Concertos pour clavecin de Bach reconsidérés par Pieter Dirksen et Hugo Reyne

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Bach restored. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Concerto pour deux violons en ré mineur BWV 1063r. Concerto pour violon et cordes en sol mineur BWV 1056r. Concerto pour trois violons en ré majeur BWV 1064r. Partita pour violon et luth en sol mineur BWV 997r. Concerto pour clavecin en ré mineur BWV 1059r. Combattimento. 2023-2024. Livret en anglais, allemand. 75’34’’ Et’Cetera KTC 1806

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Concerto en do mineur BWV 1056r. Concerto en do majeur BWV 1053r. Concerto en do majeur/mineur BWV 209r. Suite en do mineur BWV 1067r. Larghetto en mi mineur BWV 1055r. Hugo Reyne, flûte à bec. Les Musiciens du Soleil. 2023 . Livret en français, anglais. 72’44’’ HugoVox 004

Bach restauré ? En tout cas : Bach bricolé, Bach questionné. Le musicologue et claviériste Pieter Dirksen nous explique dans la notice comment il s’est penché sur cinq opus du catalogue BWV pour proposer sa reconstruction, scrutant la piste multiple de ce qu’on suppose des moutures primitives. Quand bien même on ne dispose d’aucune source autographe, ouvrant le champ des conjectures : ainsi les deux concertos pour trois clavecins, connus d’après des copies de l’élève Johann Friedrich Agricola (1720-1774). Sous telle parure à six mains, le contrepoint opacifié plaiderait pour un autre instrument soliste. Le violon, croit-on, ce qui dans ce cas soulève un autre dilemme : la concurrence avec leurs compères du ripieno, mais si on en omet les violons alors minimise-t-on l’étoffe concertante. Dans cet enregistrement du BWV 1064r, l’inclusion d’altos résout à sa façon la gageure. Autre constat, autres interrogations, autre solution pour l’exécution du BWV 1063r, réduit en double-concerto (sur la base que le troisième soliste serait surajouté), et en épurant l’ornementation de l’Alla Siciliana peut-être liée à la postérieure mouture pour les becs.

Terrain moins incertain pour le BWV 1056r dont on admet l’origine violonistique tout en concédant l’emprunt du mouvement médian, sans doute inspiré par un concerto pour flûte de Georg Philipp Telemann. Plutôt que ce Largo, Pieter Dirksen entérine une option formulée dans une sienne étude de 2008, en incluant l’extrapolation d’un embryonnaire Siciliano de six mesures, défendu avec art par Cynthia Freivogel.

Apparenté à la série des concertos pour clavecin BWV 1052-1057, et passé par le Cantor dans les alambics du recyclage, le BWV 1059r demeure inachevé. Ce qui stimula l’ambition des reconstructeurs, tels Gustav Leonhardt en 1960 dans un vinyle sous étiquette Das Alte Werk, ou plus récemment Francesco Corti (Pentatone, avril 2021). Quant à elles, les intentions de Pieter Dirksen semblent ambiguës, situant l’Allegro et le Presto dans le sillage de l’adaptation du matériau que l’on entend dans les cantates 35 et 156 et en évitant la surcharge, mais en avouant des passerelles scarlatiennes pour le finale, et en adornant l’Adagio central (certes pertinemment transposé) selon un argumentaire qui hésite entre la clarté mélodique et le décor ambiant. 

Luth, ou Lautenwerk à clavier pour le BWV 997 ? Observant la veine violonistique du chant de certains mouvements contrapuntiques comme la Fugue, et sans nier l’ambitus problématique du Double suivant la Gigue, Pieter Dirksen teste un arrangement hybride, partagé entre archet et cordes pincées par Sören Leupold. Le duo semble s’ennuyer dans la Sarabande mais par ailleurs Quirine Van Hoek aborde ces pages avec aisance. Une curiosité, à l’instar des élaborations proposées par ce disque-laboratoire dont on ne discutera pas l’authenticité puisque les expérimentations appartiennent à son projet-même.

