Diana Damrau, Jonas Kaufmann et Helmut Deutsch brodent un Colloque sentimental autour de Mahler et Strauss

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Détrompez-vous : ni Richard Strauss ni Gustav Mahler n’ont écrit le moindre lied sur ce texte tellement mélodieux et expressif. Seul un hollandais inconnu, Rudolf Mengelberg, neveu du célèbre chef Wilhelm, a mis en musique la version allemande de ce poème iconique de la langue française qui a inspiré une quarantaine de compositeurs dont un génial Debussy. Coquetteries, reproches, jalousies, affres, émois amoureux et autres caprices de Cupidon seront le fil conducteur d’un ravissant programme que les trois artistes ont agencé comme un dialogue entre deux personnages aux contours tantôt tranchants, tantôt empreints de la plus absolue délicatesse. Ce genre de récital à trois, comme un dialogue imaginaire, est souvent choisi pour présenter l’Italienisches Liederbuch de Hugo Wolf, qui s’y prête à merveille. Les trois complices de la soirée ont ainsi présenté souvent de cycle de Lieder même si la première idée appartient probablement au légendaire trio composé de Irmgard Seefried, Anton Dermota et Erik Werba. On a pu constater à quel point les textes du Strauss allemand conviennent à merveille à ce jeu : dans Die Georgin, troisième Lied de la soirée, le texte de Hermann von Gilm dit : « L’amour s’approprie de mon cœur. Soir ou matin, c’est le même ravissement et la même douleur ». Ces mots sont la définition parfaite de ce que ces trois merveilleux artistes nous ont servi dans cet espèce d’écrin argenté et miroitant qui est le Palau de la Mùsica à Barcelone. Quant à Mahler, l’intensité émotive qui transmettent ses Lieder lorsque de grands artistes s’y frottent est telle qu’ils vont nous bouleverser sans entrave. 

On a pu lire assez souvent des critiques mettant en cause l’état vocal actuel de Jonas Kaufmann. À mon humble avis, très peu d’artistes sont ainsi capables de ciseler chaque mot, chaque phrase, chaque nuance ou accent pour nous transporter d’emblée dans un univers absolument personnel comme le fait ce grand ténor bavarois. Il peut certes saisir ici ou là un son qui va sembler négligé à l’attaque, mais ce ne sera jamais anodin car il y a toujours une intention expressive qui fera vivre et s’envoler chaque mot ; chaque syllabe sera empreinte de sens et de ferveur. Je ne vois pas un meilleur exemple d’idéalisme en matière d’art vocal, y compris l’art de dire les textes mis en musique. Et s’il était victime d’une quelconque gêne vocale, il aurait pu choisir des tonalités moins exigeantes, alors qu’il a gardé sans exception celles publiées originellement par Strauss, se promenant souvent par des aigus brillants et parfaitement assurés, comme dans Heimliche Aufforderung ou Cäcilie.  Sa partenaire, Diana Damrau était manifestement gênée par une toux persistante et importune. Dans de telles circonstances, atteindre le niveau d’excellence qu’elle nous a servi dépasse largement l’exploit pour s’approcher du miracle. Car une sorte d’état de grâce, un bonheur de chanter la traversait dès que la voix prenait son essor, comme si elle entrait en transe et que les difficultés respiratoires disparaissaient au bénéfice de ce « duende » dont parlait García- Lorca… Mais ce qui reste, en définitive, c’est son esprit de recherche interprétative car l’apparente facilité et la spontanéité de son chant cachent mal un travail approfondi de recherche du caractère de chaque phrase, de chaque atmosphère ou nuance poétique. Sa voix trouve actuellement des résonances assez lyriques, mais elle garde toujours cet art de l’agilité qui lui a permis de nous offrir un inoubliable Amor pour clore la première partie de la soirée. Sans oublier l’extase contemplative dans Allerseelen ou Morgen Que dire du grand Helmut Deutsch, sur qui l’âge ne semble pas réussir à mordre dans ses facultés : c’est extrêmement savant, mûr et réfléchi et sa maîtrise de la sonorité pianistique est tout simplement parfaite. Mais on est aussi impressionné par la précision irréprochable de son exécution : pas un seul trait incertain, pas un seul accord où chaque note ne trouve exactement la densité et la tension voulues. Du tout grand art !

Le seul point noir de la soirée a été l’attitude d’une petite partie du public, manifestement ignorante des codes de respect inhérents à un « Liederabend ». Des toux à répétition, des bancs qui cognent au milieu du pianissimo le plus exquis, des téléphones intempestifs à répétition malgré les prières gestuelles et parlées de Kaufmann. À un certain moment, il a dû interrompre son chant, tellement la sonnerie d’un GSM empêchait toute concentration ou écoute. Je crains que le Palau doive bientôt confisquer les portables, comme dans les lycées… Profondément lamentable !

Barcelona, Palau de la Mùsica Catalana, le 8 avril 2025

Xavier Rivera 

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