DOSSIER : Serge de Diaghilev, l'ensorceleur à travers le monde
2013. Centenaire de la création du Sacre du Printemps à Paris. Quarantième anniversaire de la mort de Picasso. Un troisième génie unit le musicien et le peintre : Serge Diaghilev.
Serge Lifar disait : "Il avait le génie de découvrir celui d'autrui". Et Igor Markevitch : "Il était l'agent provocateur du génie. Le but fondamental de Diaghilev était de découvrir exactement l'homme qu'il fallait pour la tâche qu'il fallait et la tâche qu'il fallait pour l'homme qu'il fallait, de rassembler des artistes en une sorte d'union spirituelle, puis de les 'provoquer' à la créativité". En cette année de double anniversaire, revenons sur ce passeur d'exception.
LA SYNTHESE DES ARTS
En son temps, Wagner avait réalisé à l'opéra sa synthèse des arts. En des temps nouveaux, Diaghilev suivit le même principe dans le ballet, genre montant à une époque ou l'opéra traversait une crise d'identité. Le sonore et le visuel s'unissaient désormais dans un spectacle qui repensait, en l'exaltant comme une source de beauté par excellence, la notion de couleur, inséparable de celle de la plastique des formes. Musique, danse, décors et costumes étaient désormais sur pied d'égalité, élevés au même échelon supérieur des catégories esthétiques. L'opéra, nullement ignoré certes, voyait sa partie vocale céder sur scène la première place à la chorégraphie et la pantomime (par exemple dans Le Coq d'or, où les solistes chantaient dans la fosse d'orchestre). Faisant voisiner les compositeurs russes avec Debussy, Ravel, Satie, de Falla, Milhaud ou Poulenc, et les peintres russes avec Matisse, Picasso, Derain, Braque ou Rouault, mettant volontiers les artistes russes au service de la musique française, et confiant aux peintres occidentaux les décors pour des partitions de compositeurs russes, les Ballets de Diaghilev ont été le prodigieux creuset où se sont fondus les génies et les styles de divers pays. En peinture, l'ouverture de l'espace scénique aux artistes a donné vie et dimensions adéquates aux formes et aux couleurs enchanteresses de Bakst et Benois, pour leurs évocations russo-orientales, mais aussi antiques, (Prélude à l'après-midi d'un faune, Daphnis et Chloé) ou contemporaines (Jeux); le rayonnement de Gontcharova et Larionov, se définissant lui-même comme "la projection des formes en rayons dans l'espace pour donner la sensation d'un dynamisme universel de la nature et du monde", sont pleinement réalisé sur scène (Le Coq d'or, Renard, Chout). Les fresques slaves païennes de Roerich ont vu se concrétiser, avec Le Sacre du Printemps, la violence tellurique qu'elles recelaient (Roerich a, par ailleurs, toujours revendiqué contre Stravinski, la paternité de l'idée initiale du ballet). C'est grâce à Diaghilev que Picasso a fait ses débuts comme décorateur, d'abord pour Parade de Satie (1917), avec des décors et des costumes dans le style cubiste, totalement inhabituels dans le cadre du ballet, puis pour Le Tricorne, et surtout pour Pulcinella, réussite parfaite (malgré les réticences de Diaghilev), pour laquelle nous citerons Stravinski, qui confirme, dans ses Chroniques de ma vie, le succès de la synthèse des arts: "Le spectacle de Pulcinella est un de ceux -et ils sont rares- où tout se tient, et où tous les éléments: sujet, musique, chorégraphie, ensemble décoratif, forment un tout cohérent et homogène (...) Quant à Picasso, il fit merveille et il m'est difficile de dire ce qui m'enchanta le plus, de sa couleur, de sa plastique ou de l'étonnant sens théâtral de cet homme extraordinaire".
