Chostakovitch: Tragédies et malentendus

par

Chostakovitch

Dernière étape de la mise en ligne de notre dossier Chostakovitch publié en 2007 : le regard d'Harry Halbreich sur le compositeur et son jubilé.

Au secours, ils sont tous devenus fous ! Ou bien face à une telle unanimité, est-ce moi qui ai perdu la raison ? Son visage lunetté, aux lèvres serrées, à l'expression amère, hante jusqu'à l'obsession les couvertures et les pages intérieures des revues musicales, voire même de la presse généraliste. Ce n'est plus la "vague" dont parle Le Monde de la Musique (la "Vague Chostakovitch" était inscrit en Une du Monde de la Musique n°312 de 2006) , c'est un cyclone, c'est un tsunami. Même Mozart est dépassé, et le pauvre Schumann, troisième "jubilaire" de cette année 2006, carrément englouti. Chostakovitch, "le nouveau Beethoven", "le Beethoven du XXe siècle", "le plus grand compositeur depuis Beethoven". Au point d'en oublier Mahler, auquel il était pourtant censé succéder !

Essayons plutôt de retrouver un peu de sang-froid. Le plus grand compositeur russe depuis Tchaïkovski ? Ce ne serait déjà pas si mal, mais que faire alors de Stravinski et de Prokofiev ? Le plus grand depuis Beethoven ? Quid de Wagner, de Bruckner, de Debussy, de Messiaen ?… Et je me retrouve pratiquement seul, en la rare compagnie de… Pierre Boulez, mais dont l'aversion envers Chostakovitch est mal fondée car reposant, il l'avoue, sur une connaissance très lacunaire de son œuvre. Au moins puis-je prétendre la connaître très à fond et parler donc en connaissance de cause. Plus loin, j'essayerai de traiter de sa musique, ce qu'on ne fait pas très souvent, la musique d'un créateur extrêmement inégal, auteur d'une petite poignée de chefs-d'œuvre. Mais il s'agit bien de cela ! Nous avons affaire à un phénomène médiatique qui n'a plus grand-chose à voir avec l'art ou la culture. Et c'est cela la véritable tragédie de ce personnage essentiellement tragique : victime de son vivant de la forme la plus monstrueuse de l'oppression totalitaire soi-disant communiste, il l'est aujourd'hui de la forme la plus effroyable du capitalisme, la loi implacable du Marché mondialisé. Cet homme profondément bon et intègre doit se retourner d'horreur dans sa tombe : son art est dégradé au rang de marchandise.

Avec lui, rien n'est clair, rien n'est simple, même si son art est très souvent simpliste, ce qui n'est pas du tout la même chose. Et tout d'abord, on nous dit que rien ne doit être interprété littéralement, mais glosé, décrypté au second degré. Son art serait celui d'un mutant, qui prendrait l'apparence de celui prôné par ses bourreaux afin de mieux les confondre. Pour dénoncer les turpitudes du régime soviétique, il adopte les clichés les plus grossiers du langage réaliste-socialiste, autrement dit de la langue de bois. Style de fresque ? Hélas non, presque toujours, style d'affiche. Tchaïkovski écrivait gros, comme très souvent les Russes, mais Chostakovitch écrit grossier. Tous les exégètes du monde pourront tenter de me convaincre qu'il faut comprendre autre chose que l'apparence, mais moi j'entends -et je lis- la banalité et l'indigence mélodique, l'incroyable pauvreté et la trivialité des rythmes (ces éternels petits dactyles sautillants !), la nudité des harmonies, la crudité des alliages instrumentaux. Il a été si malheureux, si persécuté, si terrorisé, et l'effroyable contrainte du ou des moyens dont il dut s'affubler a ruiné sa santé,  a provoqué ces troubles graves -psychosomatiques, l'évidence est écrasante- dont l'alcool et le tabac ont aggravé les méfaits et dont il a fini par mourir. Mais au risque de paraître dénué de toute compassion, je dois reconnaître que cela ne rend pas sa musique ni meilleure, ni pire, et que la compassion, précisément, ne saurait intervenir comme critère de jugement esthétique. J'irai plus loin : sans l'histoire infiniment pathétique du personnage Chostakovitch, je ne suis pas du tout certain qu'il occuperait aujourd'hui cette position totalement disproportionnée dans l'histoire de la musique. Il s'agit d'en déterminer les raisons, puis de s'efforcer à un jugement plus objectif de la valeur de ce qu'il nous laisse, jugement aujourd'hui rendu presque impossible.

