Compositrices du XIXe : Eva Dell’Acqua (1856-1930)

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Comment une femme, immigrée de la deuxième génération, née d’un père italien et d’une mère néerlandaise, se retrouve-t-elle au titre de compositrice dans le Dictionnaire des femmes belges, dans il Dizionario Biografico degli Italiani et est-elle l’objet d’une conférence au Studiecentrum voor Vlaamse Muziek en 2018 ?
Pourquoi, en 2021, si peu de personnes se souviennent-elles de cette artiste dont la production couvre une vaste palette musicale, de la musique de chambre, vocale et instrumentale au théâtre musical (opéra-bouffe, opéra-comique, opérette, pantomime) et même des marches militaires ?

Les Archives de l’Etat à Bruxelles nous apprennent ceci :

(…) Cesar Felix Georges Dell’Acqua âgé de trente-quatre ans, profession d’artiste peintre, né à Pirano près de Trieste (Illyrie), domicilié à Schaerbeek rue Rogier n°24, lequel nous a exhibé un enfant du sexe féminin, qu’il a déclaré être né le vingt-huit janvier courant (1856) à quatre heures du matin, en son domicile, de lui comparant et de son épouse Caroline Vander Elst, âgée de vingt ans, rentière, née à La Haye (Hollande) domiciliée à Schaerbeek, et à laquelle enfant il a donné le prénom d’Eva. 

La famille

Cesare Felice Giorgio Dell’Acqua (1821-1905) est né le 22 juillet 1821 à Pirano d’Istria, près de Trieste. Ces deux localités appartenaient à cette époque à l’Empire d’Autriche. 

Pirano est passé en 1954 en Slovénie, pays qui a acquis son indépendance en 1992. Trieste est devenue une ville italienne en 1915. 

Son père, le juge Andrea Dell’Acqua, décède en 1826. Sa mère, Cattarina Lengo, s’installe avec ses quatre enfants à Koper, ville dépendant alors de l’Empire autrichien et actuellement slovène. C’est là que Cesare commence son éducation. A l’âge de 12 ans, il s’installe à Trieste où décolle sa carrière d’artiste peintre. Une bourse lui permet de poursuivre sa formation à l’Académie des Beaux-Arts de Venise de 1842 à 1847. Il y suit avec succès les cours de Ludovico Lipparini, d’Odorico Politi, de Michelangelo Grigoletti, peintres réputés notamment pour leurs œuvres à sujets historiques et romantiques pour le premier, néoclassiques pour les deux derniers. Dès 1847, ses premiers tableaux historiques lui assurent la notoriété. Un de ceux-ci, La rencontre de Cimabue et du jeune Giotto, est acquis par l’Archiduc Johann von Österreich. Par la suite, d’autres personnalités européennes lui passent des commandes : Maximilien d’Autriche et son épouse Charlotte pour décorer le Château de Miramare (construit dès 1856) ; le Prince Philippe de Belgique (frère de Léopold II) pour le Château des Amerois près de Bouillon (reconstruit entre 1874 et 1877) ; le Prince Aloïs II de Liechtenstein ; les autorités municipales de Trieste…

Il voyage à travers l’Europe avec son protecteur, le Baron hongrois Ludovico Luigi Reszan, découvre Vienne, Munich, Paris…et est présenté à l’Allemand Friedrich Overbecq (1789-1869) un peintre nazaréen connu pour ses peintures religieuses épurées. 

En 1848, Cesare Dell’Acqua s’installe à Bruxelles chez son frère Eugène. Il y fait la connaissance du peintre tournaisien Louis Gallait (1810-1887), réputé pour ses grands tableaux historiques comme La peste de Tournai en 1092 et L'Abdication de Charles-Quint (Musée des Beaux-Arts de la ville) et pour des portraits. Cesare se perfectionne à son contact mais il ne se confine pas dans la peinture historique : il peint aussi des personnages d’Orient et de Grèce en costume traditionnel, des scènes de genre et des sujets religieux. Dès 1849, il devient membre du Cercle Artistique et Littéraire de Bruxelles fondé en 1847 et installé au n° 10 de la Galerie Saint-Hubert.

