De Rousseau à Berlioz

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Comment la musique est devenue "romantique" par Emmanuel Reibel
Maître de conférences à Paris Ouest Nanterre, Emmanuel Reibel est l'auteur d'ouvrages remarquables sur Mozart, Verdi, Poulenc, et sur le mythe de Faust. Il s'attelle à présent au concept du romantisme musical. Ouvrage complet, fouillé, parfois pointu sans doute mais jamais ardu, publié avec le concours du Palazzetto Bru Zane -Centre de musique romantique française. L'auteur définit tout d'abord, ou tente de définir ce qu'est le romantisme : une période ? un style ? une essence ? un mot ? Ce n'est qu'à l'extrême fin de son livre qu'il rappelle l'évolution péjorative tardive du mot qui, de nos jours encore, le lie au "sens affadi de sentimental" (…) “ privilégiant l'idée d'une subjectivité exacerbée ”.  Pour détruire ce sens dévoyé, Reibel parcourt la trajectoire du romantisme en quatre étapes qu'il appelle "paradigmes" : la Nature ou le paysage, le Souvenir ou le retour au passé, l'Etrangeté ou l'attrait du fantastique, et la Politique ou l'affirmation de la liberté totale. Ces quatre paradigmes seront mesurés à l'aune de la musique, française ou non, mais aussi à celle de la littérature ou de la peinture, ces trois branches de l'art évoluant en parallèle. Avec force citations de témoignages écrits de l'époque. Cette prise directe de l'évolution du concept fait l'une des richesses les plus passionnantes de son étude. En ce qui concerne la Nature, il part du sentiment diffus mais clairement pré-romantique de Jean-Jacques Rousseau dès la fin du XVIIIe siècle, en s'attardant par exemple sur le Guillaume Tell de Grétry et son ranz des vaches. Le romantisme est aussi souvenir et évocation des temps révolus. Occasion de mettre en lumière le succès extraordinaire de la poésie d'Ossian avec l'opéra de Lesueur Ossian ou les Bardes (1804) où, pour la première fois, apparaît le mot même de "romantique", et qui fera découvrir le légendaire scandinave. Le rêve, le vaporeux et le monde médiéval entrent en scène. Grétry à nouveau (Richard Cœur de Lion), mais aussi Cherubini (Les Abencérages) arrivent à la rescousse. Les années 1810 voient la découverte du "Romantik" allemand avec les écrits de E.T.A. Hoffmann, Wieland, Klopstock et Goethe. La révélation des symphonies de Beethoven aux concerts du Conservatoire, du Faust de Spohr et des opéras de Weber achève la révolution romantique préparée par Madame de Staël dans son célèbre essai De l'Allemagne (1813). En contrepoint, la France honore Rossini et son Guillaume Tell de 1829. Avant tout auteur d'Otello, le cygne de Pesaro devient le parangon d'un nouveau courant associé au romantisme et qui donnera bientôt naissance au Grand Opéra français. C'est aussi l'apparition du "fantastique", sous l'influence d'Hoffmann : la symphonie de Berlioz est créée en 1830, comme l'Hernani de Victor Hugo. Ici, Reibel s'étend sur deux compositeurs méconnus: le violoniste/altiste mystique Chrétien Urhan (créateur d'Harold en Italie), auteur de musique de chambre manifestement étonnante, ainsi que Louis Niedermeyer et sa Ronde du Sabbat pour solistes, choeurs et orchestre : à redécouvrir, pour sûr. Le dernier paradigme est politique. On distingue le romantisme libéral, légitimiste, catholique, etc. Le terme est familier au point de dépasser la sphère purement artistique. Passages assez pointus ici, pour historiens de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. Mais la conception naissante du "progrès", alliée à l'industrialisation de la société, accompagne les oeuvres de Rossini et surtout de Berlioz : c'est la "liberté" proclamée dans Tell et dans Cellini. En même temps que l'on redécouvre le passé (Lully, Rameau), on demande l'affranchissement des contraintes de la tradition : Beethoven devient un modèle absolu. Reibel analyse, une fois encore, Guillaume Tell et la Symphonie fantastique sous cet éclairage de la liberté affirmée. Dernier aspect étudié : celui de la curieuse relation franco-allemande. Si pour les Allemands, le romantisme est avant tout national, l’étranger étant classique, la France considérera le classicisme comme sa propriété naturelle (Corneille, Racine, Voltaire) et verra le romantisme, lui, comme exotique, “ autre ”, étranger. Voilà un amusant échange de concepts entre nations fondatrices. Un important corpus d'annexes complète le volume, qui présentent des textes de l'époque alimentant le débat sur le romantisme musical : Berton, Vitet, Toreinx, Fétis, Berlioz, Reicha et Liszt. A lire en priorité : un texte de Charles de Salvo de 1825, citant une longue et fort curieuse intervention de Rossini sur le romantisme, qui en étonnera plus d'un. L'ouvrage de Reibel est donc passionnant, et très bien écrit, qui plus est. Le tournant des XVIIIe-XIXe siècles intéresse grandement les mélomanes actuels et l'on ne compte plus les parutions d'oeuvres nouvelles de ce temps. Ce livre vient tout à fait à son heure.
Bruno Peeters
Emmanuel REIBEL, Comment la musique est devenue "romantique" de Rousseau à Berlioz, Edition Fayard 2013, 463 p., 25 euros.

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