Le pianiste Hervé Sellin , en compagnie de ses camarades Christelle Raquillet (flûte), Cyril Drapé (contrebasse), Rémi Fox (saxophones) et Romain Lay (vibraphone) rend hommage à Satie. Ce parcours personnel à travers une sélection de dix des partitions du Maître d'Arcueil, est une superbe célébration dans le cadre de cette année anniversaire Satie.
Après Debussy, Fauré et Ravel, vos nouvelles Jazz Impressions se concentrent sur Satie ? Pourquoi ce choix ?
Bien sûr, il y a l'opportunité de commémorer le centenaire de la disparition de Satie. Mais, surtout, pour moi, de "boucler la boucle" dans le cadre de mes hommages à la musique française du début du XXème siècle. Le Jazz lui aussi, est né au début du XXème. Après Fauré, Debussy et Ravel, Satie était incontournable. Fauré, le "passeur"; Debussy et Ravel, "les monstres sacrés": Satie, "l'autre voie (l'autre voix...)", sorte d'antithèse.
Vous avez étudié avec Aldo Ciccolini, qui reste l'un des grands interprètes historiques de Satie. Qu’avez vous retenu de l’approche de grand pianiste ? En particulier dans les œuvres de Satie ?
La profondeur, la poésie et le respect qu'Aldo mettra dans ses interprétations de la musique de Satie, l’aura rendu aussi incontournable et profond que les grands compositeurs précédents, les Chopin, Schumann, Liszt, Debussy... Ciccolini a légitimé l'œuvre de Satie qui n'était pas toujours pris au sérieux.Aldo disait "...si Satie, n'existait pas, il aurait fallu peut-être l'inventer."
Vous avez sélectionné dix partitions de Satie avec des inévitables tubes ? Comment avez-vous réalisé ce choix ?
Oui, bien sûr, les incontournables Gymnopédies, mais... à ma manière ! Pour le reste, des coups de cœur, et beaucoup de musique vocale (j'aime ce qui chante!). Aucun plan préétabli. Puisque je déconstruis et reconstruis les œuvres je ne me mets aucune limite.
J’ai l’impression que les musiciens classiques se désintéressent de Satie. En cette année anniversaire, il y a peu de parutions de nouveautés discographiques (sans parler des commémorations officielles inexistantes). Par contre, votre album est le second que j’entends avec des musiciens français de jazz. Satie parle-t-il plus aux musiciens de Jazz ?
Oui, Satie, représente une "autre voie" dans la musique classique du début XXème après celle tracée par les impressionnistes. Il fallait se démarquer de la sorte pour exister. Mais s'est lui-même posé la question ? Je ne pense pas. Sa musique est trop intuitive et singulière. La musique de Satie parle aux musiciens de Jazz car il y est question d'espace, de modalité, de figuralisme et de minimalisme. C'est un peu ce que représenterait le Jazz Cool après le Be-bop. Une nécessité ... Toujours "thèse/anti-thèse".
Erato nous comble avec l’édition d’un coffret reprenant les enregistrements du pianiste Michel Béroff, une somme magistrale et essentielle qui nous offre un parcours riche et intense de Bach à Messiaen. Le mélomane se plaît à réécouter, voir même redécouvrir, tant de grands enregistrements de cet artiste unique et fascinant. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec cette légende vivante du piano.
Quel est votre sentiment quand vous avez reçu ce coffret de 42 disques, reprenant vos albums pour Erato ? Est-ce que vous avez réécouté ces enregistrements ?
J’ai été extrêmement touché que EMI (ERATO) sorte ce coffret à l’occasion de mon 75ème anniversaire. Il concerne principalement mes enregistrements des années 70 et 80, et bien que la « date de péremption » soit dépassée depuis quelques décennies, je n’ai eu ni l’envie ni la curiosité de les réécouter.
A la lecture du plantureux programme de ces disques, le mot éclectisme me vient à l’esprit. Est-ce que c’est un terme que vous revendiquez dans le cadre de vos choix de répertoire ? Comment s’est construite cette discographie ? Selon le fruit de vos envoies ou en fonction du hasard des rencontres et des opportunités ?
Je pourrais répondre positivement à chaque proposition ! Bien entendu, l’éclectisme n’est autre qu'une curiosité tellement indispensable à tout musicien ; et naturellement le reflet de mes goûts musicaux. Les rencontres sont elles aussi déterminantes et nourrissent le plaisir … et la réussite souhaitée des d’enregistrements. Les opportunités « maîtrisées » sont elles aussi importantes, et souvent très enrichissantes dans leurs confrontations.