Le Sermon de Jean dans le désert, une des deux œuvres qu’il a peintes pour l’église grecque orthodoxe de Trieste, est si apprécié qu’il obtient la citoyenneté de la ville en 1851. 

En 1855, Cesare Dell’Acqua épouse Caroline Vander Elst (1835-1905), fille de Jean-Isidore Vander Elst et de Pétronille-Caroline De Vriendt, née à Den Haag (Pays-Bas) le 30 décembre 1835. Au moment de son mariage, Caroline est déjà installée en Belgique. Le couple aura deux filles, Eva en 1856 et Aline en 1857. 

Caroline «tenait salon» et appréciait la musique. Le 20 avril 1883, elle a chanté dans un chœur en compagnie de ses deux filles lors d’une soirée donnée par le musicien et collectionneur d’art japonais Edmond Michotte (1831-1914) et son épouse en l’honneur de Charles Gounod (1813-1893). Le ténor dramatique belge Ernest Van Dyck (1861-1923) participait à ce concert donné dans le «salon Michotte», rue Royale.

En 1856, Cesare est un des fondateurs de la Société Belge des Aquarellistes qui deviendra en 1870 la Société Royale Belge des Aquarellistes et il prend part aux expositions annuelles. 

En 1857, il reçoit la Médaille d’Or à l’Exposition Générale des Beaux-Arts de Bruxelles.

Il participe aussi à l’Exposition Universelle de Vienne (1873) et à l’Exposition Internationale de Londres (1874).

Deux de ses tableaux historiques importants évoquent le destin de l’Archiduc Maximilien d’Autriche. En 1865, il peint L’Impératrice Elisabeth et l’Empereur François-Joseph 1er d’Autriche arrivent au Château de Miramare pour rencontrer l’Archiduc Maximilien et son épouse, Charlotte de Belgique, en 1861 et, en 1867, Maximilien, recevant la délégation mexicaine, se voit offrir la couronne du Mexique, des œuvres qui ornent encore une salle du Château de Miramare. 

D’importantes familles belges font appel à son savoir-faire pour décorer leurs hôtels particuliers, telles les familles Errera (1870, 1875,1883), Van Wambecke (1873), van der Elst (1882), Du Pré et Rey (1883).

Cesare Dell’Acqua est bien intégré en Belgique. On en a la preuve dans Le Courrier de l’Art (revue française publiée par Eugène Véron et Paul Leroi) Vol. 5 (1885) :

Dans un récent séjour que nous avons fait à Bruxelles, nous avons eu la bonne fortune d’être admis à feuilleter les portefeuilles d’études d’un artiste doué d’un très remarquable sentiment décoratif. M. Cesare Dell’Acqua, Italien jusqu’à la moelle, pourrait être appelé Italo-Belge tant il est justement considéré comme un enfant adoptif de la Belgique où il habite depuis de longues années.

Un texte issu de la biographie de Cesare Dell’Acqua par Edmond-Louis De Taeye nous montre son attachement à la Belgique et à ses artistes : Je ne saurais assez répéter combien j’adore la Belgique et ma reconnaissance pour les nombreuses sympathies que j’y ai trouvées sera éternelle. Je n’oublierai jamais les nombreux amis qui, à Bruxelles, jadis, ont facilité mon travail et écarté de mon chemin les nombreuses ronces qui l’obstruaient. Nulle part, ni en Allemagne, ni en Autriche, ni même en Italie […] je n’ai trouvé un accueil plus cordial. Tous les artistes m’ont comblé des précieux conseils de leur sage expérience. Tous m’ont aidé et encouragé, (Alexandre Robert, Portaels, Stallaert…). Gallait a eu pour moi la bonté d’un père […]. Certainement, je n’ai pas oublié ma véritable patrie, l’Italie, ma chère Italie, mais je l’aime comme un fils doit aimer sa mère, tandis que je vénère, au contraire, la Belgique comme un bon époux adore la femme qui assure tout son bonheur.  

Cesare Dell’Acqua décède le 16 février 1905 à son domicile d’Ixelles, 83 rue du Prince Royal. Le Cercle d’Histoire locale d’Ixelles y a apposé une plaque en sa mémoire. Il est enterré au cimetière de cette commune.

