Difficile de mieux présenter Salieri !
Antonio SALIERI (1750-1825)
Les Danaïdes
J. van Wanroij (Hypermnestre), Ph. Talbot (Lyncée), T. Christoyannis (Danaüs), K. Velletaz (Plancippe), Th. Dolié (Pélagus, 3 officiers), Chantres du Centre de musique baroque de Versailles, Les Talens Lyriques, dir.: Christophe ROUSSET.
2015-Livre-disque 2 CD-72' 28'' et 35' 58''-textes de présentation en français et en anglais-chanté en français-Palazzetto Bru Zane-Centre de musique romantique française-Ediciones Singulares ES 1019
Cet opéra de Salieri a une histoire étrange : destiné à Gluck par Calzabigi, le livret fut traduit en français puis sa mise en musique confiée à Salieri par son maître Gluck, qui ne se remettait pas de l'échec parisien de son dernier opéra, Echo et Narcisse (1779). Pour aider le jeune musicien, il se déclara l'auteur de l'oeuvre, et n'avoua la mystification qu'un peu après le succès de la création (1784) : Salieri était lancé à Paris. La mise en scène soignée, les décors, costumes et ballets somptueux, l'intrigue tragique à souhait, tout avait concouru au succès : ce n'est pas tous les jours que l'on voit cinquante femmes assassiner cinquante hommes sur scène ! Aujourd'hui encore, et après l'inévitable éclipse, ces Danaïdes restent l'opéra le plus connu de Salieri. Il en existait quatre enregistrements, dont deux avec Montserrat Caballé , et un, plus récent, par Michael Hofstetter, avec Sophie Marin-Degor (Oehms). Le jeune Berlioz s'était senti enthousiasmé par cet opéra, comme il le rappela dans un article cité dans la notice de présentation. Le biographe de Berlioz, David Cairns, s'en étonne, assénant tout raide : "du Gluck, le génie en moins". Ce n'est pas tout à fait faux. L'oeuvre est belle sans égaler les productions parisiennes du Chevalier. Il lui manque l'invention mélodique étonnante de celui-ci et, surtout, cette intensité du sentiment, que son maître possédait au plus haut point. Peu importe alors que la trame soit brutale, les choeurs, violents, les récitatifs, tendus à l'extrême ou l'écroulement final du palais de Danaüs, bruyant, si l'action ne touche pas le coeur de l'auditeur. L'interprétation n'est nullement en cause. Dès l'ouverture, on est accueilli par un orchestre plein d'alacrité aux jolis soli de vents. Un tempo vif et un beau souci de la ligne caractériseront la direction du toujours impeccable Christophe Rousset, et ce tout au long de cette réalisation. Impressionnante aussi, l'interprétation des choeurs, rompus à ce répertoire, et qui frappe tout de suite (chef : Olivier Schneebeli). Les solistes sont tous bien choisis, pour leur voix bien sûr, mais, en outre, pour leur articulation de la langue française. C'est là où le bât blessait dans la version concurrente de Hofstetter (lequel Hofstetter prête ici la partition réalisée), où l'accent germanique trahissait tous les chanteurs hormis l'Hypermnestre de Sophie Marin-Degor. Bravo à la Néerlandaise Judith van Wanroij : ses deux grandes scènes (le pré-berliozien finale de l'acte II, tout le début de l'acte IV, ou l'air du V "Père barbare, arrache-moi la vie", très inspiré), ainsi que ses nombreux duos témoignent d'un art dramatique consommé, allié à un timbre très pur, et qui jamais ne force. Son fiancé, Lyncée, ténor un peu précieux dans la version Oehms (Christoph Genz) est ici (Philippe Talbot) d'une musicalité admirable mais ferme ("Rends moi ton coeur, ta confiance"). Quant au père des cinquante Danaïdes, Tassis Christoyannis ne se limite pas à tonner sa vengeance, mais étoffe son personnage par un aspect cauteleux qui le rend plus abject encore. Distribution de haut vol donc pour une réussite magistrale. Comme tous les livres-disques du Palazzetto Bru Zane, la présentation formelle est superbe, et les textes introductifs, fouillés, documentés, parfaits.
Bruno Peeters
Son 10 - Livret 10 - Répertoire 8 - Interprétation 10