Dossier Schumann (II) : la musique de chambre

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Suite du dossier Schumann avec un article que Bernard Postiau avait consacré à sa musique de chambre. 

La nécessité du renouveau

Que n’a-t-on pas écrit sur la musique de Schumann! Une opinion fortement ancrée dans les esprits de ses contemporains, et jusqu’à aujourd’hui, veut que le compositeur de Manfred n’ait écrit de bonne musique que pianistique. Certains, et non des moindres, allèrent jusqu’à attribuer à la folie les "faiblesses" des oeuvres postérieures à l’opus 50! La folie de Schumann fut bien réelle, mais elle n’entrava son activité créatrice que dans les ultimes mois, à Endenich où il était interné. Encore n’a-t-il jamais écrit de musique sous l’emprise de la folie. Si certaines traces de "folie" sont présentes dans sa musique, elles sont le fruit d’une décision personnelle, prise par un esprit lucide: faire entrer l’auditeur dans l’univers de ses crises. 

Que ce soit dans l’ouverture de Manfred ou dans le 3e Trio, par exemple, les traces de folie qu’on y trouve sont une sorte d’illustration sonore de cet état psychique spécifiquement voulu par un Schumann en pleine possession de ses moyens lors de leur rédaction. Il suffit d’ailleurs de regarder, à l’intérieur même de ces "pièces à conviction" la structure impeccable, les innovations hardies et géniales, la maîtrise absolue d’un art arrivé à sa pleine maturité, pour saisir l’inanité de ces préjugés.

Quoi qu’il en soit, il y a généralement une incompréhension totale quant à la décision de Schumann d’abandonner, peu après son opus 20, sa fameuse Humoresque, l’écriture pianistique pour se consacrer à d’autres domaines de composition, à commencer par le lied. Celui-ci sera son moyen d’expression privilégié et quasi exclusif de l’année 1840: près de 200 mélodies qui renouvelleront le genre, orienteront son évolution et ouvriront toutes grandes les portes à Brahms et Wolf. 

Se dépasser en permanence

Il faut s’arrêter un instant sur cette volonté d’"abandonner", au moins temporairement, l’écriture pianistique, car elle explique la démarche que Schumann fera sienne quand il abordera la musique de chambre. 

Schumann fut un créateur d’une intelligence et d’une curiosité exceptionnelles ainsi que, surtout, l’un des esprits les plus cultivés de son époque. Sa connaissance intime des auteurs grecs et allemands, de la philosophie, est suffisamment rare pour être relevée. Il caresse tout d’abord l’espoir de se faire aussi poète mais, suffisamment critique quant à ses propres compétences, il a la sagesse de s’en tenir à la composition. Pourtant, ses nombreux articles de critique, d’une rare perspicacité, son activité de "patron" de la revue Neue Zeitschrift für Musik, sont autant de signes d’une ambition littéraire à laquelle il ne renonça jamais totalement. Cette volonté de tout connaître, de tout appréhender de l’actualité culturelle, cette conviction intime, aussi, d’avoir une responsabilité prédominante dans la construction de cet esprit "romantique allemand" qui touche à tous les arts, impliquent aussi de se dépasser en permanence, de s’imposer des défis, d’élargir ses horizons. Comment celui qui veut s’imposer comme un chef de file de la nouvelle génération pourrait-il se contenter de l’horizon relativement restreint du piano? Ne perdons jamais de vue que Schumann est un esprit angoissé, qui refuse toute facilité. Et il saisit d’emblée le danger de se cantonner dans la rédaction de pièces purement pianistiques, une fois explorées toutes les ressources du clavier: celui de la répétition stérile. 

Prudent, il n’affrontera d'autres somaines que fin prêt, après de nombreuses étapes intermédiaires. Et ce parcours passe par l’étape du lied.

Après celle-ci, son exploration systématique des domaines de créativité musicale l’amène très naturellement à la Symphonie en 1841 avec son opus 38 puis, enfin, à la musique de chambre avec son opus 44, le fameux Quintette avec piano. Ce seront ensuite la musique de scène, les grandes fresques profanes et religieuses, à partir de 1843.

