante. Les repères sont perdus à l'extrême à l'inverse de la première œuvre donnée qui flattera l’oreille de nombreux auditeurs. Le Concerto pour Violoncelle de Lutoslawski, qui pourrait être considéré comme réservé à des mélomanes avertis, a probablement apprivoisé le public ce jour-là grâce à la virtuosité mais aussi grâce au charisme et à la prestance de l'interprète.

Clôture du Printemps des arts 2024

par

Le Festival du Printemps des Arts s'achève par deux concerts de grande qualité. On a le plaisir de retrouver le Quatuor Parisii, à 18h dans le cadre magique de la Salle de Conférences du Musée Océanographique pour un Concert aux bougies (électriques) dans une semi-pénombre renforçant le caractère intimiste des œuvres de Haydn, Alvarado et Mozart. L'acoustique de la salle convient parfaitement aux instruments à cordes.

Le Quatuor Parisii propose en ouverture le Quatuor en si bémol majeur  “Lever du soleil” op.76 n°4 de Joseph Haydn L'interprétation des Parisii est caractérisée par la perfection, une complicité étonnante, pleine d'assurance et d'inventivité. Ils ont une sonorité ample avec des alternances entre chant et élans dramatiques. Le fabuleux adagio est particulièrement poignant.

Pour leur quarantième anniversaire, les Parisii ont commandé un quatuor au jeune compositeur Francisco Alvarado. Le Konsonanzenquartett, un clin d'œil au Quatuor "Les dissonances" de Mozart. Les Parisii alternent les mouvements des deux quatuors et c'est une sublime conversation à travers les siècles. L'oreille est constamment surprise, une expérience très enrichissante.

Patricia Kopatchinskaja et Tarmo Peltokoski flamboyants dans Schoenberg et Wagner

par

Deux œuvres a priori très dissemblables étaient proposées à ce concert de l’Orchestre Philharmonique de Radio-France : le Concerto pour violon de Schoenberg, et un « résumé symphonique de la Tétralogie » de Wagner. Cette proximité pouvait paraître déroutante, voire incongrue. Et pourtant...

Certes, connaissant le jeu toujours éminemment habité de Patricia Kopatchinskaja, nous pouvions nous attendre à ce que le Concerto de Schoenberg soit débarrassé de ce qui peut le rendre austère, voire abscons. D’autant qu’elle est, avec cette musique, dans un environnement qui lui est particulièrement familier.

Après avoir grandi en Moldavie, qui faisait alors partie de l’URSS et où la musique dodécaphonique étaient inconnue, à treize ans elle est partie étudier la composition à Vienne, dont elle a découvert la Seconde École (Schoenberg, Berg et Webern). De l’autre côté du rideau de fer, cela a été pour elle un choc libérateur. Elle joue cette musique comme si sa vie en dépendait.

Par ailleurs, en tant qu’interprète, elle entretient avec Schoenberg un rapport très particulier, car outre ses œuvres pour violon, elle s’est mise, à la faveur d’une tendinite il y a quelques années, à tenir la partie vocale (avec la fameuse technique du Sprechgesang, mélange de parlé et de chanté) du Pierrot lunaire, qu’elle avait souvent joué au violon. Nous y reviendrons.

Le Concerto de Schoenberg est d’une redoutable difficulté. En découvrant la partition, Jascha Heifetz, l’un des virtuoses les plus éblouissants du XXe siècle et qui était pressenti pour en assurer la création, a demandé au compositeur : « Monsieur, ne vous est-il pas venu à l’esprit qu’il faut six doigts pour jouer cela ? » Assurément, Patricia Kopatchinskaja, dite « PatKop », la « violoniste aux pieds nus », est pourvue d’assez de doigts pour en déjouer toutes les difficultés, autant techniques qu’intellectuelles, et surtout donner de l’expression à chaque note. Pour faire de la musique, tout simplement !

Dotée d’une technique qui semble infaillible, compositrice autant qu’interprète dans l’âme, PatKop est, semble-t-il, à l’aise dans toutes les musiques, des plus populaires aux plus ardues. Et elles les jouent avec la même flamme, la même indépendance face à la tradition (au risque de choquer, bien sûr), et la même créativité.

Le Concerto de Schoenberg, s’il est formellement conforme à ses prédécesseurs, est d’une écriture inédite quant à la partie de violon, et il utilise le langage dodécaphonique. Il faut des interprètes comme ceux de ce concert pour en dévoiler le drame, le lyrisme, la théâtralité.

Le Fauré hors-normes de Lucas Debargue

par

Salle Cortot, Lucas Debargue présentait l’enregistrement de son intégrale Fauré, réalisée sur le fameux Opus 102, le piano unique (à tous points de vue) conçu et fabriqué par Stephen Paulello. Son nom vient de ses 102 touches, au lieu des 88 habituelles. Bien entendu, on n’utilise aucune des 14 touches supplémentaires pour jouer la musique de l’époque de Fauré, puisqu’elles n’existaient pas encore.

