En vidéo, la féerie de La Bayadère de Minkus s’invite à Saint-Pétersbourg 

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Ludwig Minkus (1826-1917) : La Bayadère, ballet en trois actes. Chorégraphie de Nacho Duarto d’après Marius Petipa. Angelina Vorontsova (Nikiya, la Bayadère), Victor Lebedev (Solor), Andréa Lassakova (Gamzatti), Andrey Kasyanenko (le Rajah), Sergey Strelkov (Le Grand Brahmane) ; Corps de ballet Mikhailovsky ; Orchestre du Théâtre Mikhailovsky, direction Pavel Sorokin. 2019. Synopsis en anglais, en allemand et en français. 110.00 (dont 12.00 de bonus). Un DVD BelAir BAC182.

Inauguré en 1833, le Théâtre Mikhailovsky de Saint-Pétersbourg tient son nom du fils cadet de l’empereur Paul Ier, le grand-duc Michel. Destiné à la représentation de pièces en français, langue connue et prisée par la cour et l’aristocratie russes, il a vu défiler Molière, Beaumarchais, Hugo, Dumas père, Musset ou Rostand et se produire des artistes prestigieux comme Lucien Guitry, Sarah Bernhardt ou la tragédienne Rachel. Des opérettes et des opéras-comiques y ont été également montés, Offenbach y occupant une place primordiale. Hortense Schneider y fut acclamée, mais aussi Chaliapine dans des rôles plus sombres. A la Révolution de 1918, les pièces françaises furent bannies et le Théâtre porta le nom de Maly Opern Teatr. Lady Macbeth de Mzensk et Le Nez de Chostakovitch y furent créés, ainsi que Guerre et Paix de Prokofiev. Le Théâtre Mikhailovsky a retrouvé son appellation d’origine en 2001. Une compagnie de ballets y a été installée dans les années 1930 et a inscrit à son affiche les grandes œuvres du répertoire dansé.

Né et mort à Vienne (1826-1917), Ludwig Minkus, qui se fera prénommer Léon, est un brillant violoniste qui tente très tôt sa chance à Saint-Pétersbourg où il devient violon solo, poste qu’il va occuper au Bolchoï de 1862 à 1872. Il compose et connaît un succès considérable dès 1864 avec Don Quichotte, chorégraphié par Marius Petipa avec lequel il s’est lié. A partir de 1872, il devient le compositeur de ballets attitré de la cour pour les théâtres impériaux de Saint-Pétersbourg. La Bayadère est créée en 1877, dans une chorégraphie flamboyante de Marius Petipa, au Théâtre Bolchoï Kamenny, qui sera plus tard démoli pour permettre la construction du Conservatoire de Saint-Pétersbourg. Ce ballet exotique rencontre un accueil triomphal et va connaître une carrière ininterrompue en Russie, où il sera programmé jusqu’à nos jours très régulièrement, bien plus que dans le monde occidental. Après quarante ans de présence, Minkus décide en 1891 de retourner à Vienne, où il mourra dans l’indigence, la première guerre mondiale l’ayant privé de la pension versée par le tsar.

L’action du ballet se déroule en Inde. Nikiya, la bayadère, terme qui signifie « danseuse sacrée », doit se produire dans le temple à l’occasion de la célébration du feu. Le Grand Brahmane la convoite et lui fait des propositions qu’elle rejette. Nikiya a un rendez-vous après la cérémonie avec le guerrier Solor. Tous deux se jurent un amour éternel. Le Grand Brahmane les surprend et jure de les punir. Solor est l’ami d’enfance de la princesse Gamzatti, la fille du Rajah Dugmanta. Ce dernier annonce les fiançailles des deux jeunes gens. Solor ne sait que faire : il ne peut pas refuser, mais il a donné sa fidélité à Nikiya. Le Grand Brahmane révèle au Radjah la liaison entre la bayadère et le guerrier. Malgré sa colère, le Rajah maintient le mariage et condamne à mort Nikiya, décision contre laquelle le Grand Brahmane, effrayé, le met en garde pour ne pas entraîner la vengeance des dieux. Gamzatti a tout entendu, convoque Nikiya et lui demande de danser lors de ses noces. Pour la provoquer, elle lui montre le portrait de son fiancé. Désespérée, Nikiya refuse les bijoux que lui offre Gamzatti pour renoncer à Solor et tente de poignarder la princesse. Un domestique intervient au dernier moment ; Gamzatti jure de se venger. Lors des fiançailles, Nikiya se résigne à danser. Au cours de sa prestation, elle reçoit un panier de fleurs, dans lequel Gamzatti a fait placer un serpent qui la mord. Le Grand Brahmane lui propose un antidote si elle renonce à Solor. Elle refuse et meurt. Le ballet se termine par un long rêve du guerrier au cours duquel il retrouve Nikiya au Royaume des Ombres. Il existe une fin alternative, qui date de la création mais n’est plus utilisée de nos jours : lors du mariage, les dieux en colère provoquent un orage qui engloutit le temple et tous ses occupants. Solor retrouve Nikiya au Royaume des Ombres.