L'audition de la musique de Chostakovitch m'est devenue graduellement pénible, parfois odieuse, car je me retrouve dans les salles de concert horriblement seul, face à une totale communion inconditionnelle. Hors de la foule des élus, je me sens réprouvé, et cette aversion devenue allergie me fait douter, peut-être pour la première fois de ma vie, de la justesse de mon jugement d'homme de métier. Est-il possible que j'aie raison face à l'unanimité non seulement du grand public, mais de mes collègues professionnels dont j'estime depuis toujours la compétence, et notamment de ceux avec lesquels je partage ce dossier de Crescendo ? Je relis alors les jugements dont fut victime Beethoven en son temps, et les termes en sont parfois si proches des miens que j'en frémis. Je me replonge donc dans l'étude de la musique de Chostakovitch, espérant une tardive révélation. Et il est vrai que j'y admire quelques vrais chefs-d'œuvre, mais que j'y trouve aussi tant d'œuvres en partie manquées et bien davantage encore de musique exécrable.

L'existence de cet homme généreux, hypersensible et d'une modestie presque maladive ne peut que susciter l'adhésion de tout être de cœur, et on lui pardonne même sans hésiter les compromissions auxquelles il dut trop souvent se résigner, tout simplement pour sauver sa peau. Mais à force d'avoir ainsi pitié de lui -et la pitié n'est pas un sentiment qui ennoblit l'homme!- s'élève l'incoercible nausée d'une fort mauvaise conscience. Sa musique, primitive, pauvre, décharnée, nous parle d'un enfer où l'on a froid, faim, peur surtout, c'est une musique de pénurie, de rationnement et de misère, que les jouisseurs capitalistes que nous sommes consomment (je souligne) bien à l'abri. Il nous parle des queues interminables devant les boutiques vides, piétinant dans la neige, et nous croulons sous l'offre dérisoire de nos hypermarchés, il nous parle de l'angoisse de l'arrestation imminente en direction du goulag alors que nous nous pelotonnons bien au chaud sous nos édredons. Ah qu'il est donc malheureux (comme le pauvre Beethoven, si sourd et si célibataire, on n'y échappe pas !) et que nous savourons notre chance (je n'ai pas dit notre bonheur, ce n'est pas la même chose !), alors pouvons-nous vraiment regarder dans les yeux le visage traqué que nous révèlent tant de photographes, à côté de trop rares sourires crispés ? Je me souviens d'un de mes cours d'analyse consacré à la Symphonie héroïque, où je m'amusai à confronter trois interprétations du premier mouvement : Günter Wand, ou le confort légèrement somnifère d'un concert d'abonnement de dimanche après-midi dans une ville de province allemande, puis Claudio Abbado, l'élégance mondaine et parfumée des tenues de soirée et des visons salzbourgeois, et soudain les vieux Mravinsky dans sa Philharmonie de Leningrad, salle sublime : la disette, le froid, les vêtements râpés, la peur au ventre, l'assistance noyautée d'agents du KGB en civil, la seule vérité révolutionnaire chantée par Beethoven dans toute sa violence nue. Peut-être Chostakovitch prend-il une autre dimension ainsi (écoutez le disque inoubliable de sa Huitième par Mravinsky et son orchestre, la prise de son précaire fait partie de l'expérience!), mais c'est une musique faite de sang et de larmes qu'il est à jamais criminel de consommer. Consommez plutôt du Richard Strauss !…

Alors, est-ce que j'aime Chostakovitch ? Comment ne pas aimer l'homme, obligé de jouer les idiots du village pour survivre, sanglotant de honte devant ses rares amis intimes d'avoir dû prendre sa carte de membre du Parti ou de désavouer publiquement son ami Sakharov, noyant son désespoir dans la vodka ?  De plus, cette grande âme qui n'avait pas reçu le privilège de la Grâce, et qui n'attendait aucune vie éternelle, s'il ne fut pas un croyant, fut mieux que cela aux yeux du Seigneur, un juste au sens le plus fort du terme, qui consacra des pages parmi les plus belles aux Juifs dont il se sentait solidaire, de cœur sinon de sang. Toujours avec les victimes, jamais avec les bourreaux.

Et j'aimerais tant pouvoir participer à l'adulation universelle pour son art, je voudrais pouvoir aimer sa musique comme j'aime l'homme et comme j'aime ceux qui l'aiment aussi et ne le traitent pas en marchandise…

Voici venu, au soir de ma vie, le moment de préparer ma petite valise, pas pour le Goulag, Dieu merci, mais pour l'idéale île déserte des musiques dont j'aimerais ne jamais devoir me séparer. Chostakovitch y figure-t-il malgré tout et avec quelles œuvres ?

