Compositrices du XIXe siècle : Louisa de Mercy-Argenteau

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Pendant plusieurs siècles, l’histoire de la famille des Caraman-Chimay est intimement liée à la musique et à l’art en général. On y trouve des musiciens, des mélomanes, des mécènes, des écrivains, des dessinateurs, parfois amateurs. En son sein, une personnalité du XIXe siècle attire particulièrement l’attention, c’est Marie-Clotilde-Elisabeth-Louise de Riquet, Comtesse de Caraman-Chimay plus connue sous son nom d’épouse, Comtesse Louisa de Mercy-Argenteau. Mélomane, pianiste et compositrice, elle a révélé au monde des musiciens talentueux devenus célèbres. Suivant l’exemple de ses ancêtres, elle a soutenu de jeunes artistes et rapproché la musique du plus grand nombre.

Louisa de Riquet de Caraman-Chimay (1837-1890) est née à Paris le 3 juin 1837. Ses parents, Michel Gabriel Alphonse Ferdinand de Riquet de Caraman-Chimay (dit Prince Alphonse de Chimay), et Rosalie de Riquet de Caraman, sont de la même grande famille. Elle compte, parmi ses ancêtres, Pierre-Paul Riquet, le concepteur du canal du Languedoc (Canal du Midi) et est une petite-fille de Theresia de Cabarrus (Madame Tallien). Elle épouse à Chimay, le 11 avril 1860, Eugène Arnould Henri Charles François Marie, Comte de Mercy-Argenteau (1838-1888), né à Liège.

Le jeune couple de Mercy-Argenteau s’installe dans la résidence parisienne des Mercy-Argenteau, l’ « Hôtel de La Marck » situé 25 Rue de Surène, dans le 8e arrondissement. Anciennement propriété du Marquis de La Fayette, elle deviendra la résidence des ambassadeurs de Belgique en 1936. 

Sur les conseils du Duc de Persigny, journaliste et Ministre de l’Intérieur, Eugène et Louisa achètent, en 1869, son hôtel de la rue de l’Elysée. Ils reviennent régulièrement au château familial d’Argenteau, une élégante demeure de style néo-classique entourée d’un vaste parc et située près de Visé, sur une colline surplombant la Meuse. Il a été construit en 1683, près des ruines d’un ancien château fort du Xe siècle plusieurs fois assiégé et rasé en 1674 par les troupes françaises. C’est là que naît en 1862 leur fille unique, Rosalie.

La famille de Mercy-Argenteau possède deux autres châteaux dans le Condroz, le Château d’Ochain, à Clavier, et celui de Vierset, à Modave.

Le prestige et la grâce originale de Louisa, très grande et blonde, lui attirent bien des admirateurs. A Paris, Louisa, qui parle à l’époque trois langues, brille en société. Elle peint avec finesse, écrit avec aisance et joue très bien du piano. 

 « … ses yeux fascinateurs, ses lèvres de volupté, son sourire plein d’enchantement et ce mélange inexprimable d’abandon et de fierté lui assuraient un empire irrésistible. Elle dominait les hommes avec une puissance qu’on ne discutait pas. Très musicienne, sa virtuosité d’interprète de Liszt et de Chopin était comme une parure supplémentaire, dont elle se servait pour orner d’art ses succès de femme. »

« Aussitôt que commençaient à s'égarer ses doigts sur les touches d'ivoire, c'était, autour d'elle, un essaim d'adorateurs qui ne la quittaient plus du regard. » 

L’environnement éclairé de Louisa à Paris fait beaucoup pour son attachement à la musique et aux spectacles. Elle y rencontre des musiciens de renom.

Elle est proche de Blandine Ollivier  (1835-1862), une fille de Franz Liszt et de la Comtesse Marie d’Agoult, et Louisa épouse de l’homme politique français Emile Ollivier. Blandine lui fait rencontrer son père dès 1861. Débute alors, entre Louisa et Franz Liszt, une correspondance pleine d’humour qui durera plus de 20 ans. Ils se donnent même des surnoms : Lall pour elle et Gimpel (bouvreuil) pour lui, Louisa trouvant que ses doigts chantent sur le clavier comme l’oiseau dans les branches. Il lui écrit de toute l’Europe pour lui faire part de ses projets, de ses succès et de ses déceptions, émaillant son français de phrases en italien et en allemand. 

