Emouvants chants arméniens pour enfants par la soprano Isabel Bayrakdarian
Gomidas Vartabed (1869-1935) : Six chants d’enfants ; Cinq Berceuses, fragments, et sept chansons enfantines. Parsegh Ganatchian (1885-1967) : Cinq chansons enfantines. Mihran Toumajan (1890-1973) : Chansons et berceuses. Chants traditionnels tirés de sources variées. Isabel Bayrakdarian, soprano ; Ellie Choate, harpe ; Ray Furuta, flûte ; Ruben Harutyunyan, duduk. 2021. Notice en anglais, en allemand et en français. Textes des chansons en langue originale avec traduction anglaise. 73.00. Avie AV 2449.
Isabel Bayrakdarian est la petite-fille de survivants du génocide arménien de 1915. Née au Liban en 1974, elle a émigré au Canada avec sa famille à l’adolescence et a étudié à l’Université de Toronto, où elle a obtenu un diplôme en ingénierie médicale. Mais le chant l’a emporté sur toute autre activité, lorsqu’elle a remporté, en 2000, le Premier Prix du Concours international Operalia, créé par Placido Domingo en 1993. Deux ans plus tard, elle interprétait la chanson Evenstar dans le film de Peter Jackson, Le Seigneur des anneaux : Les Deux Tours. Depuis lors, la soprano, dont la beauté rivalise avec la présence scénique, la pureté vocale et l’élégance du style, mène une carrière internationale. Elle a enregistré pour divers labels des opéras de Haendel (Serse, Cleopatra) ou des pages de Gluck, Hasse, Vivaldi, Pauline Viardot ou Respighi (Il Tramonto), mais aussi plusieurs disques consacrés à la musique arménienne : hymnes et chants de prières à Marie, airs religieux, œuvres de Gomidas Vartabed… En 2004, Isabel Bayrakdarian a accompli dans le pays de ses ancêtres un voyage en forme de pèlerinage, qui a fait l’objet d’un film documentaire.
Les chansons et berceuses présentes dans le berceau familial depuis des générations ont été transmises à sa grand-mère, à sa mère, puis à elle-même, explique la soprano canadienne : Quand j’étais jeune, je ne saisissais pas complètement la profondeur de ces chants en tant que vecteurs d’information et liens essentiels avec mon passé. Aujourd’hui, mère de deux enfants, je sais toute la force de ces chants : ils guérissent et apaisent l’âme. La nature intemporelle et universelle de ces berceuses nous rappelle que nous venons tous de la même Source, et que nous sommes tous apparentés, et à jamais liés l’un à l’autre. Le résultat est un récital intime et envoûtant que la voix chaude, souple et expressive d’Isabel Bayrakdarian traduit avec une émotion sans cesse renouvelée et teintée d’une tendre simplicité. On lira dans la notice les orientations du choix effectué pour cette anthologie, centrée pour commencer sur Gomidas Vartabed, mieux connu sous le nom de Komitas. Ce prêtre, docteur en théologie et en musicologie, a connu l’arrestation et la détention au moment du génocide et il est mort en France où il a passé des années dans un hôpital en raison de troubles psychologiques. Considéré comme le compositeur de musique populaire le plus apprécié des Arméniens (il a recueilli d’innombrables airs traditionnels), Komitas était un poète mystique proche de la nature, un compositeur de qualité, qui jouait remarquablement du piano, et aussi un ténor reconnu. L’auditeur est sensible à la délicatesse qui émane des pages organisées par la cantatrice ; l’une d’entre elles provient d’Agn, lieu de naissance de sa grand-mère. Cette berceuse au pouvoir magnétique, intitulée Tu es magnifique, respire la parure des jardins et l’air des montagnes. L’atmosphère générale des autres morceaux est celle de la prière, le texte de présentation mettant bien en évidence le fait que la voix d’Isabel s’envole comme si elle chantait sous la voûte d’une cathédrale médiévale arménienne.
Deux disciples de Komitas sont à l’honneur après lui. Parsegh Ganatchian, qui a étudié le violon et le piano mais aussi la direction d’orchestre, a rejoint la diaspora libanaise et a accompli la plus grande partie de sa carrière à Beyrouth, où il est décédé On lui doit notamment l’arrangement de la musique de l’hymne national arménien. Un petit nombre de ses airs est ici proposé, cinq au total, dont Dors mon enfant que la cantatrice avoue être parmi ses préférés. Cette berceuse a été très souvent chantée par Isabel Bayrakdarian à ses enfants, en gage de transmission aux générations futures, elle-même l’ayant recueillie de sa mère. Sur un autre disciple de Komitas, Mihran Toumajan, la notice ne donne qu’une information réduite au minimum : ce contemporain de Ganatchian, qui a effectué un travail d’ethnographe, a émigré en Arménie, alors république soviétique, au milieu des années 1960. Les pages choisies sont toujours dominées par la mélancolie, la tristesse, l’arrachement à la terre natale, mais aussi par l’amour qui unit la mère et l’enfant. Elles sont tour à tour déchirantes et poignantes, même si elles n’hésitent pas à rappeler le souvenir de choses agréables du quotidien, comme les gourmandises, notamment dans l’air L’Epouvantail. Sa brièveté apparaît comme une perle encore plus fine au milieu de ce récital prenant, rendu par Isabel Bayrakdarian avec une magie vocale à laquelle il est difficile de résister.
L’accompagnement musical est dans la ligne émotionnelle qui traverse ce disque à valeur de commémoration infiniment respectueuse et de résilience. Qu’il s’agisse de la harpe d’Ellie Choate, de la flûte de Ray Furuta, ou du duduk à la sonorité douce et grave de Ruben Harutyunyan, chaque instrumentiste est en osmose avec la soprano. Certains arrangements ont été effectués par Artur Avanesov et John Hodian. Après l’audition de ce beau disque, et la découverte de photographies en couleurs, dont l’une montre Isabel Bayrakdarian, enfant, dans les bras de sa grand-mère, on ne peut que souscrire à l’acte de foi exprimé par la soprano : Ces chants m’ont montré que la musique a vraiment le pouvoir de relier passé et avenir et la faculté de faire entendre les voix qui ont été réduites prématurément au silence pour des questions de race, d’ethnie ou de religion. Il n’est pas meilleure célébration de la vie, et de la survie, que le chant !
Son : 9 Notice : 9 Répertoire : 8 Interprétation : 10
Jean Lacroix