Parmi les Symphonies, la juvénile Première est une fraîche promesse, gâchée par un Finale prolixe et pompier. Le premier volet purement instrumental de la Deuxième ("Octobre") est un passionnant morceau de musique purement expérimentale (on pense à Charles Ives), témoin d'une phase "avant-gardiste" tôt révolue, à défaut d'émotion vraie. Passons sur la faible Troisième -que personne ne semble défendre du reste. La mythique Quatrième, gigantesque bric-à-brac mêlant le meilleur et le pire, sous l'influence encore mal absorbée de Mahler, comporte un parfait Scherzo central et un épilogue proprement bouleversant. L'illustrissime et très conformiste Cinquième enchâsse un bref Scherzo d'une trivialité consternante entre un énorme premier mouvement dont le ton de récit épique dégénère en brutalité de Proletkult, et un Largo d'un pathétisme tchaïkovskien où l'on pleure beaucoup. Le Finale est le talon d'Achille énigmatique de l'ouvrage, victoire conventionnelle sous de brillantes baguettes à la Bernstein, piétinement terrifiant, implacable aux mains d'un Mravinsky, qui devait certes mieux savoir de quoi il retournait. C'est dans cette optique uniquement que cette fin fait écho, dix ans à l'avance, à celle, apocalyptique, de la Sixième de Prokofiev. Quant à la Sixième, brève et assez peu connue, son Largo initial, d'une nudité "sibérienne", est suivi d'un merveilleux Scherzo féerique (héritier de celui de la Quatrième) et, hélas, d'un Presto d'une terrible vulgarité. C'est aussi ce terme qui qualifie la plus grande partie de l'illustre, immense et interminable Septième (Leningrad). Si l'on supprimait du catalogue chostakovien tout ce qu'il écrivit pour plaire au Parti, il resterait une poignée de chefs-d'œuvre. Au premier rang de ceux-ci, la Huitième Symphonie, la plus parfaite de ses symphonies purement instrumentales. Très peu de scories dans cette heure de musique, mais le sublime quatrième mouvement, passacaille à douze variations avec des recherches de timbres et de sonorités rares sous cette plume, et qui s'enchaîne au Finale par l'une des modulations les plus simples et les plus magiques de toute la musique (de sol dièse mineur à Ut majeur), authentique trouvaille. Et ce Finale, hormis un bref rappel de la tragédie du premier mouvement, évite salutairement tout pathos en faveur d'une idylle sereine et pacifiée, la plus belle fin pour cette œuvre, même si les chefs d'orchestre ne savent que rarement qu'en faire. De la brève Neuvième, divertissement narquois et trivial, pied de nez à Staline qui attendait un hymne de victoire triomphal (en 1945 !), il y a peu à dire. La Dixième ne suivit que huit ans plus tard, après la mort du tyran, dont son brutal deuxième mouvement nous fait, paraît-il, un bref et virulent portrait. Mais elle vaut surtout par son immense premier mouvement, la forme-sonate la plus magistrale du compositeur, supérieure même à celle qui ouvrait la Huitième Symphonie. Hélas, le Finale verse à nouveau dans le compromis d'un optimisme de façade, nous sommes loin du rêve éthéré de la Huitième. Les quatre Symphonies suivantes ne relèvent plus de la musique pure. La Onzième ("l'Année 1905"), grande fresque cinématographique au dramatisme facile mais indéniablement efficace, l'emporte de haut sur la consternante Douzième ("l'Année 1917"), consacrée à Lénine et donc délibérément pompière, sans doute la pire de la série. Rostropovitch prétend que Chostokavitch ratait régulièrement ses œuvres "officielles". S'il ne le faisait pas exprès (qui sait, pourtant ?), ces échecs témoignent en tout cas de son intégrité morale. Celle-ci s'impose au premier plan dans l'immense Treizième avec chœurs, sur des poèmes d'Evguéni Evtouchenko, connue sous le titre de son premier mouvement Babi Yar, et Chostakovitch en a fait le plus véhément des réquisitoires contre l'antisémitisme persistant en U.R.S.S. Mais je ne trouve pas les quatre autres morceaux aussi inspirés, tant s'en faut, alors qu'avec l'extraordinaire Quatorzième  Symphonie nous tenons peut-être le chef-d'œuvre absolu du compositeur, onze chants pour soprano, baryton, petit orchestre à cordes et percussions, parfait carrefour de ses trois grands courants d'inspiration, à la confluence de la Symphonie, du Quatuor à cordes et du cycle de Mélodies. D'un tragique sans espoir, ces sont ses Chants et Danses de la mort, dignes de ceux de Moussorgski. Ambiguë et énigmatique, la Quinzième Symphonie est un épilogue entre sourire et larmes se terminant par la citation de la fin de la Quatrième, mais l'œuvre participe pour moi de la pauvreté minimaliste qui entache toute sa production dernière : je suis persuadé que la popularité actuelle de Chostakovitch est étroitement liée à la vogue de l'arte povera et du minimalisme.