Il remercie ainsi Louisa qui l’a félicité de ses dernières productions : « Quelle adorable inspiration de flatterie mes pauvres brimborions donnent à Lall ! En les interprétant ainsi, c’est bien elle qui les transfigure ! Comment vous remercier des trésors que vous répandez sur ces tristes notes. » 

Elle le reçoit plusieurs fois au Château d’Argenteau et il aime jouer de l’orgue dans la chapelle néo-romane de Notre-Dame aux Bois Bénits, dite de Whixou, toute proche.

Dans un message de Franz Liszt qui se reposait alors au château d’Argenteau, on peut lire : « On a bien dit de vous, Madame la Comtesse, que vous étiez à la fois Lyre et Muse. Je suis toujours sous le charme des merveilles de la Lyre : où vibrait le souffle du Dante, le génie de Beethoven était digne de s’inspirer et de suivre plus haut encore la Muse. »

Louisa fait partie aussi des intimes de la Princesse Pauline von Metternich (1836-1921), épouse de l’Ambassadeur d’Autriche à Paris et excellente pianiste, célèbre pour son remarquable salon parisien de style typique du « Second Empire » que tente d’imiter l’aristocratie européenne. Elle y reçoit « la belle société », artistes, écrivains, musiciens, acteurs connus ou amateurs. Grande est son influence sur l’art et la société parisienne. Elle est particulièrement écoutée par l’Empereur Napoléon III et par son épouse, l’Impératrice Eugénie. 

L’Empereur et l’Impératrice tiennent salon à Compiègne. La Cour y joue la comédie sous la direction de la Princesse Pauline von Metternich. La première fois que Louisa entre en scène, elle incarne Judith devant Holopherne et le public est aussitôt sous le charme : « Les pierres étincelantes de sa parure brillaient moins que l’éclat de ses yeux et l’or de sa chevelure s’épandait en vagues jusqu’à ses pieds » écrit un spectateur.

Aux Tuileries, son succès est aussi grand : « Quand elle entrait dans la salle des Maréchaux, avec son port de tête héraldique… elle apparaissait comme une reine au milieu de ses sujettes. »

Quand un critique musical tente d’introduire Richard Wagner dans les cercles mondains parisiens pour l’y faire découvrir et honorer, la Princesse Pauline von Metternich l’accueille dans son salon car elle admire son style musical. En mars 1860, Wagner apprend que, conseillé par cette princesse qui a entendu l’œuvre à Dresde, l’Empereur Napoléon III s’est montré favorable à la représentation de Tannhäuser sur la scène de l’Opéra de Paris. Confiant, Richard Wagner écrit à Minna, son épouse : « …. Je crois pouvoir compter sur un grand succès. » Des extraits de ses œuvres ont été fort applaudies à l’Opéra Italien de Paris. Y assistaient Berlioz, Auber, Meyerbeer et d’autres musiciens de renom.

En mai 1860, le compositeur organise chez Pauline Viardot une soirée privée au cours de laquelle il fait entendre des extraits du deuxième acte de Tristan et Isolde. Pauline Viardot chante Isolde, Richard Wagner, Tristan, et Karl Klindworth est au piano. 

Tannhäuser, révisé et allongé, est traduit en français et Wagner compose la musique de la Bacchanale qui ouvrira l’opéra, afin de satisfaire aux exigences de l’Opéra de Paris. Voulant affirmer la singularité de son génie, il refuse de s’adapter aux conventions parisiennes du Grand Opéra. Après 164 répétitions auxquelles assiste parfois Louisa, conquise, arrive la première représentation, le 13 mars 1861. Elle est modérément chahutée. Le 18 mars, des coups de sifflets résonnent dès le deuxième acte. Le troisième acte se déroule « comme sur un champ de bataille (Mein Leben, autobiographie de Wagner). Le public siffle et chahute jusqu’à rendre les paroles quasi inaudibles malgré la présence de l’Empereur et de l’Impératrice. Le 25 mars, la cabale éclate dès le premier acte. Le lendemain de cette troisième représentation, à laquelle il n’assiste pas, Richard Wagner rédige à l’attention de la direction de l’Opéra une note dans laquelle il retire sa partition et, en sa qualité d’auteur, en interdit toute nouvelle représentation « pour des raisons de sécurité, surtout concernant les chanteurs » (Mein Leben).