La ville de Trieste a nommé une de ses rues « Via Cesare Dell’Acqua. »

Son épouse est décédée au même endroit, le 12 novembre1905.

Aline Dell’Acqua (1857-1948), la sœur d’Eva, a donné une descendance à la famille. Le 1er mai 1879, elle épouse à Ixelles Paul Edmond Charles Grisar (1855-1924) avec lequel elle a deux enfants, Henri (1881-1923) et Hélène (1884-1919). En secondes noces, elle épouse Auguste Bouillot le 25 juin 1898. Eva a honoré sa sœur en donnant son prénom à une polka pour piano, Aline, publiée le 1er janvier 1876.

Eva Dell’Acqua (Schaerbeek, le 28 janvier 1856 – Ixelles, le 12 février 1930)

Quelles sont les motivations d’une jeune fille née au milieu du XIXe siècle pour se lancer dans la composition ? Une première inspiration vient souvent de la famille. Dans le cas d’Eva, on sait peu de choses sur sa mère si ce n’est qu’elle chantait parfois dans des chœurs. Parmi les peintures de son père, certaines ont un point commun avec l’attirance de sa fille pour la musique, comme Il trionfo della musica drammatica, Musique burlesque, Musique pastorale, Chant héroïque… Peut-être l’ambiance musicale dans les salons de l’entourage du peintre a-t-elle attiré Eva. Son père a peint sa fille vers 1890 et dessiné la couverture de certains de ses ouvrages publiés.

Eva vit avec ses parents jusqu’à leurs décès en 1905. Les domiciles de la famille restent dans le grand Bruxelles. Ils passent du 24 rue Rogier au 16 de la même rue peu après la naissance d’Aline. Vers 1869, ils s’installent au 83 rue du Prince Royal à Ixelles où Cesare a son atelier et un salon permettant de recevoir des personnalités importantes pour des colloques et concerts privés. C’est ce que précise Linda Van Santvoort dans sa recherche concernant les 19de-eeuwse Kunstenaarsateliers in Brussel (Les Ateliers d’Artistes à Bruxelles au 19e siècle). Par la suite, Eva emménage au n°7 de la rue du Berger toute proche, où elle s’éteindra à l’âge de 74 ans. Elle a aussi logé occasionnellement à Anvers, 73 rue Rempart Sainte-Catherine dans « La maison Gustave Faes » fondée en 1876 (un magasin de musique où l’on vendait des pianos), car elle y a donné des cours de chant.

Formation

Baignant dans le milieu artistique fréquenté par son père Cesare, Eva a suivi un enseignement privé à Bruxelles. Sa formation musicale a comporté des cours de chant et de composition. Bien qu’un fonds spécial conserve la majeure partie de sa production manuscrite et imprimée au Conservatoire Royal de Musique de Bruxelles, il semble qu’elle n’y ait pas reçu de formation, son nom ne figurant pas dans les listes des étudiantes. Il faut remarquer que, dès sa fondation comme tel (1832), ce Conservatoire a été accessible aux deux sexes ; mais pendant un certain temps, comme partout ailleurs, les cours n’étaient pas mixtes.

Dans une lettre d’Eva à une certaine Madame Dupont, elle évoque un de ses professeurs, François Lintermans (1808-1895), qui aurait d’ailleurs assuré être fier de son élève Eva Dell’Acqua. Ce Bruxellois, excellent artiste, s’est profondément investi humainement et financièrement dans le développement et la diffusion du chant choral en Belgique. On lui doit un assez grand nombre de chœurs pour voix d'hommes et quelques pièces de musique religieuse. François-Joseph Fétis, le premier Directeur du Conservatoire Royal de Musique de Bruxelles (1833 - 1871), crée en 1840 la classe de chant d’ensemble qu’il lui confie.

D’après le courrier adressé à Madame Dupont, on comprend qu’Eva composait déjà dans son enfance et présentait ses œuvres à des musiciens et amateurs de musique dans le « salon » de ses parents. Madame Dupont est-elle liée à Joseph Dupont (1838-1899) qui fut notamment professeur d’harmonie au Conservatoire Royal de Bruxelles dès 1872 et directeur du théâtre de la Monnaie dès 1885 ?

