Eugen Jochum de Philips vers Decca Eloquence, 2de partie

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Eugen Jochum - Les enregistrements choraux chez Philips. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Messe en si mineur, BWV 232 ; Passion selon Saint Matthieu, BWV 244 ; Passion selon Saint Jean, BWV 245 ; Oratorio de Noël, BWV 248. Joseph Haydn (1732-1809) : Die Schöpfung (La Création), oratorio Hob. XXI:2. Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Missa Solemnis en ré majeur, op. 123. Rudolf Mengelberg (1892-1959) : Magnificat. Herman Krebbers, violon. Elly Ameling, Agnes Giebel, Lois Marshall, Hertha Töpper, soprano ; Brigitte Fassbaender, Marga Höffgen, Annie Woud, alto ; Ernst Haefliger, John van Kesteren, Waldemar Kmentt, Horst R. Laubenthal, Peter Pears, Alexander Young, ténor ; Walter Berry, Kim Borg, Hans Braun, Franz Crass, Gottlob Frick, Leo Ketelaars, Hermann Prey, Karl Ridderbusch, basse. Tölzer Knabenchor, Boys’ Chorus of St. Willibrord’s, Amsterdam, Netherlands Radio Chorus, Chor und Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, Concertgebouworkest Amsterdam, direction : Eugen Jochum. Enregistré entre le 26 avril 1952 et le 15 octobre 1972 à la Herkulessaal de Munich et la Grote Zaal du Concertgebouw d’Amsterdam. Édition 2021. Livret substantiel en anglais. 1 coffret 13 CD Decca « Eloquence » 4842000.

Après la publication du coffret Eugen Jochum - Les enregistrements orchestraux chez Philips, il était normal et nécessaire que Eloquence Australie le fasse bientôt suivre de Eugen Jochum - Les enregistrements choraux chez Philips, son complément évident. Précisons d’emblée que les heureux possesseurs du somptueux Eugen Jochum - Complete Recordings on Deutsche Grammophon Vol. 2 Opera and Choral Works (4798237) n’auront nul besoin du coffret sous rubrique, à moins qu’ils ne désirent absolument la seule œuvre manquante chez DG, mais ici présente : le court Magnificat de Rudolf Mengelberg (1892-1959) qui, curieusement, se trouve même déjà dans l’Eloquence Jochum orchestral (4840600).

Cela dit, le Magnificat de Rudolf Mengelberg (compositeur ami de Jochum et cousin au second degré du chef d’orchestre Willem) fut l’œuvre du premier enregistrement vocal avec l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, gravé le 26 avril 1952, dans laquelle on discerne déjà la personnalité religieuse, un rien mystique, du fervent catholique Eugen Jochum, soutenue par la voix exaltée de la superbe alto Annie Woud. Cette personnalité allait s’épanouir pleinement dans les chefs-d’œuvre éclatants de Bach, Haydn et Beethoven, véritables trésors de ce coffret.

Jochum était très à l’aise parmi les monuments du répertoire austro-allemand, apprécié pour sa flexibilité de tempo, tout en ayant une approche très rigoureuse et analytique de l’étude des partitions, et soucieuse de révéler la structure de la musique qu’il dirigeait. Bien qu’ils ne suivent pas les critères des interprétations dites « historiquement informées », ses enregistrements des œuvres de Bach ont mieux résisté au temps que ceux de beaucoup de ses proches contemporains, comme Karajan ou Klemperer, par sa compréhension du rythme de la danse, son sens du mouvement vers l’avant (si évident par exemple dans Bruckner), ce qui rend actuellement ses Bach toujours captivants. Ils ne rallieront certainement pas les tenants de l’archéologie musicale ou du purisme inconditionnel, mais en tout cas, ils s’imposent avec une force prodigieuse. Gardant ses distances à l’égard d’un certain romantisme heureusement dépassé, mais aussi à l’égard de conceptions outrancières diamétralement opposées, Eugen Jochum arrive le plus naturellement possible à un juste équilibre.