Dans ce coffret, il y a deux intégrales majeures des partitions pour piano et orchestre de Franz Liszt et des concertos pour piano de Serge Prokofiev avec le Gewandhaus de Leipzig et Kurt Masur. Comment un jeune pianiste français s’est-il retrouvé à enregistrer Liszt de l’autre côté du rideau de fer en pleine guerre froide ?
L’idée est venue de la direction anglaise de EMI. J’ai accepté avec grand enthousiasme d’enregistrer les 5 concertos de Prokofiev ; les intégrales étaient très peu nombreuses à l’époque. Le vénérable Gewandhaus de Leipzig était une opportunité rare, et Kurt Masur, grand Kapellmeister, pas encore l’immense chef qu’il allait devenir. Le succès de ce coffret, et la très bonne connivence avec Kurt Masur et le Gewandhaus ont fait la suite. Mon directeur artistique, Eric Macleod, m’a ensuite proposé de continuer les voyages compliqués à travers l’Allemagne de l’est des années 1970, pour enregistrer ce qui était à l’époque l’intégrale des œuvres pour piano et orchestre de Liszt … compositeur que j’aimais depuis longtemps déjà.
Justement à propos de Liszt, vous avez enregistré les deux concertos mais aussi toutes les partitions concertantes, souvent méconnues et plutôt considérées avec dédain comme la Fantaisie sur un thème de Lélio de Berlioz ou Malédictions. Qu’est-ce qui vous avait motivé à vous intéresser à ces partitions ?
La curiosité et le challenge ont fonctionné à merveille. Une fois le déchiffrage de ces œuvres terminé, le travail en profondeur révèle toujours d’inestimables beautés. Malédiction, en particulier, mériterait d’être jouée régulièrement. Mon amour pour Berlioz, et la générosité avec laquelle Liszt transcrivait beaucoup d’œuvres de ses contemporains m’ont motivé aussi grandement.
Vous avez joué, à l’âge de onze, dans des extraits des Vingt regards de l’Enfant Jésus devant Olivier Messiaen et son épouse Yvonnes Loriod. Vous avez ensuite particulièrement bien servi Messiaen au disque et vos enregistrements sont des références. Qu'est-ce qui vous attire chez Messiaen ?
Avant d’en être conscient, j’étais déjà nourri à la musique d’Olivier Messiaen, par le biais des disques que mon père écoutait fréquemment. Lorsque j’ai commencé, à l’âge de 10 ans à jouer quelques pièces, j’ai reconnu ce langage, qui m’est rapidement devenu totalement familier. Les modes et les rythmes de son langage ne me posaient aucun problème de compréhension ; seuls les problèmes techniques ont nécessité quelques heures de travail … Les années suivantes, j’ai travaillé ses œuvres parallèlement au travail plus traditionnel du Conservatoire. La richesse de son écriture, due peut être en partie à l’extraordinaire pianiste qu’était Yvonne Loriod, la grande complexité rythmique, le chatoiement de ses modes, les proportions magiques, la lumière mystique qui baigne toute son œuvre, sont des éléments qui n’ont jamais cessé de m’éblouir.
La pianiste Cansu Şanlıdağ nous propose un premier disque consacré à des œuvres pour piano du compositeur allemand Philipp Scharwenka (Pavane). Ce choix séduit par son originalité éditoriale et l’album convainc par sa justesse musicale. Crescendo Magazine a voulu en savoir plus et s’est entretenu avec l’artiste.
Qu’est-ce qui vous a motivé à consacrer un album à des œuvres pour piano de Philipp Scharwenka ? D’autant plus pour un premier album ?
La toute première fois que j’ai entendu Scharwenka, c’était sa Sonate pour violon et piano, op. 114. Et je me souviens très précisément de ce moment : cette sensation physique presque inexplicable, comme si quelque chose s’ouvrait dans la poitrine. Ce genre de réaction qu’on a face à une très belle mélodie qui semble nous parler directement, sans détour.
Ce n’était pas une musique complexe ni spectaculaire — au contraire, c’était d’une simplicité lumineuse, presque pudique, mais bouleversante. Et ce qui m’a frappé ensuite, c’est le silence qui l’entoure. Comment une musique aussi sincère, aussi juste, a-t-elle pu rester dans l’ombre aussi longtemps ?
