Elisabeth Leonskaja face au piano de la Seconde École de Vienne
Alban Berg (1885-1935) : Sonate pour piano op. 1. Anton Webern (1883-1945) : Variations pour piano op. 27. Arnold Schoenberg (1874-1951) : 3 Stücke op. 11 ; 6 kleine Klavierstücke op. 19 ; Suite op. 25. Elisabeth Leonskaja, piano. 2023. Notice en anglais, en français et en allemand. 60’ 07’’. Warner 5021732288264.
On n’attendait pas vraiment la grande interprète de la musique romantique qu’est Elisabeth Leonskaja dans le répertoire pour le clavier des trois illustres représentants de la Seconde École de Vienne. Dans le présent album, la virtuose originaire de Tbilissi, qui s’est installée depuis près de cinq décennies dans la capitale autrichienne, livre un large panorama de leur production pour l’instrument, qui est limitée en nombre. Pour ceux qui l’auraient oublié, Elisabeth Leonskaja a été l’une des lauréates du Concours Reine Elisabeth de 1968, dont la finale a réuni plusieurs pianistes qui ont fait une carrière notoire. On trouve à ses côtés, au palmarès de cette session-là, Ekaterina Novitzkaya, classée première à seize ans, Jeffrey Siegel, André De Groote, François-Joël Thiollier, Mitsuko Uchida ou François-René Duchâble. Une sacrée brochette de talents ! Leonskaja, qui s’était déjà distinguée auparavant au Concours Enesco de Bucarest et au Concours Long-Thibaud, a connu ensuite un remarquable parcours, où elle a brillé dans Mozart et dans tous les romantiques, en particulier dans Brahms, dont elle avait joué le Concerto n° 2 lors de la finale bruxelloise de 1968.
Œuvre d’un jeune compositeur, la Sonate op. 1 du Viennois Alban Berg, qui a été l’élève de Schoenberg, est celle d’un créateur qui n’a pas encore abandonné les fonctions tonales classiques. Son unique page pour piano publiée apparaît comme un exercice assez didactique et d’essence encore romantique, genre arrivé à son terme. Elle recèle un climat chaleureux, véhément et passionné, comme l’a bien circonscrit Dominique Jameux (Seuil, 1980) : commençant par une des très belles phrases de la littérature pour le piano, fermement articulée par vagues successives jusqu’au climax central, largement proféré, la Sonate s’achève dans la sérénité mélancolique d’un si mineur clairement affirmé. Cette atmosphère convient bien à Leonskaja, qui, avec sa sensibilité, son émotion et sa capacité de séduction, s’exprime à travers la tension qui traverse l’œuvre et que d’aucuns ont qualifiée de « tristanienne ».
Avec les sérielles Variations op. 27 de Webern, sorte de suite de l’âge de sa maturité (1936), qui sont, elles aussi, la seule page du compositeur pour l’instrument, on bascule dans la concision. Trois morceaux séparés, dont le dernier, Ruhige fließend, contient les vraies variations, donnent encore l’opportunité à la virtuose de dévoiler de la poésie, comme le voulait a contrario Webern lui-même ; de l’éloquence aussi, y compris au sein du si bref Sehr schnell, la chaleur expressive cédant le pas à l’intellectualisme.
Concision encore chez Schoenberg dans les 6 Klavierstücke op. 19 (1911), au style aphoristique, pour moins de six minutes teintées de lyrisme chez Leonskaja, qui étire le tempo, comme elle le fait dans les 3 Stücke op. 11 (1909), où elle rend la deuxième pièce plus méditative que requis, se complaisant dans un frôlement proche du silence. Dans la dodécaphonique Suite op. 25 (1921), avec ses évocations néoclassiques et parodiques de danses anciennes (gavotte, musette, menuet, gigue…), Leonskaja adopte aussi un tempo que l’on pourra estimer trop étalé. Elle le rachète par ses qualités naturelles de plasticité, de fluidité et de clarté.
Ces lectures entraîneront sans doute des avis divergents, mais on ne pourra pas nier l’attrait qui s’en dégage, en particulier dans la Sonate de Berg ; la longue fréquentation du romantisme par Leonskaja trouve ici un prolongement inattendu, qui se révèle globalement convaincant.
Son : 8,5 Notice : 8 Répertoire : 10 Interprétation : 8
Jean Lacroix