Décevant portrait d’un grand pianiste
Edvard Grieg (1843-1907) : Concerto pour piano en la mineur, Op. 16. Franz Schubert (1797-1827) : Fantaisie en ut majeur « Wanderer » Op. 15. Oleg Maisenberg, piano. Ádám Fischer, Orchestre symphonique de la SWR de Baden-Baden et Freiburg. Mars 1990, mai 2004, rééd. 2023. Livret en anglais et allemand. TT 52’24. SWR»music SWR 19140CD
Né en 1945, à Odessa comme Emil Gilels, Oleg Maisenberg poursuivit son apprentissage en Moldavie, puis à l’Institut Gnessin. Dans la décennie 1970, il se produisit d’abondance avec la Philharmonie de Moscou, et grava une poignée de vinyles pour le label russe Melodiya qui incluaient déjà un programme de miniatures romantiques, avec Gidon Kremer dont l’archet fut un fidèle compagnon de route dans la discographie du pianiste ukrainien. Quelques années avant la perestroïka, un départ vers Vienne en 1981 donna un nouvel essor à sa carrière, qui le vit se produire dans quelques grands festivals européens, comme soliste et comme accompagnateur. Centré sur le romantisme, avec quelques excursions vers Prokofiev, Stravinsky, la seconde École de Vienne et même Darius Milhaud, son répertoire fut illustré chez le label autrichien Orfeo, chez Harmonia Mundi, Teldec et par plusieurs albums pour Deutsche Grammophon. Notamment en duo avec le célèbre violoniste lituanien, dont un superbe récital « Erlkönig » (1995) axé autour de transcriptions.
Malgré un légitime respect pour l’artiste, et malgré la rareté des interprétations ici reproduites, on doute pourtant qu’il ralliera les suffrages au sein d’un catalogue saturé de références pour ces deux œuvres. Capté en public le 6 mars 1990 dans l’acoustique quelconque et étroite de la Sparkassensaal de Lörrach (Bade-Wurtemberg), la Fantaisie de Schubert alterne un lyrisme introverti et des accès tapageurs qui purent inspirer Franz Liszt. « Laissons le diable jouer cette chose » aurait dit le compositeur, conscient du brio virtuose de son Wanderer dont les coups d’éclats sonnent parfois impersonnels. Le jeu d’Oleg Maisenberg semble lui-même fort emprunté, et soulève la désagréable impression que lui non plus n’y croit guère, comme d’un ange qui se ferait violence dans les fracas des Allegros et du Presto, abordés avec une attention aux nuances qui escamote le panache. On comprend moins que le pianiste parcoure l’Adagio, d’une introspection authentiquement schubertienne, avec un tel désengagement émotionnel, voire une indifférence peu soignée. Parmi les nombreuses références disponibles, dont un précédent enregistrement de Maisenberg lui-même couplé avec la quatorzième Sonate en la mineur, l’auditeur en restera plutôt aux témoignages de Wilhelm Kempff (DG), Bruno Leonardo Gelber (Emi), Maurizio Pollini (DG), André Watts (CBS) ou Alfred Brendel (Philips).
Autre pan de ce CD au demeurant bien court, le Concerto de Grieg émane de sessions captées en mai 2004 au Wiener Konzerthaus. Souvent distingué aux ICMA (symphonies de Mozart et Beethoven), Ádám Fischer dirige plutôt largement un orchestre dont les couleurs certes savoureuses s’avèrent grossièrement brassées. Le ton souvent prosaïque, les cantilènes sans grâce, voire des sonorités disgracieuses (cordes aigrelettes, bois piailleurs) s’inscrivent dans des tempos élastiques qui n’étreignent guère la mesure, en contraste avec des saillies arbitraires. Le soliste voudrait négocier cet opus en poète, ce qu’attestent sa cadenza ou l’élégante fluidité de l’Adagio perfusée de tournures presque orantes. Mais dans les deux mouvements vifs, les muses vagabondes et les teintes soupesées du clavier rencontrent rarement la vision dramatique et chamarrée du chef. Ce zèle d’estrade qui tire souvent vers l’élan rhapsodique semble aussi pousser le pianiste hors de ses cadres, sans que ce tiraillement réussisse à ne pas transborder l’oreille dans une zone d’inconfort. Signalons aussi que l’oreille s’agacera de maints grognements qui perturberont les écoutes les mieux disposées.
Quitte à boursoufler un concerto qui fut servi avec tant de simple évidence par Colin Davis (chez Philips, avec Claudio Arrau, Stephen Bishop-Kovacevich, ou Murray Perahia) et par l’impeccable tandem Radu Lupu & André Previn (Decca). Pour les sensations fortes mais non caricaturales, on se reportera à trois compatriotes du maestro hongrois : Antal Doráti (avec Artur Rubinstein, RCA), István Kertész (avec Julius Katchen, Decca) et le classique mais intense George Szell (avec Leon Fleischer, CBS). Hélas, que conclure, sinon que ce disque montre un grand pianiste en proie avec une Wanderer dont il ne maîtrise pas les ressorts expressifs, et avec un chef qui impose ses vues et exagère les enjeux ? Bref, comment dissimuler la déception, et ne pas s’interroger sur l’opportunité d’une telle parution ?
Son : 6-7 – Livret : 7 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 4
Christophe Steyne