Wagner avait pourtant été prévenu. Le Prince von Metternich, puis le Comte Walewsky, nouveau Ministre d’Etat, l’avaient mis en garde : « un ballet au premier acte ne comptait pas, parce que des habitués (…) avaient pris l’habitude de ne venir au théâtre que vers vingt-deux heures après avoir dîné, donc au milieu de la représentation de l’opéra ». Wagner ne cède pas : méconnaissant ce type de public, il exige de garder la « bacchanale » au début du premier acte. Les « habitués », membres du Jockey Club, n’ont pas vu les jolies danseuses en action et ils ont manifesté bruyamment leur colère. De plus, une partie du public n’accepte pas que la représentation de l’œuvre d’un Allemand soit imposée par le pouvoir. Furieux, Wagner quitte Paris. Et ce n’est pas la guerre de 1870 qui va le réconcilier avec les Parisiens ! 

La Princesse von Metternich, Louisa, Franz Liszt, Charles Baudelaire, Théophile Gautier, le Prince Joseph de Chimay, son épouse Marie de Montesquiou-Fézensac et d’autres connaisseurs prennent la défense du musicien. Il sera invité en Belgique où il avait, dès les années 1850, fait la connaissance de la famille de Caraman-Chimay. Grâce au violoncelliste et compositeur belge Adrien-François Servais, Lohengrin est créé en français au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles en mars 1870, sous la direction de Hans Richter. En 1872, Le Vaisseau Fantôme y est créé, en français lui aussi.

 Louisa est aussi proche de Marie de Montesquiou-Fézensac (1834-1884), l’épouse de son cousin Joseph II, 18e Prince de Chimay en titre. C’est une excellente pianiste formée par des artistes comme Camille O’Meara, dernière élève de Frédéric Chopin, et de Clara Schumann qu’elle lui présente. Le Prince Joseph II (1836-1892), diplomate et homme politique belge, est aussi un excellent violoniste, suivant en cela les traces de son père et de son grand-père. Il lui arrive de donner des concerts privés, son épouse au piano et lui au violon, et Franz Liszt leur dédicacera une messe en souvenir d'une de ces soirées.

Comme Louisa, la famille fait des navettes entre Paris, Chimay et Bruxelles. Tous fréquentent le groupe des wagnériens et assistent à la première de Tannhäuser à Paris.

Louisa de Mercy-Argenteau compositrice

Louisa est aussi compositrice. Les archives du Château de Chimay renferment des exemplaires de deux recueils publiés à Paris en 1869 : Quatre pièces pour piano (Prélude, Choral, Inquiétude et Scherzo) et Six Mélodies, pour voix et piano. Parmi celles-ci, on relève 

Adieu, composé sur le poème Adieu d’André Chénier, Le Sylphe, sur le poème Le Sylphe publié par Victor Hugo dans son recueil Odes et Ballades, Vieille Chanson basée sur le poème Vieille Chanson du Jeune Temps tiré des Contemplations de Victor Hugo, Solitude basée sur le poème Soupir de René-François Sully Prudhomme, inséré dans le recueil Les Solitudes, Message d’un parolier non déterminé et Le Crucifix composé sur le poème de Victor Hugo Ecrit au Bas d’un Crucifix, tiré des Contemplations.

Il est vraisemblable qu’elle ait composé davantage.

https://www.youtube.com/watch?v=_d2keVZuItk

Louisa de Mercy-Argenteau et la Nouvelle école russe 

Au XIXe siècle, c’est surtout la musique européenne qui a la cote à Saint-Pétersbourg, l’opéra italien en particulier, et aussi le théâtre lyrique français dont le « ballet » est fort apprécié. Les compositeurs russes qui jettent les bases d’un nationalisme artistique affranchi de la tutelle occidentale, Mikhaïl Glinka (1804-1857), Alexandre Serov (1820-1871) et Alexandre Dargomyjsky (1813-1869), sont méprisés par l’aristocratie. Leurs œuvres, parfois qualifiées de « musiques de cochers », sont très rarement interprétées dans l’empire russe. 