Eva envoyait certaines de ses mélodies à des professionnels du chant, Henri Henschling, Ida Cornelis-Servais, Adolphe Coryn… qui ont peut-être participé à sa formation. 

Vie musicale

Les domaines de prédilection d’Eva Dell’Acqua sont variés. Elle est habile comme compositrice, poétesse, actrice, cantatrice. Elle dirigeait de petits ensembles tels des chorales et des comédies, et enseignait aussi le chant à Bruxelles et Anvers. 

La maison d'édition belge Schott frères (Bruxelles) a été son principal éditeur, suivie par la maison mère B. Schott’Söhne à Mayence (Allemagne) et d’autres encore. Entre 1880 et 1920, Schott frères (Bruxelles) a publié une quinzaine de ses titres.

 Eva est une compositrice très active dans trois domaines, la musique vocale (des mélodies), le théâtre musical, et la musique instrumentale où son répertoire est moins riche que pour les deux premiers. Frédéric van der Elst, un avocat dont la poésie est le violon d’Ingres, est le lyriciste ou parolier de ses chansons (16 mélodies) et le principal librettiste qui travaille avec elle pour les paroles de son théâtre chanté (6 œuvres comportant souvent une pointe d’humour). Comme écrivain, sa pièce de théâtre Madame Peperkoor est du même style humoristique que Le mariage de Mademoiselle Beulemans de Léopold Courouble. 

La musique vocale d’Eva (surtout de la musique de chambre) consiste essentiellement en mélodies pour piano et voix, avec une orchestration plus riche pour un petit nombre d’entre elles. Cinquante-sept de ses mélodies ont été publiées, parmi lesquelles Pourquoi rêver ; Chazel ; Menuet ; Mignard ; Quand même ; Reproche ; Prière d'amour ; Chanson provençale ; La chanson du rouet ; Ritournelle ; Amour défunt ; Les songes ; Reviens ; C’est une fauvette ; Ne cherchez pas ; Noël d'enfant ; Le coffret ; Sérénade ; Sonnet d'amour ; J'ai dit aux fleurs ; Chanson de mai ; Nanette et son Seigneur ; En regardant vos mains ; Rondel à l'absente ; Si vous consentiez ; Aubade ; Le clavecin ; Pierrot menteur ; Une villanelle « J’ai vu passer l’hirondelle » (1893).

Sa Villanelle, une sorte de poésie pastorale, créée pour soprano colorature, défie les siècles.

J'ai vu passer l'hirondelle

Dans le ciel pur du matin :

Elle allait, à tire-d'aile,

Vers le pays où l'appellent (bis)

Le soleil et le jasmin.

J'ai vu passer l'hirondelle !

J'ai longtemps suivi des yeux

Le vol de la voyageuse

Depuis, mon âme rêveuse

L'accompagne par les cieux.

Ah! Ah! Ah! Ah! Au pays mystérieux ! 

Ah ! (Vocalises)

Et j'aurais voulu comme elle 

Suivre le même chemin... 

Cette mélodie, devenue autonome, provient de l’opéra-comique en trois actes Feu de Paille.

On la retrouve plus tard dans des films musicaux américains dont Get Hep to Love (1942) et I Married an Angel (1942). 

Eva a aussi composé une marche militaire vraisemblablement liée à la Première Guerre mondiale, Sac au dos, dont Frédéric van der Elst a écrit les paroles : Sac au dos, sans doute, Fier de ton état, Sur la longue route, Où vas-tu petit soldat ?… et dont il existe plusieurs versions.

Ses partitions pour théâtre musical sont nombreuses et variées. Sa production s’inscrit dans le style typiquement français caractérisé par la grâce, l’ironie et la fluidité de l’écriture. 

On y trouve notamment, par ordre de date de composition :

- un opéra-bouffe : Une passion (1880) dont le livret écrit par Varin et Desvergers date de 1833.