Pour moi, il était évident que ce compositeur méritait d’être réentendu. Et en même temps, j’aimais l’idée de commencer mon parcours discographique avec un geste fort : faire entendre une voix oubliée, mais profondément émouvante. C’était à la fois un choix de cœur et une manière d’affirmer une certaine vision de l’engagement artistique.
Comment avez-vous découvert le compositeur ?
Ma découverte de Philipp Scharwenka est liée à un parcours un peu inattendu… qui commence avec Eugène Ysaÿe.
J’ai eu la chance de participer à un projet autour d’un Poème concertant récemment redécouvert, une œuvre magnifique qu’on a pu jouer et enregistrer avec le violoniste Philippe Graffin. Ce poème avait été édité par le musicologue Xavier Falques, dont le travail a été absolument déterminant.
L’œuvre était dédiée à Irma Sethe — une personnalité oubliée, mais fascinante — et c’est grâce aux recherches approfondies de la musicologue Marie Cornaz que nous avons découvert qui elle était. Son histoire, sa place dans le paysage musical de son époque nous ont tellement touchés que nous avons eu envie de lui rendre hommage à travers un concert à la Bibliothèque royale de Belgique (KBR).
C’est dans ce contexte, en consultant les partitions qui lui avaient été dédiées, que je suis tombé sur une Sonate de Philipp Scharwenka, également écrite pour elle. La découverte de cette pièce a été un vrai choc musical — et c’est à partir de ce moment-là que mon exploration de son œuvre a véritablement commencé.
Le chef d’orchestre Alexander Liebreich vient d’être désigné directeur musical de l'orchestre symphonique de Taipei (TSO). Un développement passionnant dans une carrière internationale que Crescendo-Magazine suit avec attention tant les projets initiés par le chef se révèlent inspirants et exemplaires d’une vision artistique. Crescendo-Magazine est heureux de s’entretenir avec ce formidable musicien.
Vous venez d'être nommé Directeur musical de l'Orchestre symphonique de Taipei (TSO). Qu'est-ce qui vous a motivé à accepter ce poste ?
Les critères les plus importants pour prendre une décision sont de voir un espace de développement et la preuve de valeurs culturelles. Quand on m'a posé la question, j'ai également été surpris. Ma collaboration avec le TSO a commencé il y a déjà 17 ans, nous sommes deux partenaires qui se connaissent déjà depuis un certain temps.
D'un point de vue géographique européen, nous ne connaissons pas très bien la scène orchestrale taïwanaise. Quelles sont les qualités de l'Orchestre symphonique de Taipei (TSO) ?
Taipei et le National Concert Hall sont depuis de nombreuses années un pôle important de la scène musicale classique. De grands solistes, ensembles et orchestres y ont fait de nombreuses tournées. Ces dernières années, les orchestres de Taïwan se sont installés au National Concert Hall, simplement parce que de nombreux jeunes musiciens ayant étudié à l'étranger sont revenus à Taïwan. De plus, le système éducatif accorde une grande importance à la musique, aux arts et à la culture sous toutes leurs formes. Les orchestres symphoniques sont devenus des institutions importantes grâce à la confiance retrouvée et à la saine ambition des musiciens taïwanais.
Quel sera votre projet artistique pour cet orchestre ?
Le TSO a un concept de programmation clair qui consiste à combiner le répertoire classique avec la musique nouvelle. À côté de cela, nous avons des projets d”opéras. J'ai beaucoup travaillé en Asie - nous devons inclure des artistes, des solistes et des compositeurs asiatiques de premier plan.
Vous êtes le directeur musical de l'orchestre symphonique de Valence en Espagne, une ville qui a été frappée par de terribles inondations. Comment un orchestre peut-il aider la population en ces temps difficiles ?
La ville et ses habitants sont encore sous le choc. La communauté valencienne a réagi de manière solidaire, et cette solidarité a été et est toujours très forte dans toute l'Espagne. La musique peut aider, tout comme le contact social. Je me sens très proche de nos musiciens, certains membres de notre orchestre ont perdu leur maison ou d'autres biens nécessaires. Je suis très touché par la forte empathie du peuple valencien.
Vous avez occupé le poste de directeur musical dans de nombreux pays (Pologne, Espagne, République tchèque, etc.) et maintenant en Asie. Vous décririez-vous comme un globe-trotter musical ?