Stravinski avait été servi par Matisse pour Le Chant du Rossignol; l'estime inter-ethnique ne fut pas, selon certains témoignages, parfaitement observée. "Vos Russes attendent de moi de la violence? Pas du tout!", avait décrété le peintre, "Je vais leur apprendre ce qu'est le dosage de la couleur selon la tradition française: deux couleurs pâles et un blanc pur. Et cela enfoncera toutes les gueuleries..." A la suite de Picasso, c'est Braque qui fait ses débuts chez Diaghilev dans Les Fâcheux (1924), pour les costumes féminins, il s'inspire de gravures des 17e et 18e siècles, le dos étant uniformément brun et le devant très coloré. L'idée était de donner l'impression que les danseuses disparaissaient, se confondant avec les décors, dès qu'elles tournaient le dos au public. Braque fait aussi les costumes et décors de Zéphir et Flore et les décors de la reprise des Sylphides en 1926. Et aux derniers jours de la vie de Diaghilev, c'est Rouault qui signe les décors du Fils prodigue. "C'est un véritable maître de la composition. On ne trouvera pas dans ses décors ce qu'il est convenu d'appeler la stylisation. C'est de la peinture authentique, qui suggère sans ostentation, avec légèreté, l'influence de l'Orient", ainsi l'avait défini Diaghilev dans une de ses dernières interviews. Ce ballet biblique fut l'ultime surprise que ce créateur protéiforme réservait à un public qu'il n'avait cessé d'émerveiller, d'interloquer ou de choquer durant vingt ans. Lui a-ton suffisamment reproché de faire feu de tout bois! Le paradoxe génial de Diaghilev a été d'assimiler, de poursuivre et de métamorphoser en fonction de son époque l'immense héritage de l'art russe, tout en rompant avec un des dogmes fondamentaux du 19e siècle: le réalisme. Tournant le dos à tout engagement idéologique extra-artistique, Diaghilev a appliqué la devise de "l'art pour l'art", recherchant le beau, l'original, le surprenant, partout où il pouvait se trouver, et opposant à l'enracinement nationaliste, naguère indispensable, la symbiose des cultures. André Lischke
DIAGHILEV ET SES COMPOSITEURS
Compositeur frustré, Diaghilev fut et demeura un excellent pianiste amateur. Dans ses productions de ballet (ou, plus rarement d'opéra, mais cette rareté avait des causes plus économiques qu'artistiques), il attacha toujours une importance primordiale à la musique, et ses choix dans ce domaine reflètent ses goûts personnels, qu'il s'agisse de commandes ou de reprises de musiques existantes. Or, ces choix, très vite orientés vers la nouveauté prospective et l'avant-garde, révèlent une prédilection presqu'exclusive pour ce que l'on peut appeler l'axe franco-russe (un axe dont il fut du reste pratiquement le créateur), au détriment de l'axe germanique, et, plus largement de l'Europe Centrale qu'il ignora presque totalement. La nouveauté, pour lui, ce fut Stravinski et Prokofiev, Debussy, Ravel, Satie et les "Six", alors que cela eût pu être aussi Schoenberg et l'Ecole de Vienne, Bartok, Janacek, Hindemith, Kurt Weill ou Krenek. Il est significatif qu'après l'unique appel à Richard Strauss, d'ailleurs assez peu concluant, il ait écarté l'Allemagne, et que parmi les jeunes compositeurs du Groupe des Six, il n'ait pas sollicité l'alémanique Honegger. D'autres rencontres eussent pu se produire sans des obstacles politiques et géographiques, et l'on ne peut que rêver, par exemple à ce qu'eût donné une collaboration avec un Szymanowski! Mais, plutôt que de rêver à ce qui ne fut pas, examinons plutôt ce qui fut, et qui, indépendamment de son importance scénique et chorégraphique, constitue un chapitre capital de l'histoire de la musique du début de ce siècle. Pour ses premiers spectacles, Diaghilev puisa tout naturellement dans le fonds si riche de l'Ecole russe traditionnelle, et il continua à le faire pratiquement jusqu'à la fin: si les Danses Polovtsiennes du Prince Igor de Borodine, si Schéhérazade, Sadko, et Le Coq d'Or (ce dernier, cas unique d'un opéra monté sous forme de ballet!), de Rimski-Korsakov, si Thamar de Balakirev, comptent au nombre de ses premiers triomphes, s'il remonta avec Fokine Le Lac des Cygnes original dès 1911, il poursuivit pendant la guerre avec Les Contes Russes, sur trois pièces d'Anatole Liadov (Baba-Yaga, Le Lac Enchanté, et Kikimora), et surtout monta une production nouvelle de La Belle au Bois Dormant de Tchaïkovski en 1921. L'épilogue de cette série basée sur les classiques russes fut, en 1924, Une Nuit sur le Mont-Chauve de Moussorgsky, chorégraphiée par Nijinska. De ce même compositeur, il avait déjà produit, non seulement Boris Godounov avec Chaliapine, point de départ de toute sa carrière parisienne, mais aussi La Khovantchina, beaucoup moins connue.