- plusieurs opéras-comiques, souvent en un acte, avec peu de personnages et parfois un chœur : 

Le Prince noir, paroles d’Alphonse Camporino (1882)

Le trésor de l'Emir, paroles d’Alphonse Camporino (1883) 

Quentin Metsys, paroles de Guillaume Stanislaus (1884)

Le secret de l'Alcade, paroles de Frédéric van der Elst (1887)

Les fiançailles de Pasquin, paroles de Paul Berlier et Luc Malpertuis (1888)

Feu de paille, paroles de Frédéric van der Elst (1889)

Une ruse de Pierrette, paroles de Frédéric van der Elst (1889)

La Bachelette, paroles Frédéric van der Elst (1895)

Tambour battant, paroles de Frédéric van der Elst (1897)

Pierrot menteur, paroles de Frédéric van der Elst (1915)

La visite imprévue, paroles de Frédéric van der Elst (1921)

- une pantomime : Au clair de la lune, paroles de A.Vermandèle (1891) 

- une opérette-féerie : L'oiseau bleu, paroles de Frédéric van der Elst (1900) 

- deux opérettes : Zizi, paroles d’André Lénéka et Fernand de Launay (1906) et

Marraine de guerre sur des paroles de Paul Berlier (1922)

- une pièce : L'œillet blanc basé sur un texte d’A. Daudet adapté par Luc Malpertuis (1889) 

Sa musique instrumentale compterait 14 oeuvres parmi lesquelles des œuvres pour piano et chant rejoints parfois par d’autres instruments : Gavotte ; Italia (polka-mazurka), Valse n. 1 ; Valse pour piano ; Valse lente ; Gavotte pour piano et violoncelle ; Menuet pour mandoline et piano ; Chanson provençale avec orchestre, Tambour battant, extrait de l’opéra-comique du même nom.

Eva Dell’Acqua, compositrice des mélodies, aurait participé à l’écriture de textes, notamment pour Noël d’Enfant.

Elle dirige également des chœurs de femmes et des comédies amusantes. En 1907, on peut lire dans L’Eventail que la Société des Dames de Charité d’Anvers a organisé une matinée musicale et littéraire dont le sujet central était l’œuvre d’Eva Dell’Acqua, sous la direction de la compositrice elle-même.

Production

Eva Dell’Acqua a laissé, par ses compositions, le témoignage d’un talent qui s’est manifesté très tôt. Sa solide préparation technique a mis en valeur une fantaisie mélodique naturelle et un goût stylistique inné qui lui ont permis de s’imposer dans le monde musical belge, celui des salons privés. C’était la BELLE EPOQUE, une période de paix dans la jeune Belgique, qui s’étend de la fin du XIXe siècle à 1914 et voit apparaître de nombreux progrès technologiques, politiques, sociaux et économiques. Une époque synonyme de luxe et de bien-être pour les gens aisés qui constituaient la « bonne société ».

Les membres de la haute bourgeoisie profitaient de leurs grandes demeures pour rassembler intellectuels, écrivains et artistes dans ce qu’on appelait des «salons» ou «salons de compagnies». La maîtresse de maison invitait, à jour fixe, des invités de choix, pour des discussions, des intermèdes théâtraux et musicaux. 

Rue Royale à Bruxelles, près du Palais des Beaux-Arts, se trouve l’Hôtel Errera, demeure du couple Paul et Isabelle Errera. Entre 1890 et 1929, Isabelle Errera-Goldschmidt (1869-1929) -dont l’époux, un juriste, sera recteur de l’ULB (1908-1911)- y tient un « salon » devenu le carrefour de la vie artistique, politique et intellectuelle de la capitale. Eva y présente Au clair de la lune, pantomime en un acte jouée par 5 personnages. Sur la partition manuscrite on peut lire : Jouée pour la première fois chez Madame I. Errera le 31 décembre 1891.

Les œuvres composées par Eva entre 1881 et 1887 sont proposées à un public retreint dans le salon de sa famille, rue du Prince Royal, 83. Par la suite, elle a pu les faire interpréter dans d’autres salons et dans des théâtres bruxellois tels le Théâtre Molière à Ixelles, le Théâtre Royal des Galeries Saint-Hubert, le Théâtre du Palais des Glaces, le Théâtre de la Scala, le Salon Moderne, la Salle Marugg… Certaines prestations se déroulent hors de Bruxelles, à Tournai, Poperinge, Ostende, Anvers...