Des Six Concertos, les deux pour piano sont courts, banals et insignifiants. Immensément populaire, le Premier Concerto pour Violon, qui est plus un immense Solo accompagné qu'un Concerto (l'orchestre n'y joue pratiquement jamais seul) a injustement éclipsé le Deuxième, plus intime et plus secret. Mais le plus grand de ses Concertos est certainement le Deuxième pour Violoncelle, tourmenté, voire hermétique, très supérieur à un Premier assez trivial.

A côté du massif des quinze Symphonies se dresse celui des quinze Quatuors bien plus tardifs dans l'ensemble (le premier est postérieur à la Cinquième Symphonie et les dix derniers à la Dixième). Ils sont pour la plupart d'une écriture dépouillée et linéaire, sans guère de recherches sonores ou formelles, et il me paraît tout à fait abusif de les mettre en parallèle avec ceux de Beethoven ou même de Bartók. Les meilleurs me semblent le Troisième, le Cinquième, l'illustre Huitième, le Dixième et le Douzième, mais les trois derniers me paraissent rejoindre la totale misère, et s'il faut rallumer les bougies pour jouer le Quinzième, cela en souligne l'étouffant in pace mortifère. Ce n'est pas le hasard si plusieurs de ces Quatuors ont été arrangés pour orchestre à cordes sous le titre de Symphonies de Chambre, et cela leur donne un peu plus de substance sonore et de vie, alors que les vrais chefs-d'œuvre du genre ne nécessitent nullement pareil adjuvant, qui leur serait au contraire nuisible. Ceci dit, davantage que le très académique Quintette avec Piano, le chef d'œuvre de la musique de chambre de Chostakovitch me semble incontestablement être son Deuxième Trio, succédant de peu à la Huitième Symphonie, et de la même qualité élevée tant d'inspiration que d'écriture.  C'est encore un monument à la mémoire des Juifs victimes du nazisme, avec la terrifiante danse macabre finale puisée aux sources de la musique klezmer : le compositeur la citera à nouveau dans son Huitième Quatuor. Parlant de Chostakovitch avec mon ami Vlady Mendelssohn, celui-ci me dit que le compositeur écrivait très rapidement au fil de la plume avec la facilité de Mozart, ce qui n'est pas en soi une preuve exclusive de génie, voyez Beethoven. Mais chez Mozart, on ne relève jamais la moindre négligence ni faute d'écriture. Quand je fis remarquer à mon ami le soin et la densité de pensée caractérisant le Trio, il me répondit: "mais là, il s'est donné du mal, il y a mis plusieurs mois !". Sans commentaires…

Des trois Sonates en duo, celle pour Violon, composée entre le Douzième Quatuor et la Quatorzième Symphonie, est à nouveau d'une nudité et d'une aridité désespérantes. Mais je viens de l'entendre au Festival de Kuhmo dans une transcription pour orchestre à cordes et percussions, et cela changeait tout : une page soudain d'un formidable impact dramatique, qu'il suffisait donc simplement d'"habiller" d'un peu de chair. Cette version doit paraître incessamment sur CD chez DG dans l'interprétation de Gidon Kremer, couplée avec un semblable arrangement de la Sonate pour Alto et Piano, la toute dernière œuvre du compositeur, le nec plus ultra de la désolation squelettique : j'attends le résultat avec impatience. Toutes ces dernières œuvres (à partir du Treizième Quatuor) sont en apparence très "mal" écrites, sans aucune cohérence harmonique ou polyphonique. J'avoue n'y rien comprendre, mais on disait la même chose à l'époque des derniers Quatuors de Beethoven. Or toutes les œuvres de Chostakovitch  adolescent (dès l'opus 1) témoignaient d'un métier académique irréprochable. Alors ?…