Pour une telle entreprise historiquement informée, on s’étonne toutefois du diapason moderne, commun viatique du large répertoire de l’ensemble Combattimento, mais fatalement anachronique après des décennies de conquête baroqueuse. Tout aussi désuète, cette lecture amère et emperruquée du concerto BWV 1059, affublée d’un clavecin prosaïque, passablement laid, et d’un accompagnement routinier, qui renvoie à des mânes discographiques qu’on croyait aux oubliettes. Hormis cette fort décevante étape, le reste du CD bénéficie d’une interprétation bien plus avenante et convaincante, tant pour le continuo que la contribution violonistique qui substitue lumière, charme et intelligibilité aux alternatives, mieux connues, pour les équipages de clavecin.

Après des sonates avec Pierre Hantaï et Emmanuelle Guigues (Mirare, 2007), après les Brandebourgeois avec son ensemble au long cours La Simphonie du Marais (Chabotterie, 2016) dissout en 2020 après trente-trois ans de loyaux services, la discographie d’Hugo Reyne revient à Bach par ce panel d’arrangements réalisés par ses soins et pour son instrument. Un emprunt légitime si on considère, comme suggère la notice, les similitudes du BWV 1056r avec le RV 441 que Vivaldi destina à la flûte à bec. L’occasion de transposer ce concerto de fa mineur vers la tonalité de do mineur choisie par le Prete Rosso.

Chez Glossa, Lorenzo Cavasanti a récemment proposé une superbe interprétation du BWV 1053r au sein d’un album qui alternait cinq flûtes. Comme pour l’autre concerto, son confrère s’en est ici tenu à un modèle en sol, estimant que « cette flûte n’est pas assez connue et jouée par les flûtistes actuels ». Puis emploie dans les autres pièces du programme un alto en fa, arguant que le compositeur n’a jamais écrit pour d’autres tessitures que ces deux-là. Dans le Siciliano, Hugo Reyne avoue penser à un mouvement similaire écrit par Giuseppe Sammartini (1695-1750), autre façon de justifier le recours à la flûte.

C’est la cantate profane Non sa che sia dolore BWV 209, une des deux que Bach conçut en italien, qui délestée de ses récitatifs forme le canevas de cette transcription de la Sinfonia et des deux arias. Moyennant transposition en do, la flûte à bec se prête encore à la célèbre Suite en si mineur où le traverso tient ordinairement la partie soliste. En guise de bonus, un extrait du BWV 1055 referme un album dont l’exergue s’adresse au souvenir de la maman d’Hugo Reyne récemment disparue, « qui écoutait du Bach lorsque j’étais dans son ventre ».

On est heureux d’entendre ce témoignage d’un pilier de la scène baroque française, que nous admirons depuis son coffret consacré aux Symphonies pour les Soupers du Roi de Delalande (Harmonia Mundi, 1990), et désormais retiré aux Sables d’Olonne où il anime un festival à son nom. L’accompagnement solidement charpenté par son nouvel ensemble Les Musiciens du Soleil comblera les amateurs d’une sonorité pulpeuse et épanouie, qui n’entrave pas la mobilité presque chorégraphique du Menuet, dansé sur les pointes. Et cette voluptueuse lecture de la Badinerie, presque réfractaire à la volubilité, plus filoute que filée, fomentée dans l’activisme des cordes graves ! Le touchant contexte explique peut-être le pouvoir d’émotion qui rayonne des mouvements lents, du Rondeau las et grave, de cette Sarabande plus douloureuse qu’à l’habitude, comme exfiltrée d’une Passion du Cantor : autant de stèles dignes d’un Requiem sans paroles. Jusqu’à ce poignant Larghetto baigné d’une lumière humble et aimante.

Christophe Steyne

Et’Cetera = Son : 8,5 – Livret : 8,5 – Répertoire & Interprétation : 8

HugoVox = Son : 8 – Livret : 8,5 – Répertoire & Interprétation : 9

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