« Il est difficile de se faire une idée du trouble qui agita les vieux courants de Saint-Pétersbourg lorsqu’apparurent, l’une après l’autre, les œuvres de la nouvelle école d’opéra russe… Toutes les forces armées de la critique, divergentes sur mille autres points, se coalisèrent cette fois pour taxer de démence cette marche hardie vers de nouveaux horizons artistiques. » écrit César Cui. 

Quelques rares aristocrates mélomanes ouvrent leurs salons aux musiciens russes pour de la musique de chambre. C’est chez l’un d’eux que César Cui (1835-1918) fait la connaissance, en 1856, de Mili Balakirev (1837-1910) et que naît le « Groupe des Cinq » réunissant aux deux premiers Nikolaï Rimsky-Korsakov (1844-1908), Modeste Moussorgski (1839-1881) et Alexandre Borodine (1833-1887). Formé musicalement dans l’enfance, chacun d’eux exerce une profession qui n’a rien à voir avec la musique. César Cui est un militaire qui enseigne l’art des fortifications, Mili Balakirev est un scientifique et mathématicien, Nikolaï Rimsky-Korsakov est engagé dans la Marine Impériale, Modeste Moussorgski est militaire puis employé administratif et Alexandre Borodine est médecin, professeur de chimie à la Faculté de Médecine de Saint-Pétersbourg et fondateur d’une Ecole de Médecine pour femmes. Erlenmeyer est un de ses professeurs, et Mendeleïev fait partie de ses amis !

D’abord autodidactes sur injonction de Balakirev, des musiciens de renom leur permettront de développer leurs bases musicales. Rimsky-Korsakov deviendra même professeur de musique, d’harmonie et d’orchestration au Conservatoire de Saint-Pétersbourg (1873), inspecteur des Orchestres de la Marine Impériale et vice-directeur des chantres de la Cour. Balakirev parcourt les campagnes pour recueillir les chansons populaires des moujiks et des burláks (haleurs de bateaux) et en publie un recueil. Il fonde une Ecole gratuite de Musique et devient maître de la Chapelle Impériale en 1883. Avant d’écrire Le Prince Igor, Borodine fait beaucoup d’études sur la langue, les mœurs, la religion, les chants et les danses de l’Asie Centrale.

Le « Groupe des Cinq » formé de ces jeunes âgés alors de 17 à 28 ans voit le jour officiellement en 1861, époque de l’abolition de l’esclavage par Alexandre II. Ils se basent sur l’idéal de Mikhaïl Glinka et d’Alexandre Dargomyjsky, considérés comme fondateurs de l’Ecole musicale russe. Ils sont d’ardents défenseurs d'un art national basé sur la musique populaire russe à laquelle ils veulent rendre la liberté et s'insurgent contre la vulgarité et la banalité. Ils conçoivent un manifeste rédigé par César Cui, par ailleurs critique musical prolifique. Ils analysent avec objectivité la littérature européenne et relèvent les grandes qualités musicales de Franz Liszt et d’Hector Berlioz.

César Cui croit en la victoire : « La nouvelle école russe a, en toute occasion, agi avec droiture et abnégation, sans rechercher ni le profit, ni le succès, mais uniquement stimulée par un grand amour de l’art, par la fièvre de l’idéal. Ses efforts n’ont pas été stériles… désormais, il faudra compter avec elle. »

Mais le groupe se disloque en 1871, la tutelle de Balakirev étant devenue écrasante. Borodine explique : « Nous étions dans la situation d’œufs sous une poule couveuse, tous plus ou moins semblables. Lorsque les poussins furent éclos, …et que leurs ailes ont grandi, chacun s’est envolé dans la direction où sa nature le poussait. »

La gloire du Groupe des Cinq se faisant attendre en Russie, c’est à l’étranger, et tout d’abord en Belgique, qu’elle grandira. Franz Liszt, qui avait une profonde influence sur ces musiciens, a compris leur originalité. Pendant des années, César Cui et lui entretiennent une relation d’estime réciproque.