Mais très vite, l'appétit de nouveauté qui dévorait Diaghilev lui fit rechercher de jeunes compositeurs. Nicolas Tcherepnine (Le Pavillon d'Armide, Narcisse) lui parut vite trop traditionnel. Ce fut alors qu'il trouva sur sa route un jeune musicien de vingt-sept ans, élève de Rimski-Korsakov, dont une courte pièce d'orchestre, Feu d'Artifice, lui fit une forte impression. C'était le 6 février 1909. Diaghilev mit le jeune musicien à l'épreuve, en lui confiant l'orchestration du Kobold de Grieg (pour le ballet Le Festin), puis d'un Nocturne et d'une Valse brillante de Chopin (pour Les Sylphides). Par la suite, il devait orchestrer pour Diaghilev des fragments de La Belle au Bois Dormant et de la Khovantchina. Diaghilev avait commandé la partition de l'Oiseau de Feu à Liadov dont la paresse "oblomovienne" était légendaire. A quelques mois de la première prévue, ne voyant rien venir, il rencontra Liadov dans la rue et lui demanda où il en était. "Cela va très bien", répondit Liadov, "j'ai déjà acheté le papier à musique!". Diaghilev prit alors la décision musicalement la plus importante de sa carrière en transférant la commande au jeune musicien déjà cité. Ce fut la grande chance d'Igor Stravinski, puisque c'est de lui qu'il s'agit, et il demeura pendant vingt ans le premier compositeur attitré des Ballets Russes qui firent sa gloire avec la trilogie fameuse (L'Oiseau de Feu, 1910; Petrouchka, 1911; Le Sacre du Printemps, 1913), gloire culminant avec le légendaire scandale du Sacre, dû d'ailleurs moins à la musique qu'à la chorégraphie audacieuse de Nijinsky, comme le prouva une reprise sans histoire de la partition au concert dès l'année suivante. De l'Oiseau de Feu à Appolon Musagète (1928), en passant par Petrouchka, Le Sacre, le Rossignol (d'abord comme opéra, puis comme ballet sous une forme abrégée et purement orchestrale intitulée Le Chant du Rossignol), Pulcinella, Les Noces, Le Renard, sans compter les opéras Mavra et Oedipus Rex, Stravinski demeura pendant vingt ans au centre de la programmation de Diaghilev, et même après la mort de celui-ci, il lui resta fidèle en devenant le compositeur attitré de George Balanchine et de son New York City Ballet. Si même nous ne devions à Diaghilev que Stravinski, ce serait déjà énorme.