Les dons les plus évidents du jeune compositeur concernaient l'opéra. Le drame de la suppression de Lady Macbeth de Mzensk, suivant à moins de trente ans la carrière théâtrale de Chostakovitch, est l'une des tragédies culturelles majeures du vingtième siècle. Après le brillant coup d'éclat du Nez, œuvre radicale et expérimentale contenant la toute première pièce pour les percussions seules (quatre ans avant Ionisation de Varèse), Lady Macbeth se situe au nombre des partitions lyriques majeures du 20e siècle, de celles qu'on compte sur les doigts des deux mains. Elle aussi comporte sa part de trivialités, mais voulues, et son dernier acte se hisse au niveau du plus grand Moussorgsky. Sans Staline et ses sbires, nous aurions sans doute quelques Symphonies pompières et quelques Quatuors anémiques de moins, mais quelques chefs-d'œuvre dramatiques de plus : la perte est irréparable.

Parmi les nombreuses mélodies de Chostakovitch (domaine où il fut le plus fécond après celui des Symphonies et des Quatuors, en exceptant bien sûr les innombrables et surtout utilitaires musiques de films), j'en distinguerai avant tout deux cycles, et tout d'abord les onze pièces sur des Poèmes populaires juifs, datant des années les plus dangereuses du stalinisme, de sorte que le compositeur dut les garder par devers lui. Les huit premières sont bouleversantes dans leur description de la pauvreté et de la misère soi-disant révolues. Mais les trois dernières, concession nécessaire au régime, dépeignent la radieuse ère soviétique en des termes d'une platitude certainement voulue. Ici encore, sachons lire entre les lignes : les vieux parents se réjouissent de vivre sous le signe de l'étoile (rouge ou jaune, on n'ose y penser !) et de ce que leurs enfants soient devenus médecins (en plein procès des "blouses blanches" accusées de vouloir assassiner Staline !). Ici pour une fois, la qualité (nulle) de la musique passe tout à fait au second plan. L'autre cycle, très tardif, met en musique six Poèmes de Marina Tsvetaeva, la grande poétesse contestataire acculée au suicide. Il me paraît très supérieur à l'ultime recueil inspiré par Michel-Ange, relevant simplisme minimaliste de la fin. Mais, faute de pouvoir tout citer (par exemple, la musique pour piano ne me paraît pas essentielle), je terminerai par un chef d'œuvre pratiquement inconnu, la grande Cantate La Mort de Stenka Razine sur un poème vengeur d'Evtouchenko, séquelle de la Troisième Symphonie mais d'une inspiration musicale très supérieure et autrement concentrée.

Qu'emmènerai-je dans la fameuse île déserte ? Les Huitième et Quatorzième Symphonies, le Trio, Lady Macbeth,  Stenka Razine. Mais certainement pas avant tant d'autres chefs-d'œuvre postérieurs à Beethoven. 

Je fais désormais partie d'une petite minorité qui estime que Prokofiev fut un compositeur, un musicien surtout, incomparablement plus grand que Chostakovitch, avant tout par son inépuisable veine mélodique, la richesse de son harmonie et de son orchestration, la maîtrise concise des grandes formes classiques. Or, la lecture des ouvrages irremplaçables de Franz Lemaire nous rappelle opportunément que Prokofiev, dont l'épouse fit huit ans de goulag et qui, la santé ruinée, subit des humiliations sans nombre, souffrit en fait bien plus que Chostakovitch du régime stalinien, qui finit par stériliser l'inspiration de ses dernières années. Mais Prokofiev, personnage orgueilleux et égocentrique, ne fit jamais preuve des qualités de cœur et d'âme qui nous rendent Chostakovitch si cher. Et cela se doit de peser dans la balance au moment d'un jugement de toute manière provisoire. Un jugement qui devra forcément se tempérer, se nuancer. Un Beethoven du vingtième siècle ? En aucune façon, ne délirons pas, car Beethoven fut un des plus grands novateurs révolutionnaires de toute la musique, tandis que Chostakovitch, passé quelques éphémères expériences de jeunesse, demeura, par vocation profonde autant que par nécessité politique, un traditionaliste en retrait sur les avancées majeures de son temps d'au moins un demi-siècle. Mais c'est aussi le reproche encouru par Jean-Sébastien Bach de la part de ses contemporains. Alors ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Il reste seulement que Chostakovitch fut un créateur considérable, même si très inégal, et qui a marqué d'une empreinte ineffaçable ce siècle terrible qui fut le sien avant d'être le nôtre.

Harry Halbreich

Crédits photographiques : DR

Chostakovitch : l'intimité angoissée du Quatuor

https://www.crescendo-magazine.be/les-symphonies-de-chostakovitch-une-page-dhistoire/

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