Franz Liszt reçoit Borodine à Weimar en 1877, découvre ses dernières œuvres et tous deux les jouent à quatre mains en présence du pianiste Louis Brassin, ancien professeur à Saint-Pétersbourg et, à l’époque, professeur au Conservatoire de Bruxelles, qui rapporte la nouvelle à l’éditeur de musique liégeois Muraille. Le pianiste et chef d’orchestre Théodore Jadoul, lauréat du Conservatoire, se procure ainsi Dans les Steppes de l’Asie Centrale de Borodine et en parle à Louisa avec qui il fait de la musique. Dès la première exécution du poème symphonique, tous deux sont bouleversés par sa puissance évocatrice. Ils étudient des œuvres d’autres membres du Groupe des Cinq et sont gagnés à la cause des musiciens russes qu’ils veulent servir. Ils se mettent alors en relation épistolaire avec Cui, Borodine et Rimsky-Korsakov pour pouvoir les révéler aux mélomanes liégeois et aux publics belge et français. On trouve ainsi dans une lettre de Franz Liszt à Louisa (24/10/1884), alors que Moussorgski était déjà décédé : « Ma très chère amie, vous avez cent fois raison d’apprécier et de savourer la musique russe actuelle. Rimsky-Korsakov, Cui, Borodine, Balakirev sont des maîtres d’une originalité remarquable et de qualité. Leurs travaux ont compensé, pour moi, l’ennui causé par d’autres travaux plus répandus et dont on parle davantage… Sans politesse et cérémonie, je vous dis, en parfaite sincérité, que votre instinct ne vous a pas égarée le jour où cette musique vous a si fortement charmée. Continuez alors votre travail avec la ferme conviction d’être dans le droit chemin. »

Louisa entre en relation avec César Cui qui lui envoie son ouvrage La Musique en Russie

Elle se met à l’étude de la langue russe et tente d’adapter, en français, des textes de mélodies de Cui, Borodine et Rimsky-Korsakov et leurs opéras Le Prisonnier du Caucase, Le Prince Igor,  et La Pskovitaine (La Jeune Fille de Pskov).

A Argenteau, elle réunit un petit groupe de mélomanes enthousiastes, dont la remarquable pianiste et violoniste Juliette Folville (1870-1946) et son père Jules, avocat et pianiste amateur.

Au début de l’année 1885, Louisa décide d’organiser en Belgique un concert de musique russe. Elle réunit des partitions, traduit des mélodies en français avec l’aide d’étudiants russes et organise tout du point de vue matériel. Donné au bénéfice de l’Institut Royal des Sourds-Muets et des Aveugles, le concert a lieu à Liège le 7 janvier, dans la salle de l’Emulation, sous la direction de Théodore Jadoul. Louisa y interprète, seule, deux pièces pour piano dont une de Cui. Elle est rejointe par le violoniste César Thomson pour une autre pièce de Cui, et la soirée se termine par la Belle au Bois Dormant de Borodine, mélodie interprétée par Mademoiselle Begond, cantatrice de la Monnaie.
La soirée est un vrai triomphe et Borodine précise : « Le succès, nous le devons à l’énergie, au zèle, au savoir-faire de la chère comtesse et au talent du chef d’orchestre, qui était naturellement l’âme de l’exécution. » Dans un poème qu’elle a consacré à Borodine, Louisa n’est pas en reste, le qualifiant de « suave et splendide génie, d’astre brillant qui jamais ne décline, d’atome s’élevant au ciel. » 

Peu après le concert, Franz Liszt lui écrit : « …Je ne me désisterai pas de la propagande des remarquables compositions de la Nouvelle école russe que j’estime et apprécie de vive sympathie » et « Quelle merveille vous venez d’accomplir avec votre concert russe à Liège, chère admirable. »

Le Docteur Borodine rencontre Louisa en 1884. C’est son premier séjour à Argenteau. Il rend visite à Théodore Jadoul dans son petit appartement et s’improvise affectueusement parrain de la jeune Juliette Folville. Louisa débute alors des relations épistolaires avec le compositeur et une amitié se noue : « Vous n’êtes plus pour moi ni Comtesse, ni Madame… Vous êtes à peu près ce qu’est la bonne fée dans les contes d’enfants, pour le prince (qui est généralement un parfait idiot). Comme une vraie bonne fée, vous faites des miracles de bonté. Comme un véritable prince des contes d’enfants, je ne fais que ramasser les dons qui me tombent du ciel… »

Borodine dédie à la Comtesse ses sept pièces pour piano Petit Poème d’Amour d’une Jeune Fille (Au Couvent, Intermezzo, deux Mazurkas, Sérénade, Nocturne et Rêverie) publiées sous le nom de Petite Suite, et la chanson pour piano et soprano Fleurs d’Amour sur des paroles françaises de Paul Collin, et il dédicace un Scherzo pour piano à Théodore Jadoul.

