Elisabeth Leonskaja se mesure à l’Empereur de Beethoven avec les jeunes recrues de l’OFJ
Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Concerto pour piano et orchestre no 5 en mi bémol majeur Op. 73. Quintette pour piano et vents en mi bémol majeur Op. 16. Elisabeth Leonskaja, piano. Michael Schønwandt, Orchestre Français des Jeunes. Cécile Colinet, hautbois. Sacha Hannecart Segal, clarinette. Arsène Brucker, basson. Camille Vaucher, cor. Décembre 2024, janvier 2025. Livret en anglais, français, allemand. 69’45’’. Warner 5021732723536
Légende bien vivante du monde pianistique, Elisabeth Leonskaja va bientôt souffler ses quatre-vingt bougies et s’est récemment confiée dans nos colonnes. Après une rencontre en août 2024 à la Saline Royale d'Arc-et-Senans, ancrage estival de l’OFJ, elle retrouva les jeunes musiciens en décembre à Dijon pour l’enregistrement de « L’Empereur » de Beethoven. Nous avons déjà eu le plaisir de relater le haut niveau d’exécution qui émane de cette pépinière de talents, régénérée chaque année, par exemple à l’occasion des concerts de septembre 2020 sous la baguette de Fabien Gabel ou septembre 2021 sous la baguette de Michael Schønwandt. Affligée d’une typographie quasiment illisible (contraste, taille des caractères, police qui vaut test d’astigmatisme), la notice en forme d’interview aligne trop de banalités et compliments d’usage pour qu’on y apprenne un angle interprétatif sur les deux œuvres au programme, piliers des répertoires chambriste et concertant (voir notre analyse du premier mouvement de l’opus 73).
Au lendemain des sessions dijonnaises, la pianiste et ses partenaires s’illustraient en concert à la Philharmonie de Paris. On ne peut que souscrire aux propos de Pierre Carrive dans son compte rendu, mentionnant que dans l’Adagio la soliste « nous fait oublier les barres de mesure, et nous plonge tous, par l’évidence absolue qui se dégage de son jeu, dans un moment de véritable grâce. » Comme subjugué par cette apesanteur, l’orchestre délaie ses teintes et ses inflexions dans une discrète toile de fond. Les intentions se font plus patentes dans l’Allegro : dans une veine épurée qui montre combien les leçons du HIP se sont enracinées dans la pratique courante, on observera comment le chef danois élance le thème principal (1’07), affermit le tonus, ébarbe le trémolo.
Pour autant, le façonnage des ambiances reste nuancé et ménage les ambivalences, comme dans cette section du Développement où des bois un peu flottants (10’04) interrogent le dramatisme plus qu’ils ne l’affirment. Rien qui détrônerait les démonstrations plus péremptoires qu’offre une discographie pléthorique, au premier rang de laquelle Rudolf Serkin avec un léonin Leonard Bernstein (CBS). Dans le chahuteur Rondo, Elisabeth Leonskaja s’en tient à un clavier méticuleux, plus magnanime que conquérant. Tous les pupitres sont là encore impeccablement concentrés, jusqu’à la rémanence de timbales (10’07-10’19) où Tom Brassart nous laisse percevoir un dégradé des plus subtils. Dans la trajectoire de l’artiste géorgienne, ce témoignage s’inscrit logiquement après la gravure des concertos 3 et 4 sous la direction de Tugan Sokhiev à Toulouse, et confirme sa vision somme toute sobre et réfléchie, loin des vaines foucades.
Rudolf Serkin (Sony), Radu Lupu (Decca), Murray Perahia (CBS), Christian Zacharias (Emi), Alfred Brendel (Philips) : de fins stylistes se sont prêtés au radieux opus 16, bien servi par le disque. Captée Salle Colonne à Paris, l’interprétation tamise ici une conversation polie. Le piège, pour de débutantes carrières, fût de tirer la couverture à soi, se faire valoir : un travers qu’on ne reprochera guère aux souffleurs de l’OFJ, tant les prises de paroles respectent une écoute mutuelle, une dynamique harmonieuse et privilégient la cohésion collective. Pour Cécile Colinet, Sacha Hannecart Segal, Arsène Brucker et Camille Vaucher, l’Andante sera l’occasion d’exhaler leur délicat cantabile, dans ces pages si propices à la singularisation.
Certes les interventions, les timbres ne sont pas des plus personnalisés, mais la magie opère, sous le regard bienveillant d’un clavier raffiné dont la longue expérience est gage de sagesse et ne cherche pas à impressionner ses cadets. Avouons que le phrasé du Rondo conclusif manque un peu d’allant, de caractère : la pianiste y semblerait réfréner son élan, consciente que son équipe veille à la justesse et n’est pas encline à la gouaille. La confiance des années y ajoutera certainement le tempérament, l’audace qui se modèrent ici dans la prudence. Étant dit que ce Quintette ne perd rien de ses doux linéaments quand son portrait se distille en teintes d’aquarelle.
Christophe Steyne
Son : 8 – Livret : 5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8,5