Explorateur de la sonorité

Il a souvent été dit que Schumann, si nouveau, si frais et original dans sa musique pour piano, s’était "embourgeoisé" ailleurs. Il est clair que c’est dans l’écriture pour piano qu'il se meut avec le plus d’évidence, de naturel et de facilité. Alors que, de son propre aveu, l’écriture pianistique ne représente aucun effort de sa part, ses incursions dans d’autres domaines seront autant de luttes acharnées, encore que très courtes: à quelques rares exceptions près, chaque partition sera toujours achevée en un temps record, rarement plus de quelques jours ou quelques semaines. Rien de beethovénien donc, chez Schumann! Que ce soit dans ses Symphonies, son Quintette ou ses Trios, il ne s’y exprimera toutefois jamais avec la même légèreté, la même économie, le même impact instantané que dans les Kreisleriana ou la Fantaisie. Toujours prédominera la sensation de quelque chose d’extrêmement construit, voire même de touffu et de compact, d’où n’émergeront parfois qu’avec difficulté les grandes lignes mélodiques. Cela est vrai, mais est-ce nécessairement un signe de faiblesse? Je ne le pense pas. Schumann a toujours voulu être un novateur, à la pointe de la modernité et, à ce titre, il a toujours été un "explorateur de la sonorité". Sa conscience de vivre à une époque de profonde transformation de l’esthétique artistique, il l’a eue avant tout autre et son rôle fut, avant tout, celui d’un défricheur qui rendit possible l’épanouissement symphonique de Brahms, Bruckner et Mahler, la richesse instrumentale des Quintettes, Quatuors, Trios et Sonates du même Brahms, Dvorak, Max Reger, jusqu’à Schoenberg. Il fut l’indispensable maillon qui, le premier, sentit l’impasse probable dans laquelle s’étaient engouffrés les musiciens après l’aspect "définitif" des Symphonies, Sonates et Quatuors, de la Missa solemnis de Beethoven, des Lieder de Schubert, de l’écriture contrapuntique de Bach. 

Oui, ces fameuses "Nouvelles voies", titre de l’article fameux par lequel Schumann consacrera le nouveau génie, celui de Brahms, il faut tout d’abord en attribuer la paternité, et avec bien plus de justification, à Schumann lui-même. 

Si 1840 fut l’année du lied, 1841 fut celle de la Symphonie, tandis que 1842 fut majoritairement consacrée à la musique de chambre. Que Schumann ait choisi ce moment pour se lancer dans cette voie, il le doit peut-être à différents événements contemporains: Mendelssohn vient de terminer ses Quatuors opus 44 et Liszt, dans une lettre pleine d’esprit visionnaire, suggère vivement à Schumann de s’engager à présent dans la composition de Trios et de Quintettes. A vrai dire, la musique de chambre ne lui est pas tout à fait étrangère. Dès 1829, il s’était risqué à un premier Quatuor avec piano, essai dont il ne fut jamais satisfait malgré une tentative d’amélioration en 1830. A l’écoute de cette page, on est surtout saisi par son étonnante maturité. Bien sûr, la fougue toute juvénile du premier mouvement ne peut cacher son inexpérience et il se perd assez souvent dans ces treize minutes où il semble ne pas trouver la porte de sortie. Le Scherzo, placé en deuxième position, plein de bizarreries, trahit l’influence de Beethoven. Les choses sérieuses commencent avec l’Andante qui s’ouvre sur un magnifique solo d’alto qui expose d’emblée le matériau thématique du mouvement. Moment majeur de l’oeuvre (il en sera souvent de même du mouvement lent dans les oeuvres ultérieures), il séduit par le remarquable équilibre qu’il trouve entre les quatre instruments et par sa capacité à les faire communier avec le plus grand naturel. L’Allegro giusto final présente la particularité de préfigurer les Fantasiestücke et les Märchen futurs mais aussi de se souvenir de Schubert. Retrouvée en 1974, la partition autographe est restée longtemps inexploitée -jusqu’à sa publication en 1979- en raison des nombreuses erreurs qui l’émaillent. Cette oeuvre attachante vient d’être enregistrée par le trio Parnassus (voir nos pages discographiques). 