Louisa traduit en français la deuxième romance, Mon chant est amer et sauvage, de son Recueil de Romances.

En 1886, Borodine revient en Belgique pour assister, à Anvers, à la représentation de sa Symphonie n° 2 en si mineur. L’accueil des Anversois est chaleureux. La même année, il est de retour à Argenteau avec César Cui pour plusieurs concerts à Liège. A l’Emulation, on joue des fragments du Prisonnier du Caucase de Cui, du Prince Igor de Borodine et des pièces de Rimski Korsakov avec chœurs et orchestre. Au Théâtre Royal de Liège, on interprète Le Prisonnier du Caucase sur un livret inspiré par Pouchkine et créé à Saint-Pétersbourg en 1883. Quelques jours plus tard, le chef Théodore Radoux dirige la 2e Symphonie de Borodine, la Suite miniature de Cui et la Marche posthume de Moussorgski, décédé en 1881. Et les Concerts Populaires de Bruxelles organisent également des représentations valorisant les œuvres de ces compositeurs. Cette société, fondée en 1865 par Adolphe Samuel, critique musical, chef d’orchestre et compositeur belge (1824-1898), se veut une porte ouverte aux musiciens contemporains belges et étrangers. 

La revue critique L’Art Moderne, fondée à Bruxelles en 1881, publie ceci : « L’intérêt capital de l’audition résidait dans la première exécution d’œuvres dues aux compositeurs slaves, dont une femme que ses quartiers de noblesse n’empêchent pas de se jeter dans les batailles de l’art, a introduit la musique en Belgique. Madame de Mercy-Argenteau a la foi et l’infatigable ténacité de l’apostolat. L’active et intelligente propagande qu’elle a faite depuis quelques années en faveur de ses protégés, a reçu, dimanche, sa récompense dans la victoire remportée par trois de ses musiciens préférés : Borodine, César Cui et Rimsky-Korsakov. »

Alexandre Borodine décède inopinément lors d’une fête de carnaval qu’il donne chez lui à Saint-Pétersbourg. Rimsky Korsakov et Alexandre Glazounov (1865-1936), l’un de ses élèves, terminent son opéra Le Prince Igor qu’il avait laissé inachevé.

Un hommage public lui est rendu à l’Emulation de Liège où l’on programme Dans les Steppes de l’Asie Centrale et l’Andante de la 2e Symphonie. La Petite Suite est interprétée par Juliette Folville, la pianiste désignée ayant eu un empêchement. Louisa écrit à la jeune fille « Je serai bien heureuse de vous féliciter verbalement pour l’acte de bravoure et de dévouement de la filleule de Borodine au concert de l’Emulation. »

En 1885, Liszt envoie à Louisa sa transcription de la Tarentella pour piano de César Cui. Il vante ses qualités de très bonne pianiste et, parlant de l’œuvre de Cui, il écrit : « Si vous daignez l’illustrer de vos doigts, elle recevra sa pleine lumière. » 

En 1886, peu avant les 75 ans de Franz Liszt, Louisa lui offre un concert à Argenteau. La jeune Juliette Folville y interprète au violon la Cavatine extraite la Suite op.25 de Cui, son père tenant la partie piano. Un concert donné à la salle de l’Emulation de Liège est organisé pour fêter Liszt, avant la suite de sa tournée passant par Anvers et Paris. Mais le compositeur n’atteindra pas son 75e anniversaire.

Après le décès de Borodine et celui de son mari Eugène le 2 mai 1888, Louisa se lie d’amitié avec César Cui dont les séjours à Argenteau deviennent fréquents. Il y vient toujours avec son épouse Malvina (née Malvina Rafaïlovna Bamberg), une ancienne élève de Dargomyjski, et leurs enfants Lydia et Sacha. Il y compose plusieurs œuvres dont un cantique pour deux voix d’enfants, Les oiseaux d’Argenteau, une suite pour piano A Argenteau comptant neuf pièces dont cinq, Farniente, Causerie, A la Chapelle, Le Rocher et Le Cèdre  formeront la Suite n°4 orchestrée par Glazounov. 