Pour la production du présent DVD, filmée au Théâtre Mikhailovsky en novembre 2019, la chorégraphie a été confiée à l’Espagnol Nacho Duarto (°1957), qui a accompli une carrière de danseur à Stockholm puis à La Haye, avant de prendre en 1990 la direction artistique du Ballet de Madrid. Il est nommé à Saint-Pétersbourg en 2012 puis à Berlin deux ans plus tard. Dans cette dernière ville, il monte La Belle au bois dormant de Tchaïkovsky (disponible en DVD chez BelAir). Dans un court bonus du DVD, Nacho Duarto explique qu’il a conservé la chorégraphie de Marius Petipa pour la grande majorité des tableaux de La Bayadère, mais qu’il a supprimé le côté « pantomime statique » afin d’accentuer le mouvement et la vivacité de l’action.

Le résultat est une vraie réussite. La partition de Minkus est inventive et idéale pour les critères de la danse, avec une orchestration soignée, dont de superbes moments destinés au violon solo. Mais si elle était détachée du contexte chorégraphique, elle n’arriverait pas à convaincre sur la base de la seule musique, contrairement, par exemple, au Lac des cygnes de Tchaïkovski, dont les splendeurs sonores résistent sans souci à l’audition sans la présence de danseurs. Dans cette version du Théâtre Mikhaïlovski, le spectateur est fasciné de bout en bout par la qualité du décor et des costumes d’Angelina Atlagic, à la fois sobres et luxueux, et par les lumières de Brad Fields. Celles-ci sont à dominante bleue pour la scène initiale de la cérémonie du feu et pour le rêve de Solor qui occupe tout le troisième acte sur fond de ciel étoilé, ou à dominante dorée lorsque l’action se dénoue dans le palais du Rajah. Les costumes sont magnifiques, avec les mêmes couleurs chatoyantes. On est plongé dans un univers classique féerique, bien représentatif de l’Orient dans lequel le drame se déroule. Le côté exotique et somptueux fait mouche, tout en évitant la vaine ostentation.

Le corps de ballet de la troupe du Mikhailovsky est irréprochable dans les mouvements collectifs ; le sommet est atteint à l’acte III, dans le grand pas classique de la scène des Ombres (24 danseuses), d’une beauté plastique et d’une esthétique sans reproche, avec une émotion qui affleure aussi bien dans la valse que dans les variations, qu’il s’agisse de prestations individuelles ou de déplacements de groupe. Les arabesques sont délicates, la synchronisation souveraine. Tout est millimétré et d’une concentration absolue. Quant aux solistes, choisis parmi le gratin du Mikhailovsky, ils font honneur à leur réputation. La princesse Gamzatti, qui n’apparaît qu’à la fin du premier acte et au cours du deuxième, trouve en Andréa Lassakova, formée à Bratislava, une interprète idéale. Elle a rejoint la troupe du Mikhailovsky en 2015, après être passée par le Ballet national finlandais, et s’est produite depuis lors dans maints spectacles du lieu. Victor Lebedev, originaire de Saint-Pétersbourg où il a fait ses classes, est dans la troupe depuis 2010. Il impose sa silhouette longiligne et une noblesse indispensable au personnage du guerrier Solor, tiraillé entre son impossible amour pour Nikiya et l’obligation d’épouser Gamzatti, avec laquelle il danse un bel Adagio dans le deuxième acte. Plusieurs variations lui sont réservées, elles révèlent un talent sans faille. Mais la vedette incontestable, qui crève l’écran, c’est Angelina Vorontsova, star du Mikhailovsky depuis 2013, date à laquelle elle est arrivée à Saint-Pétersbourg après sa formation à l’Académie de ballet de Moscou et des engagements au BolchoÏ. D’une grâce et d’un charme infinis, elle se joue de toutes les facettes du rôle de Nikiya qu’elle rend très émouvant et très attachant. Chacune de ses nombreuses apparitions est placée sous le sceau d’une séduisante élégance et son expressivité est maximale dans les sentiments qu’elle éprouve. Cette magnifique ballerine au physique délicat effectue avec Victor Lebedev des pas de deux fascinants ; le célèbre passage avec l’écharpe atteint un sommet juste avant le final. Les autres solistes principaux sont parfaits, qu’il s’agisse de Sergey Strelkov en Grand Brahmane ou d’Andrey Kasyanenko en Rajah. On sent que l’exigeant travail collectif de la troupe du Mikhailovsky porte ses fruits, conférant à La Bayadère le souffle et l’engagement que le ballet réclame. La qualité de l’image filmée ajoute au bonheur que l’on éprouve à assister à ce splendide spectacle.    

La Bayadère de Ludwig/Léon Minkus a déjà connu de belles versions en DVD. On relèvera parmi elles celles des chorégraphes qui s’inspirent de l’imagination de Marius Patipa : Natalia Makarova au Royal Ballet Opera House (Opus Arte) et à la Scala de Milan (Arthaus) ou Youri Grigorovitch au Bolchoï (BelAir), sans oublier celle, plus personnelle, de Rudolf Noureev à l’Opéra de Paris (NVC Arts). Nacho Duarto ajoute un fleuron à ces incontestables réussites, aux côtés desquelles il vient se placer, tout en haut d’une riche vidéographie qui a la chance d’être vraiment représentative. Un DVD idéal pour la magie des fêtes de fin d’année !

Note globale : 10

Jean Lacroix

 

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