Il ne s’agissait pas à proprement parler d’un concert, mais d’un « voyage à travers l’œuvre de Gabriel Fauré », au cours duquel Lucas Debargue a retracé l’itinéraire pianistique du compositeur. Il lui paraissait en effet primordial de mettre l’accent sur l’évolution de Fauré, avec ses fameuses « trois manières » (il a d'ailleurs fait le choix d’enregistrer cette intégrale dans un ordre parfaitement chronologique).

C’est la seule apparition publique programmée par le pianiste pour cet événement.

Il a commencé par enchaîner la toute première œuvre de Fauré (la Première Romance), avec sa toute dernière (le Treizième Nocturne), ce qui a permis aux auditeurs de saisir immédiatement l’étendue du chemin parcouru. Mais il a aussi fait entendre en quoi il y avait des points communs. Puis il s’est lancé, dans une présentation chronologique, vivante et très bien équilibrée entre analyse musicale (toujours accessible) et comparaisons musicologiques (avec Chopin, Mendelssohn, Liszt, Bach, Debussy, Ravel ou le jazz), à l’aide de nombreux exemples, mais aussi exécution d’œuvres intégrales (pour une petite moitié de la durée totale de sa présentation). À la fin, il n’a pas résisté à un bis brillant, aux effets garantis (tout en précisant que de telles pièces étaient rares chez Fauré) : la Quatrième Valse-Caprice, qu’il a dédiée au piano sur lequel il jouait.

Son jeu est tour à tour puissant, recueilli, virtuose. Il n’hésite pas à exacerber les contrastes, et à jouer à fond des changements de caractère. C’est assez spectaculaire, et d’une maîtrise pianistique confondante.

Récital remarquable au Namur Concert Hall

par

Ce samedi 30 mars a lieu le récital au Namur Concert Hall de 2 lauréats du Concours Reine Élisabeth : le violoniste belge Lorenzo Gatto et le pianiste français Frank Braley. Le fil conducteur de ce concert est la musique viennoise. Trois pièces sont au programme de cette soirée : la Sonate pour violon N°27 en sol majeur, K.379 de Mozart, la Sonate pour violon N° 7 en do mineur, Op. 30 N°2 de Beethoven et la Sonate pour violon et piano en mi bémol majeur, Op. 18 de Richard Strauss. 

Le concert débute avec la Sonate pour violon N°27 en sol majeur, K.379 de Mozart. Cette œuvre, Mozart la compose en 1781 alors qu'il vient de quitter sa ville natale de Salzbourg. À cette période, il rejette le joug abhorré de l'archevêque Colloredo, devenant ainsi le premier musicien créateur “libre” de l'histoire. Frank Braley et Lorenzo Gatto font preuve de finesse, de délicatesse et de musicalité tout au long de ces deux mouvements. Après l'Adagio d'introduction, place à l'Allegro où les deux musiciens font preuve d'intensité et dont l'énergie est mise au service de la pièce. Le deuxième et dernier mouvement, l'Andante cantabile, est un thème populaire avec cinq variations. Lors de chacune des variations, Braley et Gatto utilisent des caractères différents tout en gardant une certaine vitalité. Dans cette œuvre, aussi bien le pianiste que le violoniste doivent faire preuve d'habileté et c'est ce qu'ils font avec brio. 

Le Chant de la terre par François-Xavier Roth et Les siècles

par

« Comment arrivera-t-on à diriger cela ? En avez-vous la moindre idée ? Moi pas ! »

François-Xavier Roth est parvenu, sans nul doute, à diriger l’œuvre « Le Chant de la Terre » de Gustav Mahler. Ce dernier, pourtant chef d’orchestre, prétendait qu’il ne saurait comment faire. La connivence entre l’orchestre Les Siècles, leur chef ainsi que des deux artistes lyriques, a permis au public présent au théâtre Raymond Devos de Tourcoing d’embrasser cette œuvre inouïe. 

« Le Chant de la Terre », n’est ni tout à fait une symphonie, ni tout à fait un cycle de lieder. Cette composition n’est pas non plus tout à fait romantique, ni tout à fait moderne. Elle semble atemporelle et inclassable. Les repères complètement évanouis nous amènent à entendre la musique pour elle-même. Ainsi, les timbres, les mélodies de timbres invitent à une sensorialité intense. La pensée et l’analyse nous quittent. Ce voyage auditif parmi les couleurs orchestrales nous emmène dans une quasi-méditation et, quelquefois, dans une totale ivresse auditive. A peine avons-nous apprivoisé un moment, un timbre, une impression, que l’on est emmené ailleurs. Le caractère éphémère et fugace de la musique est comme décuplé. Pour ne rien laisser s’échapper de ces moments fugitifs, l’auditeur se doit d’être pleinement présent. Cependant, ce flux met quelquefois hors de soi dans une sorte d’hypnose ou d’enchantement. Le contraste avec la première partie du concert, « Les Indes Galantes » est saisissant. Rameau, lui, nous laisse le temps d’entendre et de comprendre avec des répétitions de motifs, des formes et structures claires, des rythmes de danse sécurisants. 