Bien sûr, je voyage beaucoup, mais en réalité, je tourne en rond depuis 25 ans. L'Asie a toujours été en équilibre avec l'Europe. La Corée, le Japon, la Chine et Taïwan m'ont toujours beaucoup intéressé depuis mes études. L'Europe de l'Est, en raison de mes propres racines en Moravie, est également devenue un espace artistique important pour moi. Les États-Unis n'ont jamais suscité un intérêt plus grand... Je suppose qu'il y a des développements et des énergies naturelles et logiques.
Directeur musical de l’Orquestra Simfònica de Barcelona i Nacional de Catalunya (OBC), Ludovic Morlot amorce une série de concerts en tournée : Madrid, Lyon et Aix-en-Provence ce printemps, avant Amsterdam, l’été prochain. Crescendo-Magazine est heureux de rencontrer ce chef d’orchestre pour parler de son travail avec l’orchestre et de ses nombreux projets d’enregistrements qui font de l’OBC l’une des phalanges les plus actives du moment.
On dit que, avec La Valse, Ravel aurait fermé le cycle de vie de cette forme musicale et de la société qui la nourrissait. Croyez-vous qu’il ait aussi fermé le cycle de vie de l’orchestration du XIXème ou qu’il ait, en revanche, ouvert la voie à l’orchestre des XXème et XXIème siècles ?
Je crois que l'intention de Ravel, en écrivant La Valse, était d'honorer la valse viennoise, de lui rendre hommage. Ce sont les circonstances de la guerre qui feront que l’œuvre soit devenue quelque chose de très différent. On l'entend bien au début : on peut imaginer les couples dansant et cet élan viennois restera jusqu’au milieu de la pièce. La guerre, qui en a interrompu l'écriture, a fait que graduellement la violence prenne le dessus. On y entend une musique de belligérance, comme dans le Concerto pour la main gauche, qui est très semblable, mais je pense que la guerre a juste fait changer le focus d'écriture de la pièce. Je dirais plus : Ravel, pour moi, n'a jamais été un grand novateur. Il est un peu le Mozart du XXème siècle, celui qui a utilisé tous les ingrédients qui étaient à sa disposition et qui les a rassemblés avec une perfection absolue. À mon avis, le Prélude à l'après-midi d’un faune est beaucoup plus influent sur la direction de l'orchestre des XXème et XXIème siècles que n'importe quelle pièce de Ravel. C’est vrai que dans L’Enfant et les sortilèges, le Concerto pour la main gauche ou même dans L’heure espagnole il a poussé la forme assez loin, mais jamais autant que Debussy. Je pense à Ravel comme un prodige qui ne va jamais créer un ingrédient nouveau : il va faire de la belle cuisine avec des ingrédients qui sont déjà en place, mais sans inventer une nouvelle recette. Pour moi, le révolutionnaire a été Debussy, précédé par Schumann, Berlioz, Sibelius et notamment Liszt, avec ses Poèmes symphoniques, et Wagner. Ce sont eux qui ont trouvé l’élan vers un orchestre réellement novateur. Ravel s’est plutôt tourné vers la musique ancienne : si l’on pense au Tombeau de Couperin ou aux Valses nobles et sentimentales, on retrouve cette influence de classicisme ou du baroque, alors qu'avec Debussy la forme musicale a explosé.
Le fabuleux succès du Bolero et la luxuriance de l’orchestrateur Ravel n’ont-ils pas caché la véritable sensibilité et le talent de l’artiste ? Et aussi son intérêt pour les causes des oppressés comme dans les Chansons madécasses, les Grecques ou les Hébraïques ?
On sait qu'il détestait Bolero. C'était un exercice pour lui mais qui s'est transformé en chef d'œuvre. C’est exactement l'essence du talent de Ravel : cette espèce de nonchalance dans l'idée de créer quelque chose d'original qui est fait avec une telle maîtrise et une telle perfection que ça devient « le chef d'œuvre ». Il y a cet état d'esprit dans sa musique, mais je n’ai jamais pensé comme ça à propos des chansons populaires, des mélodies grecques ou des hébraïques. Je ne sais pas s'il voulait vraiment traiter ces sujets avec beaucoup de profondeur et je ne suis pas sûr qu’il y ait une forme de provocation. Il peut y avoir un « air du temps », une volonté de trouver une l’esthétique musicale en s’appropriant de ces textes.
On a un peu la sensation qu’il voulait faire un pied de nez à une société très conservatrice, antidreyfusarde etc.
