Dossier Schumann (III) : les lieder

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Crescendo Magazine poursuit la reprise du dossier consacré à Robert Schumann. Cet article de Claude Jottrand avait été publié dans le cadre d'un numéro spécial consacré au compositeur allemand.

Plus qu’aucun autre compositeur romantique, Robert Schumann, avant d’être pianiste et musicien, est un lettré (on dirait aujourd’hui un intellectuel), doté d’une solide culture classique. Cette formation, il la doit à son père, libraire dans la petite ville de Zwickau, qui lui inculqua très tôt le goût des lettres et lui donna librement accès, dans les rayons bien garnis du commerce familial, aux chefs-d’œuvre de la littérature allemande, classique et moderne. C’est ainsi que dès l’adolescence, Schumann se prit de passion pour l’écrivain Jean-Paul Richter (1763-1821), et ses textes au romantisme exacerbé. On trouve dans l’œuvre de Richter bien des caractéristiques de celle de Schumann: les brusques changements d’humeur, la présentation de la pensée sous une forme fragmentée, inachevée -l’imagination du lecteur ou de l’auditeur complétant la proposition de l’auteur- le caractère romanesque, le désespoir que provoque la confrontation du rêve idéal à la réalité, mais aussi un humour subtil et distancié, un optimisme ironique.  C’est également dans un roman de Richter, Die Flegeljahre, qu’on trouve les personnages des frères Walt et Vult, l’un rêveur et l’autre fougueux, amoureux tous les deux de la même Wina; au cours de la fête polonaise, ils empruntent chacun le masque de l’autre pour savoir lequel des deux la jeune fille préfère. L’éconduit quitte la maison et laisse la place à son frère qui entend son chant nostalgique sans comprendre. Bien des thèmes schumanniens se trouvent ici réunis: les deux frères antagonistes, futurs Eusébius et Florestan, opposés par leur tempérament mais unis par le sang, double visage d’une même âme; les masques et le carnaval qui inspireront non seulement les Papillons op.2, l’opus 9 et l’opus 26, mais aussi les Danses des compagnons de David (op.6), l’Humoresque op.20 ou les Intermezzi op.4, le dépit amoureux, grand thème central du romantisme allemand traité à l’infini dans les Lieder. On pourrait y ajouter le sens terrifiant de l’éclat factice d’une fête, son agitation vaine, symbole de l’impossibilité d’une vraie rencontre entre les êtres.

A 16 ans, Schumann est profondément marqué par deux deuils successifs: sa sœur aînée meurt par noyade, et il perd son père. Ce choc épouvantable provoque l’altération de son équilibre mental et la mélancolie profonde dont il devait souffrir tout au long de sa vie. Il quitte alors sa maison natale pour s’installer en élève pensionnaire chez Wieck à Leipzig. Il connaîtra encore de nombreux désastres autour de lui: il perdra deux frères, un ami intime, sa mère et ne trouvera de réconfort que dans le contact de Clara, la fille de son professeur, de huit ans sa cadette, alors encore une enfant. C’est de cette époque (1827-28) que datent les tout premiers Lieder, qui ne furent publiés qu’après la mort du compositeur.

Schumann consacre ensuite au piano ses premiers essais d’écriture un peu élaborés, et atteint très rapidement, en quelques années, une remarquable maîtrise de son art, dont témoignent ses 23 premiers numéros d’opus. Parallèlement, sa personnalité se précise, sa formation intellectuelle se poursuit. Il s’essaie à la littérature, tient une revue musicale de haut niveau, fréquente les poètes de son temps.

C’est en 1840, alors que sa relation avec Clara s’est muée en un amour profond et mutuel, mais encore contrarié par le père Wieck, que Schumann se remet à écrire des Lieder. Et il le fait avec une passion, un dynamisme, une verve tout à fait extraordinaire; on verra ainsi fleurir pas moins de 140 Lieder en moins d’un an, parmi lesquels des cycles complets de chefs-d’œuvre.