Les trois Quatuors à Cordes

L’idée des trois quatuors à cordes remonte à 1838. Mais, devant les réticences de Clara -sont-elles dues, comme elle l’écrit, à ses doutes quant à la capacité de son mari d’écrire pareille musique ou à sa jalousie de ne plus être la première interprète de la musique de son époux?…- il abandonnera le projet. Ce n’est qu’en 1842 qu’il s’y engage pour de bon, affrontant trois nouvelles oeuvres à la fois. Qu’il ait choisi pour son entrée dans ce monde la forme, redoutable entre toutes, du Quatuor à cordes, ne doit pas surprendre: c’est le genre "noble" par excellence, le plus exigeant, et Schumann est pressé d’y prouver sa valeur, d’autant plus que Mendelssohn, nous l’avons vu, vient de terminer sa propre trilogie. Il écrit très rapidement, à tel point que cette fièvre compositionnelle lui fera également terminer, dans la foulée, son Quintette avec piano opus 44 et son Quatuor avec piano opus 47. C’est d’ailleurs conjointement que seront créés le Premier Quatuor à Cordes et le Quintette à Leipzig le 8 janvier 1843. La première audition privée de la trilogie se tient le 29 septembre 1842 en présence de Mendelssohn, leur dédicataire. L’enthousiasme que soulève chez ce dernier leur écoute apporte joie et réconfort à Schumann qui, par reconnaissance, tiendra à ce que leur édition paraisse le jour anniversaire du maître, le 3 février 1843, assortie d’une dédicace pleine de reconnaissance. Malgré leur allure austère et leur caractère visionnaire qui annoncent déjà... Gabriel Fauré dans son propre Quatuor opus 121, Clara se déclare également enchantée. La compréhension, l’enthousiasme que Schumann rencontre à cette occasion le pousse à vouloir apprendre encore, ainsi qu’il le déclare sans ambage à Ferdinand David, violon solo et Konzertmeister du Gewandhaus de Leipzig. Le trait le plus marquant de ce triptyque est le lien intime qui unit ses différentes parties. L’ajout, en dernière minute, de la longue et belle introduction lente du Premier Quatuor, présenté comme un frontispice à l’ensemble, corrobore cette impression. L’économie qui préside à la rédaction de ces chefs-d’oeuvre explique peut-être le peu de commentaires que ceux-ci susciteront sous la plume d’autres compositeurs, Mendelssohn et Tchaikovski exceptés. Citons le compositeur russe: "[dans] le célèbre Quatuor en la mineur [le 1er] de Schumann [...], du début à la fin, le grand musicien égrène devant les auditeurs les perles inappréciables de son merveilleux don mélodique et de son harmonisation somptueuse, toujours neuve et belle". 

A la concentration du premier quatuor, le second apporte une détente, comme une sorte de mouvement médian d’une gigantesque partition tripartite découpée en trois fois quatre mouvements. Le caractère viennois et très dansant du premier mouvement y contribue beaucoup. Le dernier, lui, exploite les acquis des deux précédents et semble se développer avec beaucoup plus d’aisance. Le romantisme transpire de toutes parts, que ce soit dans l’introduction -andante espressivo- d’une simplicité désarmante, ou dans l’assai agitato à variations du finale, exubérant et souvent considéré, à tort, comme maladroit. 

Le Quintette et le Quatuor avec piano

Avec le Quintette avec piano opus 44, nous abordons une oeuvre monumentale, prévue pour et créée officiellement par Clara. De nos jours, il reste, de loin, la plus aimée et la plus connue des oeuvres de musique de chambre de Schumann, écrit en un temps record de sept jours, pas un de plus. Parfois considéré par ses détracteurs comme un Concerto pour piano et Quatuor à cordes, tant la partie pianistique y est importante, le quintette renforce encore son aspect symphonique par ses accents martiaux et héroïques, parfois funèbres, qui se souviennent de l’opus 55 et de l’Empereur beethovéniens. Plus que jamais, Schumann y donne l’impression de vouloir créer une musique totalement neuve, que ce soit par les proportions hors du commun de la partition elle-même, par son ampleur sonore ou par la façon dont, dans le dernier mouvement, il fait littéralement exploser la forme sonate: entièrement durchkomponiert, sans reprise ni réexposition, il dépasse le cadre strictement chambriste, dépasse Beethoven même par son ambition et ses audaces. Et quelle audace aussi de construire de façon magistrale le troisième mouvement, le célèbre Scherzo, sur base de simples gammes! C’est l’une des pages les plus saisissantes et irrésistibles de son auteur.