C’est vrai que L’heure espagnole est provocatrice avec cette espèce de montée du féminisme et aussi dans L’Enfant et les sortilèges, il y a cette appropriation du jazz. On ne peut pas traiter ces sujets de façon complètement naïve, il faut donc le considérer. C'est là qu’on aimerait mieux connaître la personnalité de Ravel. Par exemple, quand on va à Montfort-l'amaury, il avait tous ces petits « netsuke » japonais à l’aspect très soigné, mais si l’on est très attentif, on s’aperçoit que c'est tout en plastique, comme du toc « made in China » Je ne sais pas à quel point il était sarcastique. Poulenc l’était certainement, mais votre remarque va me rendre plus curieux quant à la pertinence de ces textes par rapport au contexte géopolitique de l'époque.
Le label Le Palais des dégustateurs a entrepris une série de rééditions des enregistrements du légendaire chef d’orchestre Carlos Païta. Cette collection culmine actuellement avec la première édition d’une bande de concert magistrale avec la Symphonie n°9 de Bruckner. A cette occasion, Crescendo-Magazine est heureux de s’entretenir avec Alexandre Païta, le fils du chef d’orchestre pour parler de ses souvenirs et de la légende de cet artiste hors normes.
Quels souvenirs musicaux gardez-vous de votre père Carlos Païta ? Est-ce que l’un de ses concerts en particulier vous a particulièrement marqué ?
Les grands moments que j’ai vécu pour ses concerts ont étés au Royal Festival Hall de Londres, avec la Symphonie n°3 de Camille Saint-Saëns où la salle était comble avec une extraordinaire symbiose avec le public ou alors la Symphonie n°1 de Mahler au Concertgebouw en présence d’Elizabeth Furtwängler, ou encore la Symphonie n°7 de Bruckner à Lier et à Bruxelles. Je peux encore citer le Requiem de Verdi au Royal Albert Hall de Londres où ses enregistrements comme la Symphonie n°8 de Bruckner, les extraits du Gotterdammerung de Wagner et la Symphonie n°5 de Tchaïkovski à Moscou.
Carlos Païta a été l’un des premiers chefs à fonder “son” label Lodia, ce qui en ces temps était complètement novateur. Qu’est-ce qui l’avait motivé à franchir ce pas ?
Le caractère de mon père étant totalement indépendant ne pouvait pas à mon sens s’adapter à un label établi ou certaines choses devraient être imposées. Je crois aussi que cela pouvait lui donner la possibilité de faire ses enregistrements comme il l’entendait. Par ailleurs il choisissait lui-même l’orchestre, les micros les ingénieurs du son etc.
Il avait également fondé son propre orchestre le Philharmonic Symphony Orchestra. Fonder son propos orchestre n’était pas non plus chose courante…
En effet, c'était un peu comme le NBC Symphony Orchestra de Toscanini. A Londres, mon père avait réuni les meilleurs musiciens des orchestres londoniens : London Symphony Orchestra, London Philharmonic, Royal Philharmonic…. D’ailleurs leur première tournée fut dans une période tourmentée ! C’était en pleine Guerre des Malouines et imaginez un orchestre anglais avec un chef argentin ! Cette tournée a été accueillie à Genève, Toulouse, Paris et Londres et au programme il y avait le “Prélude et Mort d’Isolde” de Tristan und Isolde et la Symphonie n°8 de Bruckner. Le plus grand succès fut à Londres !
J’ai entendu dire qu’il était très sensible et exigeant envers les prises de son
Absolument, pour les enregistrements, je sais que mon père utilisait les micros Neumann à tube. Il les avait toujours avec lui.
Claude Achallé, ancien ingénieur de son de Decca, est resté un homme marquant dans les enregistrements avec mon père. En effet, après avoir travaillé pour Decca, Achallé a beaucoup collaboré avec lui et mon père l’aimait beaucoup. Carlos Païta a été un des premiers à enregistrer en digital. Pour lui, le digital offrait un son pur et dynamique qui correspondait à sa vision de la musique. Il y eut une grande entente musicale et humaine entre eux. Je souhaite lui exprimer ici ma reconnaissance. Claude ne s’est jamais permis de porter un jugement musical, ni de faire une suggestion à mon père. Pas même sur la violence des martèlements de la timbale dans le premier mouvement de la Symphonie n°1 de Brahms ou encore sur la violence dans la marche funèbre du Gotterdammerung.
