Début d’une intégrale Guillou à l’orgue, sur sa console de Saint-Eustache

par

Jean Guillou (1930-2019) : Temora, ballade ossianique no 1 op. 8. Pensieri pour Jean Langlais op. 54. Regard op. 77. Éloge I op. 52. La Chapelle des abîmes op. 26. Franz Liszt (1811-1886) : Orpheus ; Prometheus ; Tasso ; Valse oubliée no 1 [transcr. Jean Guillou]. Fantaisie et Fugue sur B-A-C-H [version syncrétique Jean Guillou]. Zuzana Ferjenčíková, orgue de l’église Saint-Eustache de Paris. 2022. Livret en anglais, français, allemand. TT 69’22 + 68’12. Digipack deux SACD Aeolus AE-11391

Ce double-album s’annonce comme les prémices d’un parcours intégral dans l’œuvre d’orgue de Jean Guillou, personnalité majeure et singulière dans l’univers des tuyaux, aussi renommée qu’affranchie, tant envers les hommages officiels (il refusa la Légion d’honneur) qu’envers la facture de l’instrument sur laquelle il avait tant réfléchi, mêlant l’histoire à la prospective, dans une réflexion sans guère d’équivalent. Après sa disparition en janvier 2019, Yoann Tardivel confiait à notre magazine un portrait de cette figure hors du commun. On n’hésitera pas à se plonger dans son ouvrage fondamental L'orgue, souvenir et avenir, dont l’édition revue et corrigée, parue en 2010 chez Symétrie, est abondée par un catalogue général de sa production et une discographie complète, établie par Sylviane Falcinelli. 

Ce premier volume offre une perspective croisée sur Guillou, révélant diverses facettes de son génie démiurgique et de son imaginaire sonore : le compositeur, et l’arrangeur, en l’occurrence appliqué à Franz Liszt. On trouve ainsi trois transcriptions de poèmes symphoniques écrits par le Hongrois : Orpheus, Prometheus, et Tasso qui apparaît ici en première mondiale. Publiée chez Schott mais jamais jouée publiquement par Guillou, la tardive partition a fait l’objet de quelques aménagements par Zuzana Ferjenčíková, en se référant à la mouture orchestrale d’origine. Figurent aussi la célèbre Fantasie und Fuge über das Thema B.A.C.H pour laquelle Guillou avait proposé une vision syncrétique entre les modèles organistiques et la dérivation pianistique : une adaptation dont Olivier Latry a récemment gravé une sulfureuse lecture sur le Rieger de la Philharmonie de Paris (Dolce Volta, décembre 2020). Le second disque se referme opportunément sur la songeuse et énigmatique Valse oubliée S.215/1, qui sur des registrations volubiles suscite un suggestif prolongement à la parure pianistique.

Quant au créateur, le programme a retenu cinq pièces de différentes époques, couvrant un demi-siècle. Des pages relativement récentes (l’austère Regard, 2011) jouxtent d’autres datées du milieu des années 1990 (Éloge I ; Pensieri pour Jean Langlais), et deux relevant de la première période, parmi les plus emblématiques du maître : Ballade Ossianique n° 1 –Temora (1962, révision 2005, primitivement intitulée Pour le Tombeau de Colbert), et La Chapelle des abîmes (1968) inspirée par un roman de Julien Gracq. Pour ces deux œuvres les plus anciennes, l’on dispose de plusieurs témoignages par Guillou lui-même, que ce soit à la voisine console de Notre-Dame (un document chez le label Solstice), ou captés par Jean-Claude Bénézech pour Philips (juin 1995, avril 1998).

Il sera ainsi très instructif de confronter les prestations de l’auteur avec celle qu’en propose la musicienne slovaque, qui dans le livret avoue avoir s’être émancipée du texte, arguant de sa pratique auprès de celui dont elle avait suivi l’enseignement : « pour ses propres œuvres, non seulement il était très reconnaissant qu’on les joue, mais il aimait encore laisser une grande liberté artistique à l’interprète ». Pour Temora, quel que soit le référent (le ministre de Louis XIV, ou le château écossais dépeint par James MacPherson), on admirera le geste net et incandescent, la rectitude du phrasé et la focalisation des idées que, dans son enregistrement Philips, Guillou accordait aux neuf thèmes, incarnés par des familles de tuyaux (Fonds, Cromorne, Mutations, Chamades, Voix Humaine…). Zuzana Ferjenčíková déploie une approche qu’on estimerait instinctive, plus encline à la poésie des associations qu’à la caractérisation dramatique, comme si elle entrevoyait un réseau de couleurs plutôt qu’une galerie de personnages. Une approche que les micros d’Aeolus situent dans une subtile spatialisation, un brin distante, relayant un certain impressionnisme.

« Éclatement du discours, thématisme aussi désarticulé que puissamment structuré dans son déroulement séquentiel, obstination rythmique inexorable, chocs d’intervalle, agrégats harmoniques jetés en travers des claviers comme les exclamations d’un tempérament exacerbé » : ainsi la notice d’un coffret Philips résumait-elle le langage de Guillou. On avouera que la manière de Zuzana Ferjenčíková tend à enjoliver cette stricte grammaire, voire à la romantiser, au sens de l’intuition individuelle non étanche à l’émotion. Ce qui du moins la rend plus abordable pour l’auditeur, et flatte la cohésion esthétique avec l’univers lisztien qui s’entremêle dans cette anthologie et que Zuzana Ferjenčíková aborde avec la même attention aux timbres. La perméabilité rhétorique du maître s’en trouve éprouvée, négociée dans une acception plus coloriste et paysagiste que graphique, sans trahison mais dans une éclairante optique où deux génies créateurs, virtuoses et poètes, se répondent et comparent leur palette par-delà un siècle. Il va sans dire que les vastes ressources de la console de Saint-Eustache, à laquelle Guillou officia pendant cinq décennies, constituent un laboratoire des plus légitimes, tant pour ressusciter les fresques de son grand-prêtre que pour injecter mille teintes et textures à ses déclinaisons lisztiennes.

Christophe Steyne

Son : 9 – Livret : 9,5 – Répertoire : 7 à 9 – Interprétation : 10

Zuzana Ferjenčíková

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.