Les décors sont souvent réalisés par le scénographe belge Albert Dubosq (1863-1940).

Eva, l’une des principales interprètes de ses compositions, devait avoir les qualités d’une cantatrice hors du commun tant certaines de ses œuvres comme sa Villanelle sont ardues.

Les critiques musicaux de l’époque ne se font pas prier : 

Un article élogieux est publié le dimanche 23 mars 1884 en page 101 de l’hebdomadaire belge L’ART MODERNE consacré à la critique des arts et de la littérature et fondé en 1881 par les avocats Edmond Picard (1836-1924), Octave Maus (1856-1919), Victor Arnould (1838-1894) et Eugène Robert (1839-1911), rejoints par le juriste Emile Verhaeren (1855-1916), devenu écrivain, poète et dramaturge :

Une jeune artiste bruxelloise dispute énergiquement à Augusta Holmès les palmes de la composition musicale. Chaque année, elle fait exécuter devant un auditoire intime, sur un minuscule théâtre coquettement monté et dans un cadre frais de costumes et de décors, un ouvrage dont elle a écrit la partition. Il y a dans Quentin Metsys et dans Le Trésor de l’Emir, deux opéras comiques en un acte représentés cette semaine par une vaillante petite troupe d’amateurs à la tête de laquelle se trouvait la jeune musicienne, de jolies inspirations mélodiques, écrites avec élégance, dans une langue claire, très française, et que l’on écoute avec un réel intérêt. Dans Le Trésor de l’Emir, un petit chœur de femmes arabes fort bien chanté, a particulièrement plu et a été bissé… 

Pendant plusieurs années, Augusta Holmès (1847-1903), compositrice française d’origine irlandaise, publie ses œuvres sous le pseudonyme masculin d’Hermann Zeuta pour que la valeur de ses œuvres soit reconnue. 

L’ART MODERNE, dont le comité de rédaction est composé, en 1888, des avocats Octave Maus, Edmond Picard, et d’Emile Verhaeren, publie encore, le dimanche 15 janvier 1888 :

Jeudi, c’était dans la demeure d’un artiste, l’interprétation de deux opérettes d’une jeune musicienne qui, comme le faisait Molière, joue les pièces qu’elle a composées. Le Secret d’Alcade et Les fiançailles de Pasquin ont fourni à Mademoiselle Eva Dell’Acqua le canevas d’une série de romances agréables et d’aimables morceaux d’ensemble. Très bien jouées par une troupe d’amateurs parmi lesquels on a particulièrement distingué l’auteur et un de nos jeunes confrères, M. Frédéric van der Elst, les deux œuvres ont reçu un accueil enthousiaste de l’auditoire d’amis qui constituaient l’assemblée. Déjà, nous avons pu constater le même succès pour Le Prince noir et pour deux autres ouvrages dus à la même plume et joués avec non moins de succès sur le théâtre peu connu mais très hospitalier de la rue du Prince-Royal. 

Le GUIDE MUSICAL, un hebdomadaire musical franco-belge fondé à Bruxelles par Peter Bernhard Schott, publie le 19 janvier 1888 : 

Le nom de Mlle Eva Dell’Acqua n’est pas inconnu dans le monde artistique de la capitale. On apprécie même beaucoup et très justement le gracieux talent de ‘‘compositeur’’ de cette excellente musicienne qui possède un instinct mélodique assez rare. 

Son opéra-comique Une ruse de Pierrette, présenté pour la première fois au Théâtre Molière (Bruxelles) en 1890, rencontre un succès qui dépasse les frontières. Le 27 juillet 1890, la GAZZETTA MUSICALE DI MILANO s’en fait l’écho : 

Tous les journaux ont parlé, ces derniers mois, de l’heureux succès d’un opéra-comique de mademoiselle Eva Dell’Acqua, Une ruse de Pierrette, représentée pour une association caritative au théâtre Molière.