L’opus 47, son seul Quatuor avec piano (si l’on excepte son essai de 1829), paraît souffrir du voisinage de son grand frère. Il est souvent regardé comme plus terne en raison du registre grave dans lequel se trouvent confinées les cordes. Pourtant, cette autre partition extraordinaire se révèle plus visionnaire encore que son aînée et c’est bien souvent Brahms et Fauré qui se profilent derrière ces accents sombres et passionnés. Le coeur de l’oeuvre réside cependant dans le très chantant Andante cantabile: un exemple de ce que le romantisme peut offrir de plus achevé.

C’est une fois encore Mendelssohn qui lui inspire son oeuvre suivante: son Premier Trio, dont l’idée lui vient après l’écoute de l’opus 49 de l’aîné vénéré. Pourtant, ce projet n’aboutira pas vraiment: il se résumera à quatre mouvements assez courts et surtout disparates, plusieurs fois remaniés, créés fugitivement avant de quitter Leipzig, remisés puis finalement publiés sous le numéro 88 et intitulés Phantasiestücke. Nous y reviendrons. 

L’Andante et variations pour deux pianos, deux violoncelles et cor opus 46, composé dans les premiers mois de 1843 clôture cette première phase chambriste et constitue l’une des partitions les plus libres, étonnantes et méconnues du compositeur, plus à la recherche de nouvelles sonorités que jamais. Indécis quant à sa valeur, Schumann se laissera convaincre par Mendelssohn de le réécrire à destination d’une formation plus classique, à savoir une réduction pour deux pianos. Oeuvre nocturne, du moins dans sa première version où les deux violoncelles et le cor n’apparaissent sérieusement qu’à partir de la quatrième variation, il continue de partager les opinions quant à sa valeur réelle. 

Les Trios avec piano

Après un silence de plus de quatre ans en matière de musique de chambre, après, aussi, une longue période de vide créatif, le véritable Premier Trio avec piano est couché sur le papier en une petite quinzaine de jours, du 3 au 16 juin 1847, et suit de quelques mois le Trio opus 17 de Clara. Pièce charnière par excellence, elle est le témoin de la difficile acquisition de l’indépendance vis-à-vis de l’influence de Mendelssohn. Comme l’écrit joliment Brigitte François-Sappey, "l’opus 63 schumannien est à la fois l’oeuvre-phare de l’allégeance [...] et le moment de l’envol souverain".

Passionné, plein de flamme, le premier mouvement apparaît comme un vaisseau soumis aux caprices de la mer, ballotté par les flux et reflux d’un océan en furie. Le même matériau thématique est utilisé dans la deuxième partie, notée "vif, mais pas trop rapide": une page fantasmagorique et presque hargneuse. Après cette agitation, le mouvement lent, véritable oasis de paix suspendue dans le temps, est l’un des plus beaux de Schumann: la mélodie, les contre-chants, sont d’une pureté extraordinaire, romantique à souhait, et semblent entamer un dialogue intérieur. La dernière partie, "Mit Feuer", se souvient par endroits de la thématique des deux premières. Vive et affirmée, elle se singularise par l’apparition subite et fugitive d’une autre mélodie, fragile et délicate, offrant un total contraste avec le ton général du mouvement. 