Premières œuvres de l’année 1840, le Liederkreis op. 24 (huit poèmes d’Heinrich Heine, un poète avec lequel Schumann est en réelle communion et qui lui permettra de réaliser ses plus grandes réussites) et le recueil Myrten op.25 (26 poèmes d’auteurs divers, parmi lesquels Burns, Rückert, Goethe et Heine) semblent encore influencés par Beethoven et Schubert. C’est Beethoven, en effet, qui avait composé en 1815-16 An die Ferne Geliebte, le premier cycle de Lieder de l’histoire de la musique, sur des textes qui ne pouvaient laisser l’amoureux Schumann indifférent, tant ils évoquaient Clara. La référence à Schubert, pour lequel Schumann avait une admiration très profonde, était tout aussi inévitable; ce compositeur tenait, déjà à l’époque, une place importante dans le monde du Lied. Mais très vite, un style propre se dessine, et dès les deux cycles suivants, Schumann est pleinement lui-même, avec une énergie créatrice, une personnalité et un talent qui emportent tout sur leur passage. Ainsi naissent probablement ses deux plus grands chefs d’œuvre dans ce genre, le Liederkreis op.39 sur des textes d’Eichendorff et le Dichterliebe op.48, sur des textes de Heine. Ces deux cycles, appelés à une postérité considérable, sont remarquables non seulement par leur exceptionnelle intensité poétique, mais aussi par la fusion parfaite entre texte et musique, et par une pénétration psychologique très forte du compositeur au sein même de l’œuvre poétique.

La même année, poursuivant sur la même voie, Schumann produit encore les Lieder und Gesänge opus 27, et explore la veine héroïque avec l’opus 49 (dont le célèbre Die beide Grenadieren, où il reprend le thème de la Marseillaise). Il s’arrête alors quelques mois, mais c’est pour reprendre de plus belle au cours de l’été. En juillet il compose un troisième cycle important. Est-ce sa passion pour Clara qui lui fait remarquer les textes que Chamisso consacre à la vie et l’amour d’une femme? Poésies simples et émouvantes, plus lyriques que celles de Heine, les textes du Frauenliebe und Leben (op.42) sont transcendés par la musique de Schumann. La partie de piano, à nouveau, est remarquablement développée et constitue bien plus qu’un accompagnement de la voix. En août, il compose un petit cycle de six mélodies sur des textes de Reinick (op.36), un autre sur des textes de Justinus Kerner (op.35), qui contient lui aussi quelques merveilles, et encore l’opus 30 et l’opus 37, cette fois sur des textes de Rückert. Détail émouvant, trois des douze Lieder de l’opus 37 sont de la main de Clara, qui en plus d’être une des meilleure virtuose de son temps est également compositrice.

Après cette exceptionnelle effloraison de l’année 1840, Schumann délaisse le genre pendant quelques années; cinq Lieder (op.51) en 1842, trois seulement en 1847 (op.64), et il faut attendre 1849 pour qu’une nouvelle salve importante voie le jour. Entre-temps, il a tâté de l’écriture orchestrale, produit ses meilleures œuvres de musique de chambre et s’est aussi essayé à des formes plus vastes. Cette fois il va explorer l’écriture à voix multiples, avec un premier recueil de Spanische Liederspiele (op.74 sur des textes de Giebel) qui mélange les solos, duos trios et quatuors, bientôt suivi d’un second d’inspiration identique, intitulé Spanische Liebeslieder (op.138). L’Espagne évoquée ici est une Espagne de convention, une concession à la mode exotique de l’époque. Autre recueil important de cette année 1849, mais qui ne constitue pas un cycle, le Liederalbum für die Jugend op.79 est en quelque sorte le pendant pour la voix du célèbre Album pour la jeunesse op.68 que Schumann avait consacré au piano en 1848. Il présente par ordre de difficulté progressive 28 pièces sur des textes d’auteurs divers, avec en aboutissement le Mignon de Goethe, dont on célébrait cette année-là le centenaire. Egalement inspirés par Goethe et son Wilhem Meister, les Lieder und Gesänge op.98a, explorent une veine sombre et tragique que Schumann traite avec grande poésie, pudeur et retenue. 

