Éliane Radigue | Occam Océan à Luxembourg

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Un deuxième concert la même semaine, en cette période trouble, voilà de quoi être à la fête, d’autant plus que c’est l’occasion pour moi de découvrir ce « phare » du Kirchberg, fait de pierre de Bourgogne et de verre et né du crayon de Ieoh Ming Pei, l'architecte sino-américain de la pyramide du Louvre, spécialiste de la réconciliation du passé avec le futur.

C’est dans le cadre de l’exposition joints, voids and gaps, dédiée à l’artiste portugaise Leonor Antunes que prend place le concert (préférez le terme « sonic performance ») de ce dimanche, sous un soleil de printemps qui fait monter la température dans l’éclatante verrière du Henry J. and Erna D. Leir Pavilion, au Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean (préférez le terme « Mudam Luxembourg »). Le public est compté -prudence contaminante oblige-, disposé en cercles concentriques au sein même de l’installation (préférez le terme « expanded sculptural objects ») d’Antunes, faite de cordes de coton, d’acier, d’aluminium et de laiton -pas touche ! on évite d’emmêler les pinceaux - et s’évente, le regard circulaire et appréciateur, jusqu’à l’entrée sur scène (en fait, le devant de l’escalier) des Chevaliers d’Occam. Car c’est ainsi qu’Eliane Radigue (°1932) surnomme, avec une certaine affection, les instrumentistes qui, depuis dix ans maintenant, collaborent avec elle pour Occam Océan, vaste cycle d’œuvres instrumentales, inspiré initialement d’une imposante fresque murale accrochée au Los Angeles Museum of Natural History et qui figure, dans l’ordre décroissant, le spectre des ondes électromagnétiques connues.

Stagiaire auprès de Pierre Schaeffer, assistante de Pierre Henry, c’est pourtant au sein de la scène expérimentale du downtown new-yorkais que Radigue, pionnière de la musique électronique, acquiert une petite réputation au début des années 1970, travaillant, dans le studio de Morton Subotnik, sur les premiers synthétiseurs modulaires, avant de spécialiser son jeu sur l’ARP 2500 -dont elle devient une des meilleures connaisseuses. Depuis une quinzaine d’années, elle écrit pour instruments acoustiques et c’est un trio contrebasse à cinq cordes (Louis-Michel Marion), harpe (Hélène Breschand) et clarinette basse (Carol Robinson) qui prend la main aujourd’hui pour interpréter deux pièces de ce projet monumental, pour lequel la compositrice réactive sa logique combinatoire des années 1970 : à la manière du ∑=a=b=a+b de cette époque, dont les quatre faces de vinyle peuvent être jouées, combinées ou non et à des vitesses différentes, les solos du cycle Occam Océan, construits spécifiquement pour chaque instrumentiste, s’assemblent, le cas échéant avec des pièces préexistantes, pour former des duos, des trios -voire des quatuors, des quintettes, ou un grand ensemble. La durée de la performance dépend de l’écoute, guidée par le principe de parcimonie (le rasoir d’Occam) du musicien lui-même : une section passe mal ? Il l’abrège. Une autre sonne particulièrement bien ? Il prolonge le plaisir autant qu’il veut. Au sein même de l’action, l’interprète privilégie la solution la plus simple -et structure ainsi une œuvre dont les sons tenus (à New York, Radigue a aussi fréquenté Phill Niblock) ne le contraignent jamais et font émerger un équilibre sonique intérieur, méditatif, proche du « deep listening » de Pauline Oliveros, libre et vivant.

Le démarrage tout en douceur vibratoire d’Occam XIX, à la contrebasse (les tamponnements de l’archet, d’abord sur l’instrument, puis sur la corde, puis ses allers-retours au souffle court) invitent à cette découverte, cette écoute de l’infime sonore des micro-oscillations naturelles entre les fréquences, à laquelle Radigue revient sans cesse tout au long de son parcours. Et c’est là aussi que nous mènent les caresses de la harpiste accroupie à son instrument (corps, puis cordes, doigts caoutchoutés comme une couturière, archets croisés), fondues dans les pulsations de la clarinettiste, yeux clos et concentrée sur l’échange d’air entre elle et la tubulure, dans le trio Occam XIII.

Ah oui, les musiciens n’ont ni lutrin, ni partition : Eliane Radigue transmet ses pièces oralement.

Luxembourg, Mudam, le 7 mars 2021

Bernard Vincken

Crédits photographiques : Éliane Radigue - photo: Sabine Mirlesse 

 

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