Dans la catégorie Opéra vidéo, le jury des International Classical Music Awards a décerné le prix à une production munichoise de La Chauve-souris, mise en scène à Munich en décembre 2023 par Barrie Kosky, sous la direction de Vladimir Jurowski et avec des chanteurs tels que Diana Damrau, Georg Nigl, Martin Winkler et Katharina Konradi dans les rôles principaux de cette œuvre emblématique de Strauss. Anastassia Boutsko (Deutsche Welle), membre du jury des ICMA, a rencontré Vladimir Jurowski.
Avez-vous été ravi de recevoir le prix ICMA ? J'ai été très surpris, car cette production n'a reçu que des critiques positives. Il y a aussi eu des critiques, notamment concernant la musique. Les critiques munichois, en particulier, n'ont pas semblé du tout enthousiastes quant à ma façon d'interpréter la musique de Johann Strauss. J'ai parfois l'impression qu'ils flottent dans des souvenirs d'une époque révolue sans vraiment savoir à quoi cela ressemblait. J'ai grandi avec les enregistrements munichois de Carlos Kleiber. J'ai étudié son matériel orchestral et nous jouons à partir de ce matériel. Je connais parfaitement chaque note, ce qu'il a joué et où. Bien sûr, je fais certaines choses différemment, mais mon interprétation est clairement et consciemment basée sur celle de Kleiber.
Je dois dire qu'en tant que critiques et journalistes musicaux, nous avons été nous aussi très étonnés lorsque Vladimir Jurowski, expert en musique rare et nouvelle du XXe siècle, a soudainement décidé de diriger une Chauve-souris. On aurait pu aussi se demander : quel diable de diable vous a bien fait souffrir, vous et Barrie Kosky (qui avez longtemps résisté à la mise en scène d'une opérette) ? Était-ce le grand anniversaire de Strauss qui approchait en 2025 ?
Je n'avais pas du tout pensé à cette date, je ne l'ai remarquée que récemment. Barrie Kosky et moi voulions simplement abattre une autre « vache sacrée » ici à Munich après le très réussi Chevalier à la rose, que nous avons donné avec Barrie en 2021. Et il est vrai que j'aime profondément cette œuvre et que je la dirige depuis près de trois décennies maintenant. J'ai dirigé ma première Chauve-souris au Komische Oper de Berlin à l'âge de 25 ans. C'était la production de Harry Kupfer, que j'ai reprise à l'époque. Elle a été répétée par mon patron de l'époque, Jacob Kreuzberg. Puis, en 2003, j'ai lancé ma propre production de La Chauve-souris à Glyndebourne. Enfin, il y a eu une autre Chauve-souris à Paris, à l'Opéra Bastille…
Mais pourquoi ? Qu'est-ce qui rend La Chauve-souris si spéciale à vos yeux, musicalement et en termes de contenu ? Pourquoi cette satire sociale, écrite il y a 150 ans, est-elle toujours aussi intéressante aujourd'hui ? Eh bien, c'est l'une des satires les plus diaboliques qui soient. Parce que c'est une pièce sans personnages véritablement attachants. Ils sont tous corrompus et se comportent mal, mais en même temps, ils sont tous incroyablement sympathiques et attachants. Malgré, ou peut-être à cause, de leurs nombreux défauts humains. Mais à ce côté satirique, s'ajoute une musique vraiment divine, qui rappelle en partie Mozart et Schubert et qui a aussi beaucoup en commun avec Offenbach. C'est une sorte de réponse viennoise à Offenbach. Une comédie musicale profonde, pourrait-on dire.
Où voyez-vous cette profondeur ? Eh bien, l'histoire est ce qu'elle est : elle est diabolique, cynique, sans amour, totalement dénuée d'amour, mais remplie d'une attente de désir. On peut littéralement sentir ce désir. Tout est enrichi par les hormones humaines, masculines et féminines. Mais la musique – la musique a vraiment de la profondeur ! Et c'est là le miracle de Johann Strauss. Il écrit beaucoup de choses cruelles ou frivoles, mais avec une musique qu'on aimerait entendre au paradis une fois arrivé au paradis. Mon professeur disait toujours : « Quand je mourrai et que j'irai au paradis, j'espère pouvoir y écouter de la musique de Johann Strauss tous les jours ! »
… et peut-être là, au paradis de la musique, rencontrera-t-il Johann Strauss lui-même. Qu'est-ce qui définit ce compositeur pour vous ? D'un côté, Johann Strauss fils est une figure marginale du firmament musical classique de notre époque. De l'autre, il fut l'une des figures centrales du XIXe siècle. Nous savons qu'il était vénéré et envié par des compositeurs illustres et mondialement connus, non seulement pour son succès, mais aussi pour sa musique. Parmi eux, des personnalités comme Wagner, Brahms et Liszt.