Tarmo Peltokoski à Bruxelles

par

La dix-neuvième édition du Klarafestival se clôture ce dimanche 24 mars avec le concert du Deutsches Symphonie-Orchester Berlin sous la direction du jeune chef finlandais Tarmo Peltokoski. Ce dernier à choisi un programme peu commun mettant sa patrie à l’honneur. Au piano, nous retrouvons Martin Helmchen. Au programme de ce concert, trois œuvres : Ciel d’hiver de Kaija Saariaho, Concerto pour piano et orchestre n° 1, op. 25 de Félix Mendelssohn et la Suite de Lemminkäinen, op. 22 de Jean Sibelius.

Le concert débute avec une pièce de la compositrice finlandaise Kaija Saariaho : Ciel d’hiver. Cette pièce est un arrangement du deuxième mouvement de sa pièce orchestrale Orion. Le public est plongé dans une expérience où la perception du temps est illusoire. L’interprétation contemplative que donne l’orchestre participe grandement à ce sentiment du temps suspendu. Un côté mystérieux est rajouté avec l’utilisation de percussions métalliques et d’un piccolo grinçant. Peltokoski guide l’orchestre pour trouver les textures adéquates à la pièce.

Mahler magnifié par Marie-Nicole Lemieux et Andrew Staples

par

Pour trois concerts à présenter à Zurich, Berne et Genève, le Service culturel Migros invite l’Orchestre Les Siècles et son chef fondateur, Françoix-Xavier Roth, qui prend la parole pour expliquer que les deux œuvres inscrites au programme, la suite tirée des Indes galantes de Rameau et Das Lied von der Erde de Mahler, sont jouées sur des instruments historiques correspondant à l’époque de leur création.

Ainsi pour Rameau le diapason est judicieusement abaissé à 415 et l’arsenal des cordes (hormis les violoncelles et le clavecin) est condamné à jouer debout en recourant à des instruments baroques français produisant un son rêche pour l’Entrée de la suite d’Hébé et laissant apparaître un manque de fusion des cordes pour la Musette en rondeau. Par contre, les deux Rigaudons et les deux Tambourins ont meilleure allure par la vigueur des accents, alors qu’éclate une tempête annoncée par des timbales menaçantes. Le Rondeau des Sauvages est élaboré à la pointe sèche rendant incisifs les traits de trompettes pour une Chaconne conclusive en apothéose.

A Genève, un Sokolov épris de poésie

par

Pour sa remarquable saison ‘Les Grands Interprètes’, l’Agence de concerts Caecilia invite une fois de plus le grand pianiste Grigory Sokolov, ce qui nous permet de l’entendre assez régulièrement à Genève.

Le récital du 20 mars donne l’impression que l’artiste se concentre sur une poésie intimiste à l’encontre de toute virtuosité factice. La première partie de son programme est entièrement consacrée à Johann Sebastian Bach en commençant par la transcription pour piano des Vier Duette pour orgue BWV 802 à 805 qu’il aborde avec allant dans un son clair mettant en exergue la pureté des lignes et en usant du détaché pour laisser affleurer les audaces harmoniques. Le dialogue des deux voix se répand avec fluidité dans la troisième page en forme de pastorale, alors que la dernière a la rigueur d’une fugue détaillant toute figure d’ornementation à chaque main. Sans coup férir, le pianiste enchaîne avec la Deuxième Partita en ut mineur BWV 826 en lui prêtant un ton solennel qu’atténue un sobre arioso ponctué par la main gauche, suivi d’un fugato brillant. L’Allemande tient du chant large débouchant sur une Courante d’écriture complexe. La Sarabande renoue avec une majestueuse sérénité toute en demi-teintes que bousculeront un Rondeau à la française d’une rare énergie puis un Capriccio d’une richesse contrapuntique élaborée avec une logique implacable.

La seconde partie comporte d’abord sept des Mazurkas de Chopin. Dans les quatre de l’opus 30, Grigory Sokolov recourt à un jeu analytique en osant désarticuler légèrement la phrase ou en utilisant le rubato à des fins expressives. Les contrastes de coloris émanent d’infimes fluctuations rythmiques empreintes d’une atavique nostalgie. Dans l’opus 50, le dialogue à deux voix se corse d’élans dramatiques véhiculant un désarroi douloureux que de sporadiques inflexions dansantes ne parviendront pas à atténuer.