Etudes et Scherzos de Chopin par Beatrice Rana : un évènement

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Frédéric Chopin (1810-1849) : 12 Etudes op. 25 ; Scherzos n° 1 op. 20, op. 2 op. 31, n°3 op. 39 et n° 4 op. 54. Beatrice Rana, piano. 2020/21. Notice en italien, en anglais, en français et en allemand. 75.47. Warner Classics 0190296764240.

 

 

La pianiste Beatrice Rana remporta, en 2011,  le 1er Prix du Concours de Montréal, suivi d’un disque chez Atma où l’on retrouvait sa prestation des Préludes de Chopin et de la Sonate n° 2 de Scriabine. Pour Warner, elle remet son Chopin sur le métier. La pianiste confie que, dix ans après les Préludes de Montréal, le présent enregistrement reflète un choix différent, moins fortuit, très conscient et lié à la période très particulière que nous sommes en train de vivre. Ce disque est l’enfant de notre présent ; j’ai gravé les Etudes op. 25 en Janvier 2020, peu avant le début de la pandémie, et achevé l’enregistrement plus d’un an après, en février 2021, avec les quatre Scherzos. Beatrice Rana livre de Chopin une approche qui secoue par l’éventail de dynamiques qu’il propose, par le souci du détail et par un sens de la narration qui s’appuie sur ce que la pianiste ressent, à savoir un compositeur qui, certes, fait chanter le piano, mais avec puissance, et même violence dans certaines pages. Au bout de l’audition, on s’incline devant l’évidence : ce CD est un évènement.

On lira avec un vif intérêt la notice dans laquelle Beatrice Rana, en collaboration avec la journaliste et essayiste Leonetta Bentivoglio, évoque « son » Chopin, que son professeur ne l’a pas laissé aborder très tôt, ce qui l’a alors frustrée. Mais elle approuve ce choix : sobre, visionnaire et mystérieux, Chopin n’est pas un compositeur facile. Il exige de l’interprète une énorme préparation et un gros travail d’analyse. On ne doute pas un seul instant que ces deux nécessités ont été longuement mûries avant d’aboutir à ce résultat qui présente Chopin comme un révolutionnaire dans son écriture pianistique, ses harmonies et la forme de ses compositions. Nous laissons au mélomane le plaisir de la découverte complète de cette intelligente présentation et de la façon dont l’artiste explique sa démarche. Il faut aussi, après audition, la relire pour savourer comme elle le mérite la lucidité inscrite au fil du discours de cette interprète inspirée.

En ce qui concerne les Etudes op. 25, Beatrice Rana explique que les livres qui parlent de chacune d’entre elles les considèrent comme des pièces autonomes : Je perçois au contraire une démarche unitaire, précise-t-elle ; les morceaux sont liés entre eux par une unique ligne expressive. C’est comme un voyage. Et quel voyage ! au cours duquel la virtuosité, si elle est transcendante, n’est pas gratuite. Dans l’Etude n° 1, la diversification des plans sonores et les arpèges que Schumann comparait à ceux de la harpe aboutissent à une conclusion immatérielle. La légèreté enchanteresse de la n° 2, puis l’insouciance illusoire de la n° 3 préparent le staccato de la n° 4, page haletante au chant syncopé, avant les variantes rythmiques de la n° 5 dont le volet central est d’une grande beauté. Le « voyage » de Beatrice Rana, qui semble s’être glissée dans les bagages de Chopin, baigne dans la poésie au cours de la n° 6, entre appréhension et détachement. L’expressivité du dialogue nocturne de la n° 7 privilégie l’échange, avant les acrobaties techniques de la n° 8. La finesse et la grâce, mais pas la futilité, caractérisent la pièce de salon qu’est la n° 9, en contraste avec l’humeur farouche, aux octaves impressionnantes, de la n° 10. La félinité habite la tempête tourbillonnante de la n° 11 ; c’est peut-être, dans la série, l’étude qui explicite le plus le propos de la virtuose, lorsqu’elle affirme que Chopin est un révolutionnaire dans son écriture pianistique. Pas de salon, ici, mais bien des emportements, de la véhémence, de la fougue surhumaine. Les thèmes bouleversants de la n° 12 clôturent une approche globale qui n’a pas oublié les raffinements, auxquels s’ajoutent le danger, l’émotion qu’elle provoque et la passion qui se donne libre cours. Un voyage qui n’est pas sans risques, qui bouscule les habitudes d’écoute, et auquel on participe avec la délectation perverse de la complicité. 

Si ces Etudes, publiées en 1837, ont été composées entre 1832 et 1836, les quatre Scherzos s’inscrivent de façon plus large dans le catalogue chronologique de Chopin, le premier datant de 1831, le dernier de 1842. Beaucoup de choses se sont passées entre ces deux dates, dont plusieurs années de liaison avec George Sand. Dans le Scherzo n° 1, Beatrice Rana marque de sa flamboyance cette page de jeunesse qui reflète l’élan avec lequel le compositeur souhaite alors conquérir le monde. Sa version est visionnaire, avec son début à l’atmosphère pathétique, sa partie centrale qui cite avec fraîcheur un chant de Noël polonais, puis les accords au cours desquels l’angoisse et l’effarement sont à fleur de peau. Le Scherzo n° 2 de 1837 est une sorte de méditation en forme de question, que la pianiste affronte sans sourciller, sans évacuer, ou plutôt escamoter, cette sorte d’appel suggéré initial qui introduit les accords vigoureux qui suivent. Elle arrive ainsi à créer un développement au cours duquel les petites notes (assimilées à des grelots) sont comme un chant qui va peu à peu conduire le discours, par le biais d’aspects dansants, vers une conclusion résolument ferme. Reflet du séjour à Majorque, le Scherzo n° 3 de 1839 contient sa part de puissance spectaculaire, avec un tumulte d’octaves, un tempo en suspension, une solennité, des accords brisés et une coda hallucinante de fougue. L’impeccable maîtrise de Beatrice Rana en fait un moment de grand piano. Après les aspects parfois excessifs que Chopin a insufflés aux trois premiers scherzos, le Quatrième de 1842 apparaît comme un basculement dans un univers de légèreté, de sérénité et de sobriété, où la suggestion semble dominer un chant qui, cette fois, se rassasie de sa propre souplesse. Beatrice Rana s’épanche en effusions mélodiques, comme si, chez elle, l’épreuve de la pandémie avait creusé le sillon d’un approfondissement qui prend son temps. Elle le concrétise par une réflexion finale, lorsqu’elle considère que ces scherzos, qu’elle a travaillés pendant cette période si particulière, étaient par leurs riches contrastes très proches du climat de ce moment particulier que nous avons vécu. 

C’est peut-être en cela que consiste le miracle de ce programme chopinien, qu’il faut considérer comme un évènement. Non seulement, il confirme le remarquable talent d’une artiste de haut niveau qui ne ressemble à aucun(e) autre -n’est-ce pas ainsi que Beatrice Rana conçoit sa singularité d’interprète ?-, mais il donne à l’auditeur la sensation d’une redécouverte de ces pages immortelles. Le résultat est transcendant, et la pianiste impose ce qu’elle appelle « mon » Chopin avec une incontestable réussite, devant laquelle on ne peut que s’incliner. Le premier rayon s’impose, bien évidemment…

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix   

 

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