Entamé quelques mois plus tard, en septembre, mais terminé en avril 1849 seulement, le 2e Trio opus 80 prolonge le premier mais apparaît globalement plus "féminin", ne serait-ce que par la plus grande délicatesse de ses thèmes. On y trouve plusieurs exemples de cette écriture cryptée que Schumann affectionnera de plus en plus avec les années. Par exemple, le premier mouvement cite le lied Intermezzo opus 39 n° 2 sur un poème d’Eichendorff, que l’on peut voir comme un hommage à Clara, ce que confirme d’ailleurs la tonalité d’ut majeur, "la tonalité de Clara". C’est une fois encore la deuxième partie qui constitue le point culminant de l’oeuvre, où les trois instruments communient comme rarement. Le troisième mouvement, par son balancement syncopé, désabusé tout d’abord, puis de plus en plus inquiet, semble sonder une âme torturée, ce que laisse suggérer son titre "Avec une expression intime". Le finale revient à davantage d’optimisme et termine la partition sur un ton presque badin.

La troisième période créatrice

Le pont fourni par les deux phases d’écriture du deuxième trio nous mène à l’année 1849, cette troisième période créatrice très différente des deux précédentes. Celle-ci, en effet, sera marquée par l’abandon de la grande forme et l’apparition de morceaux davantage dans l’esprit de la "Fantaisie".  

Ce sont tout d’abord les trois Fantasiestücke opus 73 en février, prévues tout d’abord pour clarinette et piano, mais souvent interprétées au violon ou même au violoncelle. Merveilleusement chantantes, elles apparaissent comme des "romances sans paroles" dont le but premier est de charmer l’auditeur. Les citations sont nombreuses, puisées dans le Liederkreis opus 24 et les Kerner-Lieder opus 35.

Vient ensuite l’Adagio et allegro opus 70, écrit en une seule journée, celle du 14 février. Sa tonalité de la bémol majeur, associée à la tendresse amoureuse par les Romantiques, indique, si nécessaire, le caractère tendre et rêveur de l’Adagio. L’Allegro, frais et vif, ménage des zones plus calmes qui rejoignent la plénitude de l’adagio. Prévu pour cor et piano, il est également interprété au violon ou au violoncelle. 

Bien plus connues, les Cinq pièces dans le ton populaire opus 102, écrites du 13 au 15 avril 1849 mais publiées en 1851 seulement, sont le premier essai de Schumann en matière de composition spécifiquement prévue pour le violoncelle. Deux autres pages destinées à cet instrument suivront: le célèbre concerto d’octobre 1850 et les Cinq romances de novembre 1853. Leur création, constamment remise, n’aura finalement lieu qu'après la mort du compositeur, en 1859. Prisées par tous les virtuoses du violoncelle, leur succès actuel est peut-être dû à la simplicité des mélodies, aisées à mémoriser et même entêtantes. Le plus étonnant, pourtant, est sans doute la sophistication des développements, étant donné la brièveté de ces pièces. Comment ne pas fondre aux accents de cette berceuse qui ne porte pas son nom, ce Langsam dont Brahms se souviendra peut-être lorsqu’il écrira son célébrissime Wiegenlied? Seul épisode légèrement assombri, la partie centrale frappe par son incertitude rythmique. Retour à la bonne humeur ensuite avec une marche que vient à peine troubler un trio plus réfléchi. La cinquième pièce, Stark und markiert, ferme avec panache ce délicieux recueil.

Si l’on conserve la stricte chronologie, vient ensuite le fameux Trio n° 0 dont Schumann avait entamé la rédaction dès décembre 1842. Il lui donne sa forme définitive le 26 octobre 1849 en le transformant en une suite de Phantasiestücke qui recevront le numéro d’opus 88. Sans le moindre recours à la Forme Sonate, la première partie – Romanze – se déroule dans une ambiance funèbre. Sans doute la mort de Chopin, que Schumann apprend précisément ce jour-là, n’est-elle pas étrangère à cette tristesse. L’Humoresque qui lui fait suite apporte un peu de joie, mais l’inquiétude persiste. La pièce suivante est appelée Duett et est véritablement un émouvant dialogue entre le violon et le violoncelle. C’est sur un tempo de marche un rien obstinée que s’achève cette oeuvre faite d’éléments un peu disparates mais très attachante néanmoins.