Cette œuvre en un acte comporte six scènes et deux personnages, Pierrot, un baryton, et Pierrette, une soprano. Elle appartient au genre français de l’époque, agréable, dansant, lyrique, bâti autour d’un texte en français et adapté aux salons. Pour la première, le rôle léger et espiègle de Pierrette, conçu pour une soprano colorature virtuose, est tenu par Eva elle-même. 

Différence entre les deux sexes dans la mise en valeur de compositions musicales à la fin du XIXe et au début XXe siècle

A cette époque, la situation des femmes compositrices était très différente de celle de leurs homologues masculins. Valoriser financièrement ses propres créations était considéré comme inconvenant pour une femme et sa réputation était compromise si elle devenait une « femme d’argent ». Les femmes composaient des mélodies et de petites pièces qu’elles faisaient connaître à des publics restreints, généralement dans des salons de musique gérés par les maîtresses de maison. Il leur était quasi impossible, en Belgique, de faire exécuter des pièces orchestrales, symphonies ou concertos qu’elles auraient eu l’audace de composer, cet art étant considéré comme viril, donc «contre-nature» pour une femme. L’atmosphère musicale féminine était liée à l’intimité tandis que les hommes avaient accès à l’espace public. Elles étaient donc pratiquement exclues du circuit musical professionnel.

L’acte de décès d’Eva Dell’Acqua précisant qu’elle était « sans profession », ses activités créatrices n’ont probablement jamais été rétribuées. Ce fut aussi le cas, par exemple, pour l’artiste peintre impressionniste française, Berthe Morizot (1841-1895).

Postérité

Que garde la société du début du XXIe siècle comme souvenir de cette grande artiste ?

Alors que les journaux de l’époque l’encensaient, peu d’articles lui sont actuellement consacrés et la plupart de ses œuvres sont tombées dans l’oubli.

Il faut dès lors rendre grâce à Pallieter Van Varenbergh dont les deux mémoires rédigés lors de son cursus à la VUB (Université Libre de Bruxelles, section flamande) en Kunstwetenschappen en Archeologie (Archéologie et Histoire de l’Art), Eva Dell’Acqua (1856-1930) : Een componistenportret (2016) et Van salon tot theater : Het lyrische œuvre van Eva Dell’Acqua (1856-1930) (2017) nous renseignent de manière fort précise sur la vie et l’œuvre de la cantatrice, compositrice et pédagogue musicale. 

La période des «salons» rassemblant l’élite intellectuelle, politique et artistique a peu à peu disparu en Belgique ; les mélodies adaptées ont cédé la place aux chants populaires retransmis par la radio, la télévision et souvent commercialisés en CD. Le cinéma a aussi pris son essor, muet d’abord depuis 1898, et parlant ensuite après 1926. 

Eva Dell’Acqua, au courant de l’essor du cinéma, a proposé en août 1924 à Cecil B. de Mille (Paramounts Pictures) d’utiliser son opérette-féerie L’oiseau bleu comme base pour un film, mais ceci lui a été refusé. Rappelons qu’à cette époque, les films muets étaient musicalement accompagnés par des artistes dans la salle.

Parmi les œuvres d’Eva Dell’Acqua subsiste surtout la villanelle J’ai vu passer l’hirondelle pour soprano colorature, véritable prouesse pour les cantatrices dont on trouve plusieurs versions sur YouTube, telles celles de Natalie Dessaix et de Sumi Jo. Les paroles ayant été traduites en plusieurs langues et on peut l’y entendre en polonais par Halina Mickiewiczówna de Larzac (1923-2001) sous le titre de Jaskółka (hirondelle).

De nombreux dictionnaires et encyclopédies rappellent Eva Dell’Acqua à notre souvenir.

A la Bibliothèque du Conservatoire Royal de Bruxelles -créée en même temps que l’institution en 1832, on trouve à côté des collections du fonds général, une centaine de fonds spéciaux, constitués le plus souvent de manuscrits autographes et d’archives de compositeurs. Les documents manuscrits et imprimés d’Eva Dell’Acqua y sont tous conservés. 

Anne-Marie Polome

Crédits photographiques : DR

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