Dans Le Rocher, Cui, avec ses sonneries de trompettes, ressuscite l’ancien château-fort d’Argenteau et les assauts héroïques. Parfois, il allait s’asseoir et travailler à l’ombre du cèdre de la propriété, si majestueux qu’il faisait dire à Liszt : « C’est un arbre devant lequel on ne saurait passer sans se découvrir. » Dans Le Cèdre, le thème ample et majestueux est fait de notes inspirées par la transcription du nom Ar-G-En-tE-Au dans la dénomination allemande des notes La3 (A)-Sol3 (G)-Mi3 (E)-Mi4 (E)-La3 (A).

C’est à Argenteau encore qu’en 1888, César Cui compose son opéra en trois actes Le Flibustier sur des poèmes de l’écrivain français Jean Richepin (1849-1926). La première aura lieu à l’Opéra-Comique de Paris en 1894 et elle lui vaudra, en France, la Grande Croix de la Légion d’Honneur. Il deviendra membre de l’Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, en 1896. 

En 1888, Louisa publie César Cui, esquisse critique basé sur des discussions avec le compositeur, livre qu’elle dédie à l’Impératrice de Russie Alix de Hesse-Darmstadt (1868-1918), l’épouse de Nicolas II. Elle y décrit consciencieusement son œuvre, tant instrumentale que vocale, et situe l’artiste dans le monde musical.

Louisa accompagne la famille Cui de retour à Saint-Pétersbourg et, revenue en Belgique, elle apprend qu’elle est atteinte d’un cancer. C’est dans l’appartement des Cui à Saint-Pétersbourg, où elle est retournée, qu’elle rend l’âme le 8 novembre 1890. Les maîtres de musique russes vinrent s’incliner, l’un après l’autre, devant sa dépouille.

Le 15 novembre, l’enterrement a lieu à la Chapelle de Whixou, proche du château d’Argenteau. Tous les villageois y montent et rejoignent les grandes familles aristocratiques rassemblées. César Cui est présent, ainsi que Juliette Folville à qui le musicien murmure « Petite, nous nous souviendrons de ce jour… ».

Louisa résumait en elle les séductions de plusieurs lignées, l’intelligence, l’empathie, la générosité, la beauté, l’esprit et le goût du beau.

Franz Liszt aimait dans Lall à la fois le jugement sûr de l’ingénieur Pierre-Paul Riquet et la féminité charmante de Madame Tallien, « Notre Dame de Thermidor. » 

Le château d’Argenteau sera vendu par Rosalie, dite Rose, la fille de Louisa et d’Eugène. Ceux qui avaient connu cette demeure dans sa splendeur eurent le chagrin de voir s’éparpiller au vent des enchères les meubles liégeois, les porcelaines de Chine et du Japon, la vaisselle de vermeil et d’argent, les miniatures, les portraits et les natures mortes signées « Louisa ». 

Louisa de Mery-Argenteau, quelques hommages 

Louisa a soutenu, moralement et parfois financièrement, de nombreux jeunes musiciens tel le violoniste Martin-Pierre-Joseph Marsick (1847-1924), cinquième enfant d’une famille de dix-huit, qui dédiera à sa bienfaitrice son opus 6, Deux morceaux pour violon avec accompagnement de piano.

Anton Rubinstein (1829-1894), pianiste, compositeur et chef d’orchestre, lui dédie, en 1870, sa Valse-Caprice pour piano en mi bémol majeur. 

Franz Liszt compose une version pour piano de la Tarentella de César Cui et la lui dédie.

Alexandre Borodine lui dédie sa Petite suite pour piano suivie d’un Scherzo (8 pièces).

Juliette Folville (1870-1946), dont Louisa se considérait comme la marraine et qu’elle soutenait fidèlement depuis son enfance, dédie à sa protectrice une Berceuse pour chant et piano

Anne-Marie Polome

Crédits photographiques : Galerie Tretiakov / Moscou

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