Schumann confie ensuite sa dernière partition de l’année 1849 au hautbois avec les Trois romances opus 94, également jouées au violon, à la clarinette ou au violoncelle. "Cantabile" semble être le maître mot de ces pages magnifiques, expression accomplie du Romantisme le plus pur. Particulièrement ravissante est la partie centrale "Simple, intime". Quant au "Nicht schnell" conclusif, il renvoie au caractère populaire de l’opus 102. 

Düsseldorf

L’installation des Schumann à Düsseldorf en septembre 1850, suivie d’une activité débordante qui voit la composition du Concerto pour violoncelle et de la 3e Symphonie, écarte temporairement Robert de la musique de chambre.

Elle fait sa réapparition en mars 1851 avec les extraordinaires Märchenbilder pour alto et piano opus 113. Comme leur nom l’indique, ces pièces trouvent leur inspiration dans les Märchen, ces vieilles légendes germaniques, manifestation d’un Moyen-Age idéalisé. Davantage que les pièces de l’année 1849, elle témoignent d’une très grande sûreté d’écriture, à la fois plus complexe et plus équilibrée, d’une bien plus grande liberté de ton et d’une originalité constante. La plus réussie de ces miniatures est la plus lente, une berceuse une fois encore, à la fois mélancolique, visionnaire et extraordinairement émouvante, vraie; l’une des pages favorites de l’auteur de ces lignes. Et c’est avec raison que Brigitte François-Sappey peut affirmer à propos de celle-ci que "le compositeur jette bas les masques". A elle seule, elle apporte un cinglant démenti à ceux qui ne verraient dans le Schumann "d’après l’opus 50" qu’un créateur sur le déclin, handicapé par la maladie. 

Ce n’est qu’"ad libitum" que, jusqu’à présent, Schumann avait écrit pour violon et piano. L’occasion d’écrire de "vraies" Sonates pour ces instruments va lui être offerte par la présence à Düsseldorf d’un excellent violoniste et altiste, Joseph von Wasielewski. Coup sur coup, Robert écrit ses deux premières Sonates, les opus 105 et 121, cette dernière est dédiée à Ferdinand David qui lui avait suggéré de longue date d’écrire pour cette combinaison instrumentale. Est-ce par peur de "trop" briller, est-ce plutôt par inclination personnelle; ces deux oeuvres présentent la particularité de confiner le violon dans son registre grave, ce qui a donné lieu à bien des incompréhensions et des tentatives absurdes d’"améliorations", heureusement abandonnées aujourd’hui. Si elles continuent à être moins appréciées que celles de Brahms, par exemple, elles le doivent sans doute beaucoup à leur caractère constamment inquiet. Par contre, c’est peut-être ce climat quelque peu inconfortable qui enthousiasmait tant Ernest Chausson, autre grand angoissé. Même dans leurs épisodes les plus sereins, elles sont parsemées de questionnements, d’hésitations, d’incertitudes. Pourtant, quelle maestria dans ces pièces, celle d’un pur génie: il suffit d’écouter le troisième mouvement de l’opus 105, dans le style d'une Toccata, pour s’en convaincre. 

Comparée à la première, la seconde Sonate a de tout autres ambitions. Par ses dimensions tout d’abord. Aux trois parties assez brèves de la première, il oppose quatre mouvements dont un premier très développé. Par son climat, ensuite, constamment plus héroïque, plus "sérieux", moins intimiste, moins immédiatement émouvant. Surtout, l’allure quasi symphonique et le traitement presque concertant qu’il destine au violon indiquent que Schumann poursuit un double objectif: "occuper le terrain" de la Sonate pour violon et piano que le premier opus avait abordé "en éclaireur" d’une part et, d’autre part, préparer la rédaction d’un véritable Concerto pour violon, ce qui sera chose faite en 1853. 

