Une traînée dans la boue
Lady Macbeth du district de Mtsensk de Chostakovitch
Le public belge attendait avec impatience la nouvelle production de Calixto Bieito après sa sulfureuse Mahagonny de 2011, foisonnante d'invention, hystérique et provocante sans doute, mais toujours en situation. Si, cette fois, le résultat est moins spectaculaire, on ne pourra dénier au metteur en scène espagnol d'être à l'écoute de l'oeuvre qu'il monte, avec le même regard et la même acuité qu'il a montrés pour le Songspiel du tandem Brecht-Weill. Un décor post-cataclysmique, une structure métallique déglinguée entourée d'un coulis de boue, des ouvriers en tenue de protection anti-pollution : son monde n'est pas rose. Au milieu, l'appartement des Ismaïlov, clean, froid, aseptisé. Un cadre de naturalisme tragique pour une tragédie d'amour avorté. L'univers de Bieito est noir, pessimiste, et Katerina semble plus détruite encore que dans l'oeuvre de Chostakovitch. Elle est surtout contaminée par l'ambiance délétère de son milieu, et la lumière qui l'illumine souvent dans la partition apparaît peu. La saleté de la société imprègne tout, jusqu'à sa personnalité intime. Tout est boue, Katerina ne laissera aucune trace sinon celle de sa déchéance. Le beau-père Boris, vieux dégueulasse, l'opprime, et Sergey, l'amant fou puis forcené, s'avère tout aussi lâche. Obsédée par ses envies d'amour désespérées, Katerina sombrera par trois fois dans le crime et mourra de façon abjecte, en tuant une ultime rivale. Mise en scène crue et réaliste certes (le fameux interlude pornographique... l'est à fond !), mais parfaitement respectueuse du livret. Bieito n'est pas qu'un provocateur, c'est un véritable dramaturge. En témoigne la disposition des choeurs, si importants dans cet opéra, ainsi qu'une rigoureuse direction d'acteurs : les très nombreux rôles secondaires sont tous définis et individualisés à l'extrême, pour le plus grand plaisir de l'oeil. Et les moments dramatiques -Dieu sait que l’opéra en regorge- sont taillés à la serpe : viol de la servante, mort par empoisonnement du vieux Boris, assassinat saisissant du mari rentrant de voyage, scène grotesque des policiers martyrisant un homosexuel, tout est d'une incroyable pertinence, qui force l'admiration. Sans parler de l'extraordinaire changement à vue du décor entre les actes III et IV, où comment faire apparaître un bagne en cinq minutes ! Du très grand art. La brillante scénographie ne masquait aucunement une réalisation musicale de premier ordre. Car Lady Macbeth est tout aussi exigeante à ce niveau. Tout repose sur Katerina, comme Carmen repose sur Carmen. Malgré la vision crue exigée par Bieito, la soprano lituanienne Ausrine Stundyte, que nous avions pu admirer ici même dans L'Enchanteresse de Tchaikovski, parvient à exprimer son besoin désespéré d'amour, de tendresse même, dès sa scène à l'acte I. Passion dévorante qu'elle incarnera durant tout l'opéra, avec une endurance qui force l'admiration. Au salut final, elle semblera d'ailleurs encore ailleurs. Une performance exceptionnelle ! A ses côtés, une pléiade de chanteurs parfaitement choisis. Sir John Tomlinson, grand Barbe-Bleue de Bartok ou Golaud de Debussy, célèbre Wotan aussi, incarne le personnage affreux de Boris avec un talent fou, malgré l'usure des ans, et le ténor tchèque Ladislav Elgr chante à ravir le beau rôle de Sergey, veule peut-être, mais plus lyrique qu’on ne le croit. Deux rôles mineurs à épingler : le tragi-comique commissaire de police de Maxim Mikhailov, et surtout la belle basse profonde d'Andrew Greenan, tour à tour pope ivre et rotant à qui mieux mieux, puis vieux prisonnier clamant l'éternelle douleur de l'âme russe en perdition. Il faut aussi féliciter le choeur, personnage essentiel de l'opéra, rejoignant la tradition nationaliste de Moussorgski à l'acte final. Quant à l'orchestre de l'opéra flamand, il se surpassa dans une partition touffue et difficile aux dires même de son chef, Dmitri Jurowski qui, depuis 2011, accomplit un formidable travail à Anvers et à Gand. Signalons la prestation du violon solo, du cor anglais, des harpes ou de la percussion, mais aussi celle, spectaculaire, de pas moins de six euphoniums et de deux bass-tuben à l'acte III ! (mais je n'ai pas vu les boules Quiès promises par la direction (sic) !) Une production époustouflante de l'une des plus terribles tragédies du XXe siècle.
Bruno Peeters
Antwerpen, Vlaamse Opera, le 23 mars 2014