De l’approche historique, Jochum disait d’ailleurs : Je me rends compte qu’il y a beaucoup de spécialistes dans ce domaine, et ils savent comment tout doit aller d’un point de vue stylistique, mais certains d’entre eux ne parviennent pas à apporter la musique à la vie : leur approche est trop académique. Je ne pense pas que ce soit trop important si vous utilisez un grand ou un petit chœur, des instruments anciens ou nouveaux ; ce qu’ils doivent, c’est être vivants et dramatiques. L’expression est au cœur du problème. C’était aussi le credo de Furtwängler…

L’essentiel, c’est la puissante architecture de ces partitions, la justesse des accents et la vitalité des tempi, et quand on aura enfin épuisé les sujets de discussion relative à l’authenticité historique de telle ou telle réalisation, il restera de tout cela que les interprétations de Bach par Jochum sont d’une majestueuse beauté, d’une cohésion indéniable, d’une logique interne qui ne se dément jamais, et d’une richesse conforme à la splendeur du style baroque à son apogée.

Eugen Jochum aimait beaucoup la musique de Haydn (en témoigne éloquemment son admirable enregistrement des Symphonies Londoniennes chez DG), et particulièrement l’oratorio La Création qui a dû le séduire par son sentiment religieux spontané, vif et presque naïf. Il l’a souvent dirigé, notamment en juillet 1966 dans la belle Abbaye d’Ottobeuren si chère à son cœur (où il a d’ailleurs gravé une Symphonie n° 5 de Bruckner live inoubliable). La semaine précédant cette exécution, il en a réalisé l’enregistrement ici présent qui rivalise sans peine avec ceux contemporains de Karajan (DG, 1966-69) et Karl Münchinger (Decca, 1967) : tout y est clair, souple et nuancé ; il interprète les pages de tendre lyrisme de cette partition avec délicatesse, tandis que les grands ensembles de cet oratorio sont dirigés avec une fougue toujours contrôlée.

Quant à la Missa Solemnis en ré majeur, op. 123 de Beethoven, Jochum ne l’a enregistrée qu’en septembre 1970 avec l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, bien après Karajan (DG, 1966) et Klemperer (Warner, 1965) : il a pris le temps de mûrir l’œuvre, pour nous en livrer une version de toute beauté, digne complément de son admirable cycle des symphonies de Beethoven avec le même orchestre. À l’occasion de cet enregistrement, et pour le livret accompagnant le double album original LP, Eugen Jochum a écrit un court mais édifiant essai dans lequel il témoigne de son amour pour la musique de Beethoven dont il admire l’aptitude à exprimer toutes les émotions humaines : […] Ici se trouve la volonté de faire front aux aléas de son existence avec une indestructible foi dans cette dignité qui est l’essence même de l’Homme. Par le biais de la musique, tout ce qui touche au cœur de l’Homme devient langage : souffrance, solitude, mais surtout l’indicible douceur de la consolation ; la sérénité et l’extase poussées jusqu’au ravissement mystique. À mon sens, Beethoven est tout cela. Et cet enregistrement éblouissant et idéalement homogène en est le témoignage péremptoire : il suffit d’en écouter l’un des plus sublimes sommets : du Sanctus, le Praeludium et le Benedictus dans lequel le solo de violon extatique et d’une douceur veloutée et irréelle de Herman Krebbers (1923-2018) s’envole vers le ciel et plane à mille lieues au-dessus de ses concurrents des autres enregistrements, y compris Michel Schwalbé (celui d’Herbert von Karajan), pourtant déjà de très haut niveau !

Les divers chœurs et solistes dominent les multiples difficultés techniques de tous ces admirables chefs-d’œuvre ; parmi les solistes du chant, tous du plus haut niveau, méritent une mention particulière Agnes Giebel (soprano), Marga Höffgen (alto) et Ernst Haefliger (ténor), d’ailleurs très souvent sollicités par Eugen Jochum et bien d’autres chefs de l’époque ! Nous avons ainsi à notre disposition l’une des plus belles réalisations d’Éloquence Australie, d’autant plus que l’ingénieur du son maison Chris Bernauer a réalisé d’excellents transferts des bandes originales en les améliorant par rapport à ceux de Deutsche Grammophon : concernant La Création de Haydn, par exemple, les trois grandes parties de l’oratorio sont mieux disposées sur deux CDs, et certains bruits parasites dans les enregistrements originaux ont été supprimés.

Son : 9 - Livret : 10 - Répertoire : 9 - Interprétation : 9

Michel Tibbaut

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