Entre ces deux pages, le troisième et dernier Trio avec piano, l’opus 110, avait vu le jour entre le 2 et le 9 octobre de cette fructueuse année 1851. Authentique chef-d’oeuvre, il possède néanmoins maintes caractéristiques pour le moins étonnantes. Ainsi en est-il par exemple de ce très curieux passage fugué en pizzicato qui apparaît subitement au centre du premier mouvement comme un corps étranger, où les éléments musicaux arrivent par bribes, qui amène la réexposition et disparaît ensuite comme il est venu. Toute la partition est ainsi émaillée de singulières ruptures du discours. On sera plus réservé sur le caractère un peu forcé du quatrième mouvement, dont l’humour dérisoire se transforme en désespoir. Tout dans cet opus semble témoigner de la lutte courageuse de Schumann contre le mal inexorable qui bientôt le conduira à Endenich, cette folie qu’il tente par endroits de traduire en musique. Pourtant, le second mouvement, triste et résigné, nous montre une fois encore un Schumann au meilleur de lui-même. 

Les derniers mois

Les derniers mois d’activité du compositeur voient l’éclosion d’une dernière série de chefs-d’oeuvre, écrits avec une étonnante facilité. C’est en trois jours qu’il rédige les Quatre Märchenerzählungen ("Récits de contes de fées") pour piano, clarinette et alto opus 132 au début d’octobre 1853. On a parlé d’"image décolorée", d’"obsessions", de "dissolution du thématisme et des carrures", de couleurs "navrées et fragiles", d’"univers déstructuré et statique" (Brigitte François-Sappey). Et il est vrai que la souffrance, cette fois, se fait sentir dans ces pages, certes maîtrisées mais qui, à l’évidence, ont dû coûter bien des efforts à leur auteur. Leur ton désolé, leurs phrases qui se perdent dans le néant en font un peu le Winterreise schumannien. 

Finalement, quelques jours plus tard, les 22 et 23 octobre, il apporte sa contribution à une oeuvre restée unique dans l’histoire de la musique: la célèbre Sonate F.A.E, écrite en collaboration avec Albert Dietrich et Johannes Brahms pour fêter le retour de Joachim à Düsseldorf, le célèbre violoniste dont la devise est Frei aber einsam ("libre mais seul"). Le monogramme constitué des initiales des trois mots, traduit musicalement, donne fa-la-mi, embryon mélodique qui sera utilisé à des degrés divers par les trois compositeurs. Schumann, pour sa part, s’octroie les deux derniers mouvements et l’oeuvre est offerte au créateur du Concerto de Brahms le 28 octobre. Mais l’incorrigible individualiste et perfectionniste qu’était Schumann ne pouvait décidément se satisfaire de la juxtaposition, forcément imparfaite, de pièces dues à trois personnalités si différentes. Aussi, entre le 29 octobre et le 1er novembre, écrit-il pour son propre compte deux autres mouvements afin de proposer une troisième Sonate complète détruite par Clara et reconstituée par Oliver Neighbour d'après les brouillons retrouvés à la Bibliothèque Nationale de France. Celle-ci n’atteint sans doute pas la perfection des deux premières, mais son Intermezzo retourne, une dernière fois, à ce merveilleux cantabile qui nous enchante tant.  

La dernière oeuvre de musique de chambre -et la dernière oeuvre tout court- que Schumann confiera à son papier à musique, des Romances pour violoncelle et piano, nous ne la connaîtrons jamais. Rédigée entre le 2 et le 4 novembre 1853, elle sera cachée et finalement détruite en 1893 par Clara.

Arrivés à la fin de ce rapide panorama, un constat s’impose: si l’écriture de Schumann a pu connaître quelques très relatives faiblesses dans d’autres domaines, elle n’en connut aucune en matière de musique de chambre. Avec son sérieux et sa probité incontestables, il entra dans cet univers à pas mesurés, par paliers, conscient de ses capacités et de ses limites, et explora systématiquement les ressources musicales et émotionnelles que pouvaient procurer différentes combinaisons instrumentales. Comme ailleurs, il y fit preuve d’innovations, de prémonitions géniales qui, ici aussi, font de lui le père fondateur d’une nouvelle orientation de la musique. Lui disparu, une génération de génies pouvait s’épanouir, qui avanceraient sur les "voies nouvelles" inaugurées par celui qui fut à lui seul le symbole d’une époque et d’un style. 

Bernard Postiau 

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