Les concertos de l’Arménien Stéphan Elmas, à la manière de Chopin

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Stéphan Elmas (1862-1937) : Concertos pour piano et orchestre n° 1 en sol mineur et n° 2 en ré mineur. Howard Shelley, piano et direction ; Orchestre symphonique de Tasmanie. 2019. Notice en anglais, en français et en allemand. 73.55. Hyperion CDA68319.

Le hasard veut qu’au moment où nous rédigeons ce texte consacré à un compositeur arménien, les commémorations en souvenir du génocide de 1915 soient d’actualité dans plusieurs villes de l’Hexagone. C’est en effet à la date du 24 avril que la France a décidé de rendre hommage chaque année aux victimes de cette tragédie de l’histoire. Le soir du 24 avril 1915, le gouvernement Jeunes-Turcs de l’empire ottoman fait arrêter, puis déporter ou assassiner des centaines d’intellectuels arméniens. Le génocide qui s’en suit fera plus d’un million de victimes. Stéphan Elmas, âgé d’un peu plus de cinquante ans et établi à Genève, apprend la nouvelle qui le plonge dans une profonde dépression. Ce compositeur, dont nous découvrons la musique et dont les encyclopédies ou les dictionnaires musicaux biographiques connus ne citent pas le nom, est présenté dans la notice bien utile de ce CD, signée par Jeremy Nicholas, à laquelle nous nous référons. 

Né à Smyrne, actuelle Izmir, sur la mer Egée, Stéphan Elmas est issu d’une famille aisée d’entrepreneurs. Enseigné par un pianiste local, cet enfant prodige donne à treize ans un premier récital, consacré à Liszt qu’il rencontre à Weimar en 1879. Liszt l’oriente vers un pédagogue réputé de Vienne, Anton Door, qui a été l’élève de Czerny et auquel Saint-Saëns dédicacera son Concerto pour piano n° 4. Elmas entame une carrière de soliste en 1885 dans la capitale autrichienne, tout en composant abondamment. Il voyage, se lie d’amitié avec Anton Rubinstein auquel il dédie son Concerto pour piano n° 1, avec Jules Massenet et au pianiste Edouard Risler auquel Chabrier dédiera sa Bourrée fantasque. Il perd l’ouïe en 1897 suite à une fièvre typhoïde, s’établit à Genève et se limite dès lors à l’enseignement et à la composition. Il épouse l’artiste Aimée Rapin (1868-1956), spécialisée en portraits, qui, née sans bras, peint avec les pieds. Elle l’aidera à surmonter sa dépression. La famille d’Elmas échappera aux massacres ; il les accueillera tous à Genève. Devenu solitaire, il se retire du monde, ce qui ne facilite pas sa connaissance par le milieu musical, et il ne compose presque rien pendant deux décennies. Il décède à Genève. Une Fondation Elmas a été créée en 1988 par ses neveux pour perpétuer son souvenir. Elle a été animée par Alexandre Siranossian, pianiste et chef d’orchestre, qui a retrouvé ses archives (il s’agit du père de Chouchane, la violoniste, qui a récemment publié chez Alpha les concertos de Romberg, et d’Astrig, violoncelliste) ; une biographie du compositeur par Siranossian et des disques à tirage limité ont été publiés par cette fondation qui a été dissoute en 2019. 

Le catalogue d’Elmas est riche, selon les sources de la Fondation qui porte son nom, de cent vingt œuvres dont quatre concertos pour piano, un quatuor et un trio, tous deux avec piano, de nombreuses pièces pour piano seul, de la musique de chambre et de la musique vocale, dont une cantate intitulée L’Arménie martyre. La notice signale encore que six études de 1884 sont dédiées à Liszt et qu’une quinzaine d’œuvres pianistiques diverses sont dédiées à son ami Victor Hugo. Cette dernière affirmation laisse plus que perplexe : Elmas est né en décembre 1862 (l’année des Misérables), il n’avait que 22 ans lorsque Hugo est décédé et, à cette époque, le pianiste étudiait à Vienne. Il est plus que probable que c’est la lecture d’œuvres de Victor Hugo qui a inspiré Elmas. On parlera alors d’un a(d)mi-rateur du grand poète.

L’infatigable découvreur qu’est Howard Shelley propose les deux partitions d’Elmas dans ce qui est déjà le numéro 82 de la collection « The Romantic Piano Concertos » du label Hyperion. L’influence de Chopin est des plus manifestes dans ces deux partitions élégantes, résolument ancrées dans le passé ; la notice précise avec raison que sa musique a tendance à refléter celle d’une génération antérieure à la sienne. Il n’empêche que l’écoute en est agréable et séduira les amateurs de belles envolées et de fioritures pianistiques. Le Concerto n° 1 date de 1882 et est dédié, comme nous l’avons dit, à Anton Rubinstein. Dans le premier mouvement, Allegro maestoso, le compositeur anime la partition par des octaves dynamiques et des traits enlevés, qu’un thème lyrique va suivre avant d’autres moments poétiques qui évoquent Chopin ; la primauté est donnée au piano, l’orchestre demeurant au second plan, dans un décor fin et racé. Le souvenir de Rubinstein se concrétise aussi quand le climat piano/orchestre prend plus d’ampleur. Dans la fougue de ses vingt ans, Elmas évoque à nouveau Chopin dans un final épanoui. Après un Larghetto qui rappelle les ballades jouées dans les salons, Elmas se lance dans un Allegro animato final où l’influence de Chopin est de plus en plus évidente, ce qui n’enlève pas pour autant la capacité de l’auditeur à en apprécier le développement.

Le Concerto pour piano n° 2, composé en 1887, ne sera publié qu’en 1923. Il révèle une inspiration plus personnelle, dans une tonalité globalement plus sombre, empreinte elle aussi d’un romantisme bien présent. Elmas déploie une belle technique dans l’Allegro appassionato qui porte bien son nom, à travers des octaves impressionnantes, traversées d’émotions fortes et de mélodies bienvenues. Dans l’Andante, c’est le souvenir de Mozart et de son Concerto n° 20 K 466, lui aussi en ré mineur, qui domine : Elmas cite le début de la Romance qu’il développe de façon langoureuse et quelque peu sirupeuse (la notice parle d’un thème de l’amour qu’Hollywoood aurait pu s’approprier), qu’il reprend dans la suite du mouvement, non sans avoir fait un inévitable retour par les parfums chopiniens. Ceux-ci apparaissent en pleine floraison dans l’Allegro final, hommage au Concerto n° 2 op. 60 dont Elmas ne peut se détacher au point d’en être une copie presque conforme. 

Ce programme de second rayon, auquel le charme, le sentiment et le raffinement ne peuvent être refusés, plaira, nous l’avons dit, aux amateurs incorrigibles de piano romantique. D’autant plus qu’au clavier, mais aussi à la tête de l’Orchestre Symphonique de Tasmanie, complice avec le chef/soliste d’autres (re)découvertes du répertoire, Howard Shelley rend à Stéphan Elmas l’hommage d’un geste qui allie la passion contrôlée à l’équilibre des nuances. De quoi prendre du plaisir sans arrière-pensée, non dénué d’agrément. 

Son : 9  Livret : 9  Répertoire : 7,5  Interprétation : 9

Jean Lacroix 

 

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