Son cadet d'une décennie, Serge Prokofiev, se trouva de ce fait même dans une position plus difficile, bien que Diaghilev ait reconnu très tôt en lui le plus grand compositeur russe après Stravinski, à l'issue de la création tumultueuse de son Deuxième Concerto pour piano à laquelle il assista à Pavlovsk le 5 septembre 1913. Le début de leur collaboration fut difficile: lui ayant commmandé un ballet, Ala et Lolli, Diaghilev le refusa, estimant non sans raison qu'on le considérerait comme une remouture du Sacre (Prokofiev en fit sa Suite Scythe qui triompha au concert). Leur première collaboration fructueuse fut Chout (le Bouffon), avec les fabuleux décors de Larionov (1920). Prokofiev écrivit encore deux autres ballets pour Diaghilev: Le Pas d'Acier (1927), reflet de la vie soviétique telle qu'on l'imaginait alors à l'Ouest, et surtout Le Fils Prodigue (1929) dernier spectacle monté avant la mort de Diaghilev et la disparition de sa troupe, et qui vit triompher le jeune Lifar. Exilé en Occident, Diaghilev s'efforça vainement de trouver les héritiers russes de Stravinski et de Prokofiev. Avec Zéphyre et Flore (1925) il crut en avoir découvert un en la personne de Vladimir Dukelsky, mais celui-ci devint un compositeur de jazz apprécié sous le nom de Vernon Duke, ce que Diaghilev (qui détestait le jazz) perçut comme une trahison. Ce fut ensuite Nicolas Nabokov, avec Ode (1928), mais quelques mois avant sa mort, Diaghilev découvrit un musicien de dix-sept ans génialement doué, son dernier protégé. Nul doute que s'il eût vécu, il eût fait d'Igor Markevitch son nouveau compositeur russe privilégié. Ayant établi dès l'arrivée triomphale de sa troupe à Paris le fameux axe franco-russe dont il a déjà été question, Diaghilev réserva dès lors aux compositeurs français une place au moins égale à celle donnée aux Russes, en commençant par Reynaldo Hahn (Le Dieu Bleu, 1912), vite éclipsé par Maurice Ravel (Daphnis et Chloé, 1912), et Claude Debussy (L'Après-midi d'un Faune, 1912 dont la musique existait déjà dans Jeux, 1913), sans compter Florent Schmitt (La Tragédie de Salomé) et Gabriel Fauré (Les Ménines qui utilisent sa Pavane).
Puis, le 18 mai 1917, en pleine guerre, éclata un scandale non moins retentissant que celui du Sacre, bien que d'essence complètement différente: celui de Parade, fruit de la conjonction Cocteau-Satie-Picasso. Diaghilev ne put qu'être comblé lorsque son ami Cocteau, auquel il aimait dire:"Etonne-moi!" lui apporta Erik Satie. Parade ouvre en quelque sorte la seconde phase, purement parisienne, en tous cas occidentale, des Ballets Russes, et si Satie figura encore deux fois à l'affiche, à titre posthume d'ailleurs (avec Jack in the Box, orchestré par Milhaud, puis avec Mercure), la place fut occupée surtout par ses disciples spirituels, membres du Groupe des Six, comme Francis Poulenc (Les Biches), Darius Milhaud (Le Train Bleu) et particulièrement Georges Auric (Les Fâcheux, les Matelots, Pastorale), ou de l'éphémère Ecole d'Arcueil, comme Henri Sauguet (La Chatte). Au début des Ballets Russes, Diaghilev avait fait appel occasionnellement à la musique romantique réorchestrée pour la circonstance, avec Chopin (Les Sylphides), Weber (Le Spectre de la Rose, sur l' Invitation à la Valse) ou Schumann (Carnaval, Papillons). Au lendemain de la guerre, avec son instinct infaillible, il lança le mouvement néo-classique, demandant à ses compositeurs d'adapter et d'orchestrer les Italiens du XVIIIe siècle (Scarlatti, orchestration Tommasini, pour Les Femmes de Bonne Humeur; Pergolèse, adaptation Stravinski pour Pucinella, cet alter ego latin de Petrouchka!; Rossini, orchestration Respighi, pour La Boutique Fantasque, et d'autres encore). Le succès de ces ballets, qui se sont maintenus au répertoire, illustre sa claivoyance!
En dehors des Russes et des Français, la liste des compositeurs qui ont travaillé pour Diaghilev est étonnamment courte: pas plus de cinq. Si la volumineuse Légende de Joseph composée par Richard Strauss (1914) ne fut guère un succès, si celui des deux agréables productions de l'Italien Vittorio Rieti (Barabau et Le Bal) ne fut qu'éphémère, on se souvient encore des deux partitions, parfaitement chorégraphiques, qui naquirent des nombreux contacts de Diaghilev avec l'Angleterre: Romeo and Juliet, première oeuvre accomplie du jeune Constant Lambert, autre découverte de notre Pygmalion, et qui tint la place capitale que l'on sait dans l'histoire du ballet anglais, et The Triumph of Neptune de cet inénarrable dandy excentrique que fut Gerald Tyrwhitt, treizième Lord Berners. Enfin, l'unique appel de Diaghilev à un compositeur espagnol donna naissance à un grand chef-d'oeuvre: Le Tricorne de Manuel de Falla.
Harry Halbreich