Notre compatriote Julien Libeer fait paraître un album un peu solo mais surtout chambriste consacré à des partitions de Mozart (Harmonia Mundi). Le pianiste est en compagnie de Pierre Colombet, violin ; Eckart Runge, violoncelle et Máté Szücs à l’alto. Ce quatuor de brillants musiciens livre une prestation exceptionnelle, ce qui nous a donné envie d’en savoir plus et de poser quelques questions à Julien Libeer.
Vous êtes le dénominateur commun d’un album chambriste consacré à des œuvres de Mozart. Pourquoi choisir Mozart à ce moment de votre carrière?
On ne m’attribuera aucun prix d’originalité si je vous dis que Mozart m’accompagne depuis ma tendre jeunesse, et que notamment ses opéras comptent parmi mes plus intenses souvenirs d’enfance. Ce n’en est pas moins la vérité pour autant, et il fallait bien un jour que je fasse quelque chose avec cette fibre qui est à la racine de mon chemin de musicien. J’ai attendu avant de lui consacrer une monographie entière, car je voulais le faire dans un programme pertinent, et surtout avec les bonnes personnes. Il se trouve que les étoiles se sont alignées à ce moment-ci !
Dans le booklet du disque, vous écrivez “demandez à un musicien de vous parler de Mozart, il y a fort à parier qu’il peinera à dire quelque chose”. Pourquoi Mozart semble si difficile à caractériser par des mots ?
Si j’avais une réponse claire à ça, je n’aurais pas écrit cette phrase ! Peut-être parce que toutes les choses dont il est facile de parler en musique ne s’appliquent pas directement à Mozart.
Son intelligence est aussi fulgurante mais moins ouvertement intellectuelle que Bach ; son évolution esthétique est plus subtile que celle de Beethoven ; à l’exception de Haydn aucun de ses contemporains ne lui arrive à la cheville, donc difficile de le comparer ou le mettre en contexte ; et puis sa musique n’a rien d’idéologique ou pamphlétaire : elle n’incarne aucune révolution tonitruante, elle n’est pas à l’origine d’une école quelconque.
Parler de Mozart signifie donc parler réellement, et uniquement, de musique. Est-ce vraiment possible?
On dit souvent que Mozart est un juge de paix pour les musiciens, un compositeur avec lequel il est impossible de tricher. Partagez-vous cet avis ?
Il a en effet rendu fou les plus grands… Perplexe, Richter se demandait pourquoi une gamme toute bête devenait si difficile dès qu’elle se trouvait dans une œuvre de Mozart… Rubinstein disait que quand on le joue, « soit c’est un miracle, soit ce n’est pas du Mozart » - ce qui met la barre un peu haute, mais n’est probablement pas faux…
On pourrait retourner le problème dans tous les sens pendant des pages entières, mais disons qu’il y a peu de compositeurs qui demandent à ce point de dépasser la matière. En ce sens, Mozart n’est pas tant un style qu’un état d’esprit.
Le pianiste Pascal Meyer est l’un des membres de l’ensemble Machine à trois qui associe le marimba et le vibraphone au piano. Avec ces compères, l’artiste fait paraître un album nommé “Unlearn” et qui propose des partitions pour cette formation inusitée. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec ce musicien à l’esprit ouvert et à la flexibilité totale.
Vous êtes un pianiste aux multiples facettes, mais vous sortez un album avec l'un des ensembles dont vous faites partie. Cet ensemble qui combine le piano, le marimba et le vibraphone, se nomme Machine à trois. Pouvez-vous nous raconter l'histoire de cet ensemble ?
Machine à trois est né d'un projet de série de concerts. Rachel Xi Zhang (marimba) et Laurent Warnier (vibraphone) ont remporté un concours aux Pays-Bas en 2009 en tant que duo appelé Joint Venture Percussion Duo. Le prix comprenait une tournée dans les principales salles de concert néerlandaises. Ils ont demandé à leur ami et compositeur Yu Oda d'écrire une nouvelle œuvre pour eux, incluant le piano. Laurent m'a invité à jouer cette œuvre et d'autres lors de leur tournée. Le trio était né.
