Jean-Jacques Kantorow dirige Saint-Saëns

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Camille Saint-Saëns (1835-1921) : Symphonie en la majeur Ratner 158 ; Symphonie no 1 en mi bémol majeur Op. 2 ; Symphonie no 2 en la mineur Op. 55. Jean-Jacques Kantorow, Orchestre Philharmonique Royal de Liège. Avril & décembre 2019, octobre 2020. Livret en anglais, allemand et français. TT 75’38. SACD BIS -2460 

La longévité de Saint-Saëns rivalise avec sa précocité. Outre ses talents de pianiste prodige, il entreprit quelques tentatives symphoniques alors qu'il avait à peine treize ans (ébauche d'une partition en si bémol majeur). Bien qu'il vécût assez âgé pour disparaître après la Première Guerre mondiale, l’auteur de la célèbre Danse macabre s’ancre dans le milieu du XIXe siècle, notamment ses premiers opus orchestraux, contemporains de l’ultime décennie de Robert Schumann. Quatre de ses cinq symphonies furent achevées avant ses vingt-cinq ans !

Celle en La majeur date de 1850 et porte l’empreinte des maîtres classiques : Mozart, Haydn, Beethoven. Conçue comme un essai de jeunesse, elle ne fut publiée qu’en 1974, et enregistrée par Jean Martinon dont l’intégrale chez Emi (incluant les trois œuvres de ce disque mais aussi la Urbs Roma) fait figure d’étalon depuis près d’un demi-siècle. L’interprétation de Jean-Jacques Kantorow ne cherche pas à tricher et privilégie la fraîcheur, le primesaut (cette façon de lancer l’Allegro vivace à 1’47) sans vouloir imposer une maturité rétrospective. On apprécie la mobilité inculquée au Larghetto, même dans les épisodes grandiloquents. Cordes fuselées, vents agiles : la parure instrumentale décante l’idiome qui convient. Cette symphonie juvénile trouve ici sa version de référence. La discographie s’est montrée plus généreuse pour les opus 2 et 55 : Georges Prêtre (Erato), Marc Soustrot (Naxos), Thierry Fischer (Hyperion), Yoel Levi (Cascavelle) gravèrent les deux. On n’oubliera pas Eliahu Inbal à Francfort (Philips, août 1975), remarquablement structuré et éloquent : un témoignage que Pentatone a opportunément réédité en SACD.

La Philharmonie de Liège place haut la barre et remet les pendules à l’heure, proposant une lecture impétueuse et nettement tracée de la concise Symphonie no 2. Elle prodigue des couleurs délicates, qui subjuguent dans l’Adagio, par exemple le passage en ut dièse mineur (0’43) délicatement ciselé avec le cor anglais. Dans l’Introduction du premier mouvement, on discerne en toute transparence le timbre des bois dans la volute en ré mineur (0’19). Martinon reste certes inégalé pour la cohérence et le souffle qui imprègnent la forme. Le second thème en fa majeur (3’15) semble ici plus anodin, le Développement (3’56) un peu pressé pour suggérer l’élaboration motivique, victime de phrasés un peu absents ou distants. Toutefois l’élan emporte l’adhésion. Le Scherzo paraît aussi un peu plus mécanique qu’avec Martinon qui s’avérait plus spirituel. Le Trio (1’51) manque un brin d'humour, mais la seconde section (2’12) se voit finement galbée par les cordes graves. La lisibilité de la seconde section liminaire (0’43) permet de bien saisir les ingrédients mélodiques qui reparaîtront dans le Finale. Lequel précipite les pupitres belges à la limite de leur célérité, en testant le prestissimo prévu par la partition (noire pointée à 200). Bravo pour la prise de risque ! L’influx prime sur la densité du propos. Ce qui n’empêche pas de soigner les contrastes de tons, ainsi les accents rauques des cornistes pour la quatrième section du second thème (1’05), celui qui renvoie aux saltarelles de l'Italienne de Felix Mendelssohn. L’occasion de saluer un timbalier impeccable, dont les baguettes ponctuent avec soin, ici et tout au long du programme. À l’instar du premier mouvement, le Développement (1’56) se montre peut-être un peu trop schématique et survolé, mais nous conduit vers un Andantino chambriste (5’00) tendrement expressif. Dans l’ensemble, pour sa nervure, sa vigueur rythmique, la prestation émoustille. 

Celle de la Symphonie no 1 convainc tout autant et peut même s’applaudir comme ce qu’on a entendu de plus réussi au disque. Jean-Jacques Kantorow l’aborde avec davantage de retenue et d’ampleur que la no 2, grâce à des tempi similaires à ceux de Martinon. Dans le premier mouvement, une comparaison de détail révèle des mensurations similaires sauf dans la Coda, un peu plus enlevée pour gommer les excès d’académisme et de solennité que les critiques de l’époque reprochèrent à l’œuvre. Le façonnage que polissent les troupes wallonnes n’exclut pas l’émotion, ainsi la noblesse du second sujet en ut majeur (1’59) ou la transition en la bémol majeur (5’22) suivie d’un attendrissant duo entre hautbois et altos.
L’Adagio se voit aussi guidé à une allure proche de la phalange de l’ORTF, et même parfois un peu plus contemplatif ! Jean-Jacques Kantorow distille un songe coulant, diaphane (le dosage des harpes) mais non sirupeux. Entre scène d'amour (évoquant le Roméo et Juliette de Berlioz ) et féérie tchaïkovskienne, ce tableau s’empreint sous sa baguette d’une chaste élégance. L’univers du ballet s’invite encore dans la Marche-Scherzo, un sommet d’inspiration de Saint-Saëns. Dans ce cadre bucolique, Jean-Jacques Kantorow équilibre à merveille le langage néoclassique et la vision arcadienne. La chorégraphie se dessine sous l'empire du clair et du net (trompettes à 1’23) tout en conciliant des teintes choyées (flûtes à la tierce dans le passage en si mineur à 0’50). On savourera la délicieuse superposition flûte-clarinette-violons (2’42), ou l’idéalisation des musiques de chasse (cornistes « pavillon en l'air » à 3’16). Le pompiérisme guette l’écriture du Finale, qui gonfle l’effectif par clarinette basse, flûte piccolo, cornets à piston, saxhorns, trombones... À moins comme ici de l’aérer, l’alléger par une trame lumineuse qui l’éclaire de l’intérieur : la limpidité de l’orchestre liégeois resplendit. Même dans la Fugue (3’22) et sa strette (5'37), triomphante sans creux triomphalisme. 

Dans Saint-Saëns and his circle (Chapman and Hall, Londres, 1965, page 209), James Harding relatait une rencontre en 1913 entre le compositeur et le maestro Thomas Beecham qui venait de jouer en concert la « Symphonie avec orgue » et sollicitait un avis sur sa direction. Le vieux sage barbu répondit qu’il ne connaissait que deux catégories de chefs, ceux qui dirigent trop vite et ceux qui dirigent trop lentement ! Dans la Symphonie no 1, Jean-Jacques Kantorow atteint mieux qu’un consensus : un parfait épanouissement qui contredit la boutade de l’auteur et magnifie ses architectures. D’autant que la captation précise et spacieuse honore le label suédois. En cette année 2021 où l’on célèbre les cent ans de la disparition de Saint-Saëns, voilà un album à fêter et thésauriser. 

Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9 & 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

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