En 1850 et encore en 1851, il se remettra à composer des Lieder: un petit cycle de six pièces sur des poèmes de von der Neun (op.89), une vaste ballade sur un texte de Schiller (Der Handschuh op.87), puis Schumann se penche sur des textes du poète Nikolaus Lenau, alors interné pour désordres mentaux. Il en tire un cycle intime de toute beauté (op.90); croyant Lenau déjà mort, il y ajoute un Requiem (op.90a) sur un texte latin. Au même poète, mais cette fois dans la veine héroïque, il consacre l’année suivante son opus 117. On trouve encore dans la production de l’année 1852 deux Ballades op.122, les recueils opus 139  et 142 sur des textes d’auteurs variés, et surtout les Maria Stuart Lieder, op.135, des lettres de la Reine d’Ecosse attendant la mort, mises en musique avec une rare intensité dramatique, sa dernière page consacrée au lied.

Eric Sams, le grand spécialiste anglo-saxon des Lieder de Schumann, voit dans l’évolution de la relation entre Robert et Clara la trame qui permet de comprendre le choix des textes que le compositeur va mettre en musique.  De manière générale, on peut affirmer que les choix de Schumann sont plus heureux que ceux de Schubert, par exemple, et qu’ils se portent sur des textes denses, profondément marqués par le romantisme. Le sentiment de la nature y est bien sûr très présent, comme le sentiment amoureux, l’un en résonance avec l’autre, mais on y trouve aussi une dimension mystique, une présence marquée de la mort, ainsi qu’une dimension héroïque. Schumann traite généralement un seul poète à la fois, et l’idée de cycle s’impose rapidement à lui.

A la question centrale des apports respectifs du texte et de la musique dans le Lied, Schumann apporte une réponse ambiguë. Sa musique purement instrumentale est aussi poétique que ses Lieder, au moins dans les premières années. Le texte ne lui est pas nécessaire pour créer une atmosphère; en revanche, il excelle à réaliser l’adéquation parfaite entre texte et musique par une adhésion personnelle totale aux poèmes qu’il choisit. En introduisant les textes dans ses œuvres, il rend en quelque sorte plus explicites les sources de son inspiration, mais il ne les modifie pas. Et si lui-même, dans ses écrits, a toujours considéré que sa musique vocale venait en quelque sorte au second plan, par rapport aux œuvres sans parole, c’est sans doute par ambition, puisque les règles de l’époque plaçaient en avant la musique abstraite, les grandes formes et les grands effectifs. Force est de constater pourtant, avec le recul, que la forme brève lui convient particulièrement bien, lui qui excelle à créer en quelques mesures à peine des climats poétiques variés auxquels il n’apporte pas de véritable développement. Les choses sont suggérées, établies pour disparaître aussitôt, sans pesanteur ni redondance. C’est le règne de l’éphémère et de l’impalpable, si bien décrit par Vladimir Jankélévitch dans les pages qu’il a consacrées à Schumann.

Ses cycles sont plus courts que ceux de Schubert, mais aussi plus homogènes, avec des rappels thématiques fréquents, et une place plus grande accordée du piano. Celui-ci se voit confié des parties importantes au début ou à la fin de chaque lied, et c’est généralement au piano qu’il appartient d’établir les liens thématiques qui apportent à chaque cycle sa cohésion interne. Sur le plan musical, les Lieder de Schumann font preuve de plus d’audace harmonique, de plus de fantaisie et de caractère que ceux de Schubert. L’inspiration populaire y est moins présente, c’est une musique plus difficile d’accès, plus complexe, notamment rythmiquement; on retiendra aussi la présence de nombreux éléments descriptifs mis en musique de façon très imagée. Schumann est toujours sincère dans l’expression de ses sentiments, qui sont traités à fleur de peau, comme des blessures ouvertes qu'avive le moindre effleurement. On peut aussi dire que Schumann constitue le chaînon central entre Schubert et Wolf, qui traitera partiellement les mêmes textes une cinquantaine d’années plus tard, explorant plus avant, notamment avec l’introduction du chromatisme mais en maintenant le caractère fragmenté du discours, les pistes musicales tracées par Schumann.

Claude Jottrand

Dossier Schumann (I) : le symphoniste

https://www.crescendo-magazine.be/dossier-schumann-ii-la-musique-de-chambre/

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