Dans la présentation de l'ensemble, j'ai lu que vous revendiquez une attirance pour la musique métissée et improvisée telle que le jazz. Comment ces caractéristiques complètent-elles la rigueur de la musique contemporaine ?
Lorsque nous avons commencé à jouer ensemble en tant que trio, nous avions tous les trois un intérêt marqué pour la musique contemporaine et jouions déjà dans divers ensembles spécialisés dans ce répertoire. Il nous a donc semblé naturel de faire de même avec ce trio qui n'avait pas vraiment beaucoup de répertoire en raison de sa formation plutôt inhabituelle, composée d'un piano et de deux instruments de percussion mélodiques. Mais nous avons également programmé des pièces à l'instrumentation indéterminée ou libre (Philip Glass, Tom Johnson), et commencé à arranger des morceaux de Radiohead, Frank Zappa, Pat Metheny et Tigran Hamasyan. Nos programmes sont devenus de plus en plus éclectiques et moins rigides quant à ce que nous appelons habituellement la musique contemporaine. Dans notre dernier projet intitulé Unlearn, nous avons commandé des compositions à des compositeurs et interprètes de jazz et nous nous sommes également essayés à la composition.
Votre nouvel album avec Machine à trois s'intitule « Unlearn ». Pourquoi ce titre ?
Notre album s'intitule « Unlearn » car il incarne le cœur de notre parcours créatif. En tant que musiciens classiques, nous avons passé des années avec les chefs-d'œuvre du passé, absorbant leur beauté et leur structure. Cette immersion profonde, bien qu'essentielle, a instillé en nous un ensemble de règles puissantes, une sorte de définition rigide de ce qu'est la « bonne » et la « mauvaise » musique.
L’Orchestre philharmonique de la NDR (nom original : NDR Radiophilharmonie) fait partie de ces nombreux orchestres de radio allemands d’excellente qualité. Basé à Hanovre, il dépend, tout comme l’Orchestre symphonique de la NDR – NDR Sinfonieorchester – qui est, lui, basé à Hambourg) de la Norddeutscher Rundfunk (NDR). Il a été fondé en 1950, depuis 2014, son directeur musical en était Andrew Manze.
Depuis le début de l’actuelle saison, son successeur est Stanislav Kochanovsky. Chanteur de formation, il a une trentaine d’opéras à son répertoire, et a à cœur de faire découvrir des œuvres rares et nouvelles.
Pour cette première tournée en France (ils avaient donné le même programme trois jours avant à Aix-en-Provence) avec son nouvel orchestre, il avait emmené le très grand violoniste israélo-américain Gil Shaham, l’un des plus authentiques virtuoses actuels.
Au programme : le Concerto pour violon de Brahms, qu’on ne présente plus (les difficultés qu’il eut à s’imposer sont depuis longtemps balayées), et la Troisième suite pour orchestre de Tchaïkovski, que l’on aimerait entendre plus souvent (il semble qu’elle ait plutôt suivi le chemin inverse).
Gil Shaham fait son entrée d’un pas alerte, serre longuement, et chaleureusement, la main du premier violon. Le bonheur d’être là se lit sur son visage, sans doute à la perspective de jouer ce Concerto de Brahms, avec lequel il entretient une relation privilégiée.
L’introduction de l’Allegro est très classique, avec un équilibre nettement en faveur des cordes, et quelque chose de légèrement emprunté. En revanche, le style de Gil Shaham est d’une très grande pureté, sans quasiment aucun effet violonistique. Avec son Stradivarius et un archet qu’il tend bien davantage que ses collègues, il a une sonorité franche et claire.
L’orchestre le suit remarquablement sur le plan rythmique, mais ne le laisse pas toujours passer sur le plan sonore. Il faut dire que, de ce point de vue, le soliste est d’une subtilité et d’une palette rares. Et puis, il a une façon de se tourner vers l’orchestre, qui implique une moindre projection du son vers la salle, dans les passages où il a un rôle moins exposé. Les tutti d’orchestre dégagent une belle puissance (avec, toutefois, des cuivres qui ont tendance à prendre le dessus) qui n’est pas dans l’esprit de ce que propose le soliste, mais qui ne peut laisser indifférent. Gil Shaham a choisi la cadence la plus souvent jouée (celle de Joseph Joachim). Éblouissante sur le plan technique, elle fait surtout entendre une succession de très courtes saynètes très caractérisées. À la fin, il nous emmène au ciel, et nous y